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Edmond Jabès (source de l’image)

 

«J’ai fait le tour.
J’ai tourné sur moi-même sans trouver le repos.

S’adressant à moi, mes frères de race ont dit :
« Tu n’es pas Juif. Tu ne fréquentes pas la synagogue. »

M’adressant à mes frères de race, j’ai répondu:
« Je porte la synagogue dans mon sein. »

S’adressant à moi, mes frères de race ont dit:
« Tu n’es pas juif. Tu ne pries plus. »

M’adressant à mes frères de race, j’ai répondu
« La prière est ma colonne vertébrale et mon sang. »

S’adressant à moi, mes frères de race ont dit
« Les rabbins dont tu cites les paroles sont des charlatans. Ont-ils jamais existé? Et tu t’es nourri de leurs paroles impies. »

M’adressant à mes frères de race, j’ai répondu
« Les rabbins dont je cite les paroles sont les phares de ma mémoire. — On ne se souvient que de soi. — Et vous savez que l’âme a, pour pétale, une parole. »

S’adressant à moi, le plus ancien de mes frères m’a dit:
« Nos fêtes de Pourim ne sont plus les fêtes de ton carnaval et de tes douceurs. Pâque n’est plus l’anniversaire de ta halte dans le désert et de ton passage dans la mer. Yom Kippour n’est plus la journée de ton jeûne.
Et quelles significations ont, maintenant, pour toi, ces dates cochées dans notre calendrier?
Renié des tiens, volé de ton héritage, qui es-tu?
Tu es Juif pour les autres et si peu pour nous. »

M’adressant au plus ancien de mes frères de race, j’ai répondu:
« J’ai, du Juif, la blessure. J’ai été, comme toi, circoncis le huitième jour de ma naissance. Je suis Juif, comme toi, par chacune de mes blessures.
Mais un homme ne vaut pas un homme? »

S’adressant à moi, le plus pondéré de mes frères de race m’a dit:
« Ne faire aucune différence entre un Juif et celui qui ne l’est pas, n’est-ce pas déjà ne plus être Juif? »

S’adressant à moi, mes frères de race ont poursuivi:
« La fraternité ne consiste pas à se mettre dans la peau de son voisin; mais, à partir de ce qu’il est, le vouloir tel qu’il devrait être, tel que les textes saints exigent qu’il soit, même au risque de lui nuire.
Le critère est le but. Les plus imaginatifs sont les plus fraternels.
L’intransigeance du croyant est pareille à une lame de rasoir dont le souci est d’être tranchante. »

Et ils ont ajouté:
« La fraternité, c’est donner, donner, donner et tu ne pourras jamais donner que ce que tu es. »

Me frappant la poitrine avec mon poing, j’ai pensé
« Je ne suis rien.
J’ai la tête tranchée.
Mais un homme ne vaut pas un homme?
Et le décapité, le croyant? »»

Edmond Jabès, Le livre des questions, Gallimard L’imaginaire, p. 67 – 69