Préludes de la science. – Croyez-vous que les sciences auraient pu jamais se développer et grandir, si elles n’avaient eu pour avant-garde les magiciens, les alchimiste, les astrologues et les sorcières dont les promesses et les mirages devaient d’abord susciter la soif, la faim, l’agréable avant-goût des puissances cachées et interdites ? Ne voyez-vous pas qu’il a fallu que fût promis infiniment plus qu’il ne pouvait jamais être accompli, pour que seulement quelque chose pût s’accomplir dans le domaine de la connaissance ? – Et de même que tout ce qui ici nous apparaît à nous autres comme autant de préludes et d’exercices préparatoires de la science, et qui pourtant ne fut jamais ni exercé ni éprouvé comme tels, ainsi peut-être aux yeux d’une époque encore lointaine la totalité de la religion apparaîtra-t-elle en tant qu’exercice et prélude : il se pourrait qu’elle n’eût été autre chose que l’étrange moyen de permettre à quelques hommes particuliers de jouir de la condition divine qui est de se suffire à soi-même comme de la force de se racheter soi-même qui est propre à un dieu. Bien mieux – pourra-t-on se demander, en dehors de cette école et de cette préhistoire religieuses, l’homme aurait-il jamais appris à ressentir la faim et la soif de soi-même, et à trouver en soi-même le rassasiement et l’abondance ? Prométhée ne devait-il, par une sorte de délire, s’imaginer d’abord avoir dérobé la lumière, et devoir expier ce crime – pour enfin découvrir qu’il avait créé la lumière par son désir même de lumière, et que non seulement l’homme, mais aussi le dieu étaient l’œuvre de ses mains, de l’argile façonnée par ses mains ? Le tout rien que des images du créateur d’images ? – comme aussi le délire, le vol, le Caucase, le vautour et toute la tragique Prometheia de tous les chercheurs de la connaissance ?
F. Nietzsche, Le Gai savoir, §. 300
trad. P. Klossowski
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« […] en considérant sous le point de vue pratique la nature des recherches qui occupent primitivement l’esprit humain […] elles offrent à l’homme l’attrait si énergique d’un empire illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des relations intimes et continues avec notre existence. Or, ces espérances chimériques, ces idées exagérées de l’importance de l’homme dans l’univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à l’origine, un stimulant indispensable, sans lequel on ne pourrait certainement concevoir que l’esprit humain se fût déterminé primitivement à de pénibles travaux.
Nous sommes aujourd’hui tellement éloignés de ces dispositions premières, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de considérations semblables. La raison humaine est maintenant assez mûre pour que nous entreprenions de laborieuses recherches scientifiques, sans avoir en vue aucun but étranger capable d’agir fortement sur l’imagination, comme celui que se proposaient les astrologues ou les alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir de confirmer ou d’infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être ainsi dans l’enfance de l’esprit humain. Sans les attrayantes chimères de l’astrologie, sans les énergiques déceptions de l’alchimie, par exemple, où aurions-nous puisé la constance et l’ardeur nécessaires pour recueillir les longues suites d’observations et d’expériences qui ont, plus tard, servi de fondement aux premières théories positives de l’une et l’autre classe de phénomènes?
Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement sentie depuis long-temps par Képler, pour l’astronomie, et justement appréciée de nos jours par Berthollet, pour la chimie.
On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philosophie positive est le véritable état définitif de l’intelligence humaine, celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n’en a pas moins dû nécessairement employer d’abord, et pendant une longue suite de siècles, soit comme méthode, soit comme doctrine provisoires, la philosophie théologique; philosophie dont le caractère est d’être spontanée, et, par cela même, la seule possible à l’origine, la seule aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant. »
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Première leçon