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L’esthétique classique selon Cassirer (3)

04 vendredi Mar 2022

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classicisme, esthétique, Gotthold Ephraim Lessing, universalisme

Dernier extrait des considérations de Cassirer sur le classicisme français. Où l’on retrouvera Lessing précédemment évoqué à propos de la philosophie de la religion, ainsi que le problème du « faux universalisme ».

*

« Les faiblesses de cette théorie sont bien visibles. Pourtant, ce n’est point tant aux déficiences de principes que se rattache d’abord le développement ultérieur de l’esthétique. Les déficiences d’exécution, celles qui sont apparues lors de l’application des principes classiques à la considération de genres artistiques et d’œuvres particulières, ont pesé plus lourd. Si paradoxale que puisse apparaître cette idée, on peut affirmer à ce propos que l’une des faiblesses essentielles de la doctrine classique n’est pas d’avoir poussé trop loin l’abstraction mais de ne pas s’y être attachée avec assez de constance. Un peu partout, en effet, se mêlent, dans l’établissement et la défense de la théorie, des motivations qui, loin de se tirer logiquement de ses principes généraux et de ses présup­positions, proviennent du contexte particulier de cette problématique, de la structure intellectuelle historique du XVIIe siècle. Ces motivations se glissent dans le travail des plus éminents théoriciens à leur insu et les condui­sent à s’écarter de leur but purement spéculatif. L’illus­tration la plus claire de cette situation, nous la trouvons dans la controverse qui a si souvent passé pour le cœur même de toute l’esthétique classique, puisqu’il semble que cette esthétique ne soit concrètement mise à l’épreuve qu’à propos de la doctrine des trois unités et que son destin philosophique et théorique y soit attaché. Et pourtant, il s’avère que cette doctrine, justement, n’a pas été créée par l’esthétique du classicisme, qu’elle l’a précédée au contraire et s’est trouvée simplement imbriquée dans le système. Et cette insertion n’a jamais produit une justification vraiment convaincante. Annon­çant la doctrine des unités, Boileau parle sans doute en législateur de la raison et au nom de la raison.

Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

Cependant, cette application de la doctrine, mesurée au canon de la pure logique, recèle une évidente subrep­tion : à l’idéal de la raison qu’il soutient partout ailleurs, Boileau substitue ici une mesure purement empirique. A ce point, l’esthétique classique s’écarte nettement de sa conception scientifique de la « raison universelle » pour glisser sur la voie d’une philosophie du common sense. Au lieu de la vérité, elle en appelle à la vraisemblance, et encore en un sens étroit, n’ayant qu’une valeur de fait. Une telle valorisation du simple fait est cependant in­compatible fondamentalement avec les principes vérita­bles les plus profonds de la théorie classique. Ce n’est évidemment pas un argument satisfaisant pour justifier la nécessité absolue de l’unité de lieu et de temps que d’en référer au spectateur pour qui il serait absurde de voir se passer au cours de quelques heures des évé­nements remplissant une année, ou une dizaine d’an­nées. Car, justement, l’esthétique classique elle-même, conformément à sa tendance générale, nous avait tou­jours mis en garde contre la confusion de ce qui est vrai et valable « par la nature de la chose » et de ce qui semble valable à un individu, de son point de vue particulier. Elle exigeait de l’individu, en tant que sujet esthétique, qu’il oubliât son tempérament particulier, son « idiosyn­crasie », pour ne laisser parler que la pure nécessité de l’objet. N’est-ce point porter atteinte à cette exigence, n’est-ce point mettre en cause le caractère strictement « impersonnel » de la raison tel qu’il est partout affirmé par les théoriciens du classicisme que de prendre pour mesure du drame les conditions de hasard dans lesquelles se trouve le spectateur et de les élever au rang de norme de la création ? Et ce trait n’est pas unique : il est simplement le symptôme le plus frappant de ce dépla­cement caractéristique des motivations que nous rencon­trons partout, jusque chez les tenants du strict classi­cisme. Tous s’efforcent à la simplicité, à la justesse, au simple « naturel » de l’expression mais ils empruntent la mesure du naturel, sans aucune hésitation ni scrupule, au monde dans lequel ils vivent, ils le fondent sur ce que leur apportent l’environnement immédiat, l’habitude et la tradition. Ici brusquement, la puissance d’abstraction dont sont doués les fondateurs de la doctrine classique commence à leur faire défaut : au lieu de la réflexion critique survient une crédulité naïve, une vénération pour toutes les données purement empiriques de la culture intellectuelle et artistique du XVIIe siècle. Cette contrainte pèse d’autant plus lourdement sur tel ou tel penseur qu’elle est moins consciente. Boileau ne pose pas seulement l’équivalence de la « nature » et de la « raison » : il va jusqu’à identifier en outre la nature proprement dite avec un certain état de civilisation. Et il n’est possible de parvenir à cet état qu’en cultivant les formes que la vie sociale a créées et qu’elle a portées à un si haut degré de raffinement. Désormais, comme tout à l’heure la raison et la nature, la cour et la ville sont élevées au rang de modèle et d’idéal esthétique. « Étudiez la cour et connaissez la ville ; l’une et l’autre est toujours en modèles fertile. » Subrepticement, les convenances se glissent ainsi à la place de la nature, les conventions à la place de la vérité. Le théâtre, d’abord, où se révèlent la forme et la fleur de la plus noble sociabilité, ne saurait s’écarter de ce cadre. Nulle part les préceptes de la raison ne sont plus sévères et nulle part, du reste, le poète ne doit les observer avec autant de rigueur et de scrupule de crainte d’aller contre les fins essentielles du théâtre. C’est pourquoi Boileau place ici l’ exactitude de la règle à laquelle doit se soumettre la poésie dramatique sur le même plan que son étroitesse au point de traiter exactitude et étroitesse presque comme des synonymes :

Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;
C’est assez qu’en courant la fiction amuse ;
Trop de rigueur alors seroit hors de saison :
Mais la scène demande une exacte raison
L’étroite bienséance y veut être gardée.

Par cette dernière équivalence, la doctrine classique a finalement changé ses idéaux esthétiques en certains idéaux sociologiques auxquels elle les a attachés.

On traitait, dit Goethe, dans les Remarques à sa traduction du Neveu de Rameau, les divers genres poétiques comme autant de sociétés dans lesquelles convient un comportement particulier… Le Français ne craint nullement de parler de convenances en jugeant des produits de l’esprit, mot qui ne peut représenter à vrai dire que ce qui se fait en société.

Et c’est exactement en ce point qu’il faut voir l’origine du mouvement d’idées qui aboutira finalement à la dissolution et à la défaite des théories classiques. Sans doute, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ces théo­ries règnent-elles encore presque sans conteste. Voltaire est un esprit trop pénétrant et trop critique pour ne pas y apercevoir quelques faiblesses mais il est d’autre part empli d’une trop grande admiration pour le « Siècle de Louis XIV », dont il devient le premier historiographe, pour se soustraire à ses strictes exigences en matière de goût. Il ne manque pas, toutefois, dans ses accès de scepticisme et de pessimisme, de critiquer la culture de son temps et il cherche, dans le conte de L’Ingénu, à opposer à cette culture corrompue le miroir de la nature, la simplicité et la candeur de la pensée, l’innocence des mœurs. Mais justement la manière dont il présente son héros montre fort clairement combien il est redevable à son siècle de cet idéal même de la nature, comme il y tient de toutes parts : le simple enfant de la nature dont il veut nous faire le portrait est bien loin, en effet, de toute rudesse et de toute barbarie. Non seulement il montre la plus grande délicatesse et les égards de la civilisation mais il va jusqu’à parler la langue de la galanterie. Voltaire, donc, en tant qu’esthéticien, consi­dère que le goût raffiné, véritable, est fondé sur l’instinct de sociabilité de l’homme et qu’il ne peut naître — c’est la thèse de l’Essai sur le goût — que dans le cadre de la vie sociale. Jamais, avant Rousseau, le social et le naturel n’ont été rigoureusement distingués dans la culture française du siècle. On honore la nature, on lui voue une passion enthousiaste, mais on glisse dans le tableau qu’on se fait de la « belle nature » tous les traits de la convention. Diderot est le premier en France qui ait osé ébranler cette convention. Dans ses œuvres se fait jour un nouveau pathos révolutionnaire mais, dans son action immédiate de critique et d’écrivain, en particulier dans son œuvre de poète dramatique, il n’ose pas plus que les autres rompre les chaînes.

Deutsches Textarchiv – [Lessing, Gotthold Ephraim]: Hamburgische Dramaturgie.  Bd. 2. Hamburg u. a., [1769].

Lessing a seul franchi le pas vraiment décisif, dans la Dramaturgie de Ham­bourg, et tiré les dernières conséquences. Il dénonce la confusion indéfendable et funeste qui s’était produite en France, dans le drame et dans la théorie dramatique, entre les exigences de la pure « raison » esthétique et les exigences purement conventionnelles, liées à l’époque et sans portée générale. Et il poursuit une sélection sévère et inexorable, excluant du champ des normes esthétique du classicisme tout ce qui tire son origine, non de la vérité et de la nature, mais seulement des illusions dont toute époque, si brillante qu’elle soit, fait parade. Ces illusions ne peuvent produire aucune forme artistique véritable, ni aucun caractère dramatique authentique. Seule la baguette magique du génie poétique, jamais les règles de convenance d’une école esthétique, peut réussir une telle création : « Quand la pompe et l’étiquette font des hommes des machines, c’est la tâche du poète de faire de ces machines de nouveau des hommes. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 369 – 373

 

L’esthétique classique selon Cassirer (2)

23 mercredi Fév 2022

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classicisme, Ernst Cassirer, esthétique, Nicolas Boileau

« L’esthétique classique […] se trouvait évidemment, dans l’accomplissement de sa prise de conscience intellectuelle, devant une tâche nouvelle et plus difficile puisqu’en dépit de toutes les limitations et restrictions dont l’« imagination » avait été l’objet dans le domaine de la connaissance pure, il aurait été bien contestable et paradoxal au départ de lui interdire le seuil de la théorie de l’art. Un tel ostracisme n’équivau­drait-il pas à une véritable négation de l’art ? Une telle révolution dans la contemplation de l’objet d’art ne détruirait-elle pas cet objet même et ne le dépouillerait-elle pas de son vrai sens ? En vérité, la théorie classique, si nettement qu’elle refusât de fonder l’art sur l’imagina­tion, n’est nullement restée aveugle à la spécificité de l’imaginaire, insensible à son attrait et à son charme. Déjà la tradition, la vénération de l’Antiquité imposaient dès le départ certaines limites. Cette tradition exigeait, pour que l’œuvre d’art s’accomplît, l’union d’une forma­tion pratique sévère et d’une disposition innée, d’un ingenium qui ne se peut acquérir mais doit être présent et actif dès l’origine, comme don de la nature. Ego nec studium sine divite vena nec rude quid possit, video inge­nium : alterius sic altera poscit opem res et conjurat amice. C’est sur une paraphrase de ces paroles d’Horace que s’ouvre l’Art poétique de Boileau :

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur :
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif,
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.

La formule garde ici toute sa force : le vrai poète doit être né poète. Mais ce qui vaut du poète ne vaut pas forcément au plein sens de la poésie. Car une chose est l’ impulsion qui suscite le processus créateur, le soutient sans cesse et lui donne son essor, autre chose est l’œuvre qui en est le fruit. Une œuvre digne de ce nom, créature autonome possédant vérité et perfection objective, doit se dépouiller, dans sa pure essence et sa consistance, des forces subjectives qui étaient indispensables à sa genèse. Il est alors possible et nécessaire de couper tous les ponts qui la ramèneraient au monde où se forgent les fictions, car la loi qui gouverne l’œuvre d’art comme telle n’est pas un produit de l’imagination, c’est une loi effective, que l’artiste n’a pas à inventer mais à découvrir, qu’il doit emprunter de la nature des choses. Le total de ces  lois effectives n’est autre, selon Boileau, que la « raison » : c’est en ce sens qu’il ordonne au poète d’aimer la raison. Le poète ne doit rechercher ni la pompe extérieure ni le faux ornement, il doit se contenter de ce que l’objet même lui apporte. Il doit le prendre dans sa simple vérité et se persuader de surplus qu’il accomplit ainsi tous ses devoirs au service suprême de la beauté. Car la beauté ne se laisse approcher que sur la voie de la vérité et cette voie exige qu’on n’en reste pas à l’aspect extérieur des choses, à l’impression qu’elles font sur les sens et la sensibilité, mais qu’on fasse soigneusement la part entre l’« essence » et l’« apparence ». Nous ne saurions connaître l’objet de la nature pour ce qu’il est sans opérer une sélection sévère parmi les phénomènes qui nous assaillent sans cesse, sans distinguer entre le variable et le constant, entre le contingent et le nécessaire, entre ce qui vaut pour nous seuls et ce qui est fondé dans la chose même : il n’en va pas autrement pour l’objet de l’art, il n’est pas davantage donné et connu dans l’absolu, il doit être déterminé et saisi par un processus sélectif du même ordre. L’esthétique classique s’est laissé égarer — par des imitateurs de second ordre, il est vrai, non par des esprits vraiment créateurs — jusqu’à vouloir établir des règles déterminées pour la production d’œuvres d’art. Mais si elle prétend bien diriger ce processus sélectif, le rationaliser et le contrôler en fonction de critères fixes, elle ne songe nullement à enseigner directement la vérité artistique : elle croit pouvoir préserver de l’erreur et établir les critères de l’erreur. Ici encore, elle révèle sa parenté avec la doctrine cartésienne de la connaissance en se gouvernant selon le principe méthodique que nous ne pouvons atteindre à la certitude philosophique que par une vole médiate : en inspectant les diverses sources de l’erreur, afin de les surmonter et de les éliminer. C’est en ce sens que pour Boileau la beauté de l’expression poétique coïncide avec la justesse du terme « propre » ; ce concept de « propriété » est au centre de toute son esthétique. Il combat aussi bien le burlesque que le style précieux et affecté parce qu’ils s’écartent tous les deux, en des sens différents, de cet idéal. Et le mérite suprême, voire le seul, auquel il veuille bien prétendre pour sa propre poésie et qu’elle est constamment restée fidèle à ce principe, qu’elle ne frappe pas le lecteur par des attraits superficiels mais par la simple clarté de la pensée, par l’économie et le choix réfléchi de l’expression :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner par-tout, et même dans la fable ;
De toute fiction l’adroite fausseté
Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité.
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ?
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
Soient toujours à l’oreille également heureux ;
Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure
Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure :
Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Par-tout se montre aux yeux, et va saisir le cœur ;
Que le mal et le bien y sont prisés au juste ;
Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste ;
Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs, qu’à soi-même il n’ait dit.
Ma pensée au grand jour par-tout s’offre et s’expose
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

L'Art poétique — Wikipédia

[…]

Boileau s’efforce, dans l’Art poétique, à une théorie générale des genres poétiques, tout comme le géomètre à une théorie générale des courbes. Il veut mettre sur pied le « possible » à partir de la multiplicité des objets réels, comme le mathématicien veut apercevoir le cercle, l’el­lipse, la parabole dans leur « possibilité », à savoir : la loi de construction qui les fonde. Tragédie et comédie, élégie et épopée, satire et épigramme, tous ces genres possèdent leur propre loi de construction bien détermi­née, que nulle création individuelle n’est autorisée à bousculer, dont elle ne peut s’écarter sans heurter la « nature » elle-même et perdre ses titres à la vérité artistique. Boileau cherche à dégager ces lois implicites, fondées sur la nature des divers genres poétiques, respec­tées depuis toujours inconsciemment dans la pratique de l’art, pour les porter à la connaissance claire et distincte. Il veut les énoncer et les formuler explicitement, à la manière de l’analyse mathématique qui permet une telle formulation, une expression du contenu propre et de la structure fondamentale correspondant à telle et telle classe de figures. C’est pourquoi le genre lui-même n’est pas pour lui quelque chose que l’artiste devrait élaborer, pas davantage un moyen et un instrument de création dont il pourrait à son gré se saisir ou se défaire mais au contraire quelque chose de donné comme tel et d’intrin­sèquement nécessaire. Les genres et les espèces de l’art ne se comportent pas en cela autrement que les choses de la nature : ils possèdent pareillement immutabilité, stabilité, forme et destination spécifiques, auxquelles rien ne se peut ni ajouter ni retrancher. L’esthéticien n’est pas plus le législateur de l’art que le mathématicien et le physicien ne sont les législateurs de la nature. Ni les uns ni les autres n’ordonnent ni ne régissent : ils ne font qu’établir ce qui « est ». Et ce n’est point un obstacle pour le génie que d’être lié et, en quelque sorte, asservi à cette réalité objective, mais au contraire une garantie contre l’arbitraire et la certitude de s’élever à la seule forme possible et véritable de liberté artistique. Même pour le génie, il existe certaines bornes infranchissables, tant du côté des sujets artistiques que du côté des genres artistiques : il n’est pas question de traiter n’importe quel sujet dans n’importe quel genre ; la structure même du genre accomplit déjà d’elle-même un certain choix dans les matières à traiter, excluant tout ce qui ne se prête pas au seul mode de traitement qu’elle agrée. L’artiste doit donc chercher ailleurs sa liberté de mouvement : non dans le contenu comme tel qui, dans une large mesure, est fixé et organisé d’avance mais dans la direction de l’ expression et de la présentation. C’est dans l’expression seule que se fait connaître ce qu’on nomme communé­ment l’« originalité ». C’est là que l’artiste va mettre en œuvre ses facultés individuelles : parmi les diverses expressions possibles d’un seul et même sujet, l’artiste véritable donnera toujours sa préférence à celle qui surpasse les autres en sûreté et en fidélité, en clarté et en force. Il ne va pourtant pas rechercher la nouveauté pour elle-même et à tout prix mais simplement ce qu’il faut de nouveauté pour répondre au besoin de simplicité, de concision, de frappante brièveté dans une mesure encore jamais atteinte. Une pensée nouvelle, dit Boileau quel­que part, n’est nullement une pensée qui n’a encore jamais été pensée : « C’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » Dans cette formule, il est vrai, se cache un nouvel obstacle : une fois atteinte cette adéqua­tion parfaite entre le sujet et l’expression, l’art est parvenu à un but qu’il n’y a plus nécessité ni possibilité de dépasser. Le progrès n’est pas un progressus in indefi­nitum, il fait halte à un certain niveau de perfection. Toute perfection artistique signifie du même coup un non plus ultra, une limite de l’art.

Nicolas Boileau — Wikipédia

Le Siècle de Louis XIV de Voltaire est un nouvel exemple de cette coïncidence classique, dans certaines formes d’art, de la perfection intérieure et de la fin dans le temps. Ici encore se manifeste l’analogie qu’admet la théorie entre les pro­blèmes artistiques et scientifiques et qu’elle tente de poursuivre dans le détail. Condillac voyait le lien unis­sant l’art et la science dans leur commune relation au langage. Ils sont deux niveaux et deux directions diffé­rentes d’une seule et même fonction intellectuelle qui s’exprime dans la création et l’usage des signes. L’art, comme la science, met les « signes » des objets à la place des objets, et il ne se distingue d’elle que par l’usage qu’il en fait’. L’avantage des signes scientifiques, justement, sur ceux du langage usuel, sur les simples mots, est d’être beaucoup mieux définis, de tendre vers une expression parfaite et univoque. C’est bien là leur but ; mais par là même s’introduit une limitation immanente. La théorie scientifique peut bien sans doute désigner un seul et même objet par divers symboles — le géomètre, par exemple, peut exprimer l’équation d’une courbe, d’abord en coordonnées cartésiennes, puis en coordon­nées polaires. Mais l’une de ces expressions l’emportera finalement en perfection relative parce qu’elle conduit, pour l’objet dont il s’agit, à la formule la plus simple. Cette même « simplicité » est élevée par la théorie classique au rang d’un idéal : la simplicité vaut comme corollaire de la vraie beauté comme elle est le corollaire et le critère de la vérité.

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 360 – 368

Faut-il prendre sur les œuvres le point de vue de l’artiste ?

07 vendredi Juin 2019

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esthétique, Jean-Marie Schaeffer, Nietzsche

« On a coutume de rendre gloire à Nietzsche d’avoir montré que la pulsion créatrice de l’artiste n’a rien à voir avec le « désintéressement esthétique » : relevant d’une forme particulière de la volonté de puissance, l’activité du créateur serait au contraire éminemment intéressée.  Le désintéressement esthétique serait simplement l’expression de l’impuissance créatrice du « philistin », capable uniquement d’une délectation passive. La doctrine esthétique (sous-entendu : l’esthétique kantienne) quant à elle ne serait que la sublimation théorique de cette impuissance créatrice. De là on conclut généralement que le « véritable » amateur d’art doit se mettre du côté de l’artiste et donc se défaire du point de vue esthétique — conception qui, dans le domaine du discours théorique, se traduit par la thèse selon laquelle la problématique esthétique doit être placée sous la juridiction de la théorie de l’art.

Cet impératif a eu des conséquences importantes sur notre manière de concevoir notre rapport à l’art et plus généralement sur notre façon de délimiter le champ objectal des conduites esthétiques. Mais au vu de l’analyse de la conduite esthétique menée ici, elle est tout bonnement fausse.

Partons de la conclusion qu’on en tire le plus communément, à savoir que l’amateur d’art devrait endosser le point de vue de l’artiste Ce dont il s’agit, ce n’est pas de la demande raisonnable (bien que largement superfétatoire) que nous appréhendions l’oeuvre en tant qu’objet intentionnel, mais de l’exigence que nous réglions l’ensemble de nos rapports à l’oeuvre (et notamment son appréciation) sur ceux que le créateur avait entretenus avec elle. Cette conception se présente sous eux formulations ; au niveau du discours critique, elle prétend que dans l’éventualité d’un conflit entre le créateur et le récepteur c’est par principe le premier « qui a raison » ; au niveau du discours théorique, elle prétend que la seule posture « existentielle » pertinente face à l’œuvre est celle de l’acte créateur.

La question de savoir s’il convient ou non d’adopter le principe critique en question ne saurait évidemment trouver de réponse ici : chacun devra la résoudre pour lui- même. Qu’on me permette cependant de donner mon sentiment personnel : même si l’abolition de la distance entre attitude créatrice et attitude réceptrice était possible, il n’est pas sûr qu’il faudrait s’en féliciter. L’histoire nous apprend en effet à satiété que la différence — qui peut aller jusqu’à la tension — entre création et réception est un facteur indissociable de l’évolution artistique.  La raison en est banale : dans la mesure où les activités artistiques ne sont pas autarciques et que les œuvres s’adressent à un « public », il ne suffit jamais qu’une œuvre satisfasse son créateur ; qu’on le regrette ou non, il faut toujours aussi qu’elle satisfasse des récepteurs (c’est-à-dire, selon les cas, un commanditaire, un client, un public…). Or, de même qu’il n’existe pas d’harmonie pré-établie entre les jugements esthétiques, il n’en existe pas non plus entre l’intérêt créateur de l’artiste et ce que recherchent les récepteurs de l’œuvre. Décréter que dans l’éventualité d’une tension entre la « pulsion » artistique et la « pulsion » des consommateurs, c’est par principe l’artiste qui a raison — c’est-à-dire que si l’œuvre ne rencontre pas son public c’est que celui-ci n’est pas à la hauteur et doit par conséquent être « éduqué » — n’est donc qu’une option parmi d’autres.  Pour ma part, il me semble tout au contraire que ce qu’on peut souhaiter de mieux à l’art c’est que tout Wagner trouve son Hanslick. D’ailleurs ceux qui adoptent l’axiome en question ne l’appliquent jamais à l’art comme tel, mais uniquement aux œuvres qu’ils valorisent. Autrement dit, le conflit entre ceux qui sont solidaires d’un artiste et ceux qui rejettent ses œuvres n’est pas un conflit entre artistes et récepteurs : il est toujours interne à la communauté des récepteurs.

Si on interprète l’exigence en question comme un principe théorique, il s’agit en réalité d’une tentative de dénégation de la distinction irréductible qu’il y a entre la relation que l’artiste créateur entretient avec son travail et l’attitude que le récepteur est susceptible d’adopter face aux œuvres. C’est une dénégation, car créer une oeuvre est une activité fort différente de celle qui consiste à l’appréhender une fois qu’elle est créée. Pour pouvoir accéder au rapport artistique à l’art, il ne sert à rien de décréter que c’est la seule relation valide aux œuvres. Il n’existe qu’une seule façon qui permette de vivre l’art à travers la perspective de l’artiste c’est de créer une œuvre. La constatation est triviale : à partir du moment où notre activité consiste à appréhender les oeuvres créées, nous nous situons fatalement du côté de la réception et non pas de celui de la création. Nous pouvons certes toujours nous « identifier » à la figure de l’artiste, mais comme toute identification celle-ci restera de l’ordre d’une fiction : vouloir mimer la posture de l’artiste revient à méconnaître notre positionnement effectif par rapport aux oeuvres.

L’idée même que les situations de conflit entre artiste et public puissent être décrites en se demandant qui a raison et qui a tort, est d’ailleurs saugrenue : dans le contexte d’une relation contractuelle telle celle qui lie l’artiste à son public, la question pertinente du point de vue de l’analyse des faits n’est tout simplement pas de savoir qui a raison et qui a tort (à moins qu’on n’admette la fiction d’un tribunal de l’histoire), mais plutôt comment les deux pôles se rapportent effectivement l’un à l’autre. Rappelons que la conduite esthétique n’est pas une contemplation passive mais une activité. Il en découle que l’opposition entre l’artistique et l’esthétique n’est pas celle entre un pôle actif et un pôle passif mais celle entre deux activités différentes : une activité créatrice et une activité cognitive. Et si l’on tient absolument à être nietzschéen, autant l’être jusqu’au bout : si l’activité artistique est une expression de la volonté de puissance en tant que volonté de faire, alors l’activité esthétique est une expression de cette même volonté de puissance, mais en tant que modalité spécifique de la volonté de savoir. Cela nécessite évidemment qu’on se débarrasse du mythe de désintéressement de l’ « attitude » esthétique que les dénonciateurs de l’esthétique ne font que reconduire : si la distinction entre le pôle de l’artiste et celui du récepteur est aussi toujours le lieu de tensions potentielles, ce n’est pas parce que la pulsion active de l’artiste serait contrecarrée par une résistance passive, « réactive » du récepteur, mais parce que l’oeuvre est le point de rencontre entre deux activités différentes qui poursuivent des « intérêts » propres dont rien n’exige qu’ils coïncident. La distinction n’est pas entre une activité intéressée et une contemplation désintéressée, mais entre deux activités intéressées et statutairement différentes.

Bien entendu, la réception esthétique n’est pas l’unique attitude possible face à une œuvre d’art : mais quelle que soit la fonction que remplit une œuvre, quelle que soit l’attitude que nous adoptions à son égard, la distance entre création et réception est irréductible : vouloir réduire l’esthétique à l’artistique n’est qu’une tentative (vouée à l’échec) de nier cette différence qui fait de l’art une réalité sociale plutôt qu’une activité solipsiste. »

Jean-Marie SCHAEFFER, Les célibataires de l’art, Gallimard 1996, p. 347-351

Génie du paganisme

21 dimanche Avr 2019

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christianisme, Denis Diderot, esthétique, paganisme, sexualité

En contrepoint de l’extrait du salon de 1767 que je citais dimanche denier, je vous propose un autre texte de Diderot qui invoque, de nouveau, les fesses et les tétons de la Vierge.  L’hétérogénéité esthétique du christianisme et du paganisme qu’établissait le deuxième extrait cité la semaine dernière est ici présupposée. Le propos de Diderot est ici d’affirmer la supériorité esthétique du paganisme qui permet de lier spiritualité et sensualité.

« Si notre religion n’était pas une triste et plate métaphysique ; si nos peintres et nos statuaires étaient des hommes à comparer aux peintres et aux statuaires anciens (j’entends les bons ; car vraisemblablement ils en ont eu de mauvais, et plus que nous, comme l’Italie est le lieu où l’on fait le plus de bonne et de mauvaise musique) ; si nos prêtres n’étaient pas de stupides bigots ; si cet abominable christianisme ne s’était pas établi par le meurtre et par le sang ; si les joies de notre paradis ne se réduisaient pas à une impertinente vision béatifique de je ne sais quoi, qu’on ne comprend ni n’entend ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents ; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocité, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie ; si tous nos saints et nos saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez, si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation ; si la vierge Marie avait été la mère du plaisir, ou bien, mère de Dieu, si c’eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses, qui eussent attiré l’Esprit–Saint sur elle, et que cela fût écrit dans le livre de son histoire ; si l’ange Gabriel y était vanté par ses belles épaules ; si la Madeleine avait eu quelque aventure galante avec le Christ ; si, aux noces de Cana, le Christ entre deux vins, un peu non–conformiste, eût parcouru la gorge d’une des filles de noce et les fesses de saint Jean, incertain s’il resterait fidèle ou non à l’apôtre au menton ombragé d’un duvet léger : vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires ; de quel ton nous parlerions de ces charmes, qui joueraient un si grand et si merveilleux rôle dans l’histoire de notre religion et de notre Dieu ; et de quel œil nous regarderions la beauté à laquelle nous devrions la naissance, l’incarnation du Sauveur, et la grâce de notre rédemption.

Nous nous servons cependant encore des expressions de charmes divins, de beauté divine : mais, sans quelque reste de paganisme, que l’habitude avec les anciens poètes entretient dans nos cerveaux poétiques, cela serait froid et vide de sens. »

Denis Diderot, Essai sur la peinture

Comparaison est-elle raison ?

24 dimanche Fév 2019

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comparaison, David Hume, esthétique, Goethe

Et si nous comparions les thèses de Goethe et Hume quant au rôle des comparaisons en matière esthétique.

« Il est impossible de persévérer dans la pratique de la contemplation de quelque ordre de beauté que ce soit, sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les divers degrés et genres de perfection, et sans estimer l’importance relative des uns par rapport aux autres. Un homme qui n’a eu aucune possibilité de comparer les différentes sortes de beauté n’a absolument aucune qualification pour donner son opinion sur un objet qui lui est présenté. C’est seulement par comparaison que nous fixons les épithètes de louange, ou de blâme, et apprenons à assigner le juste degré de l’un ou de l’autre. Le plus grossier des barbouillages comporte un certain lustre de couleurs, et une exactitude d’imagination, qui sont en tant que tels, des beautés, et affecteraient de la plus grande admiration l’esprit d’un paysan ou d’un Indien. Les ballades les plus vulgaires ne sont pas entièrement dépourvues d’harmonie, ni de naturel, et personne, si ce n’est un homme familiarisé avec des beautés supérieures, n’énoncerait que leurs rythmes sont désagréables, ou que les histoires qu’elles content sont sans intérêt. Une grande infériorité de beauté donne du déplaisir à une personne accoutumée aux plus grandes perfections dans ce genre, et elle est considérée pour cette raison comme une laideur, de même que nous supposons naturellement que l’objet le plus fini que nous connaissions atteint le summum de la perfection, et qu’il mérite les plus grands applaudissements. Quelqu’un d’accoutumé à voir, à examiner et à peser la valeur des réalisations de diverses sortes qui ont été admirées dans des époques et des nations différentes, est seul habilité à juger des mérites d’une œuvre qu’on lui présente, et à lui assigner le rang qui lui revient parmi les productions du génie. »

David Hume, De la norme du goût

« À la question de savoir si, face à des œuvres d’art, il faut recourir à des comparaisons, nous aimerions apporter la réponse suivante : le connaisseur cultivé pourra comparer ; il perçoit en effet l’idée, il a saisi le concept de ce qui peut et doit être produit; pour l’amateur en train de se former, il est plus profitable de ne pas comparer mais de considérer isolément chaque mérite : ainsi se formera peu à peu chez lui le sens de l’universel. Pour qui n’est pas un connaisseur, faire des comparaisons n’est qu’une façon commode de se dispenser de tout jugement. »

Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et réflexions, §. 783

Calembour et lieu de mémoire

20 lundi Août 2018

Posted by patertaciturnus in Choses vues ou entendues

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coiffeurs, esthétique, jeux de mots, made in Normandy

On connait la propension des coiffeurs à recourir à des jeux de mots sur les enseignes de leurs salons et on trouve aisément des anthologies dédiées à ce genre artistique émergent. Qui entreprend de juger en esthète de ces œuvres de l’esprit ne peut que reconnaître une force supérieure à celles qui témoignent du sens de la nécessité en art : les enseignes qui ne peuvent qu’être ici et non ailleurs. Ainsi, on ne peut que donner en exemple ce salon de coiffure de Sainte-Mère-Eglise, sis à deux pas du clocher où John Steele resta accroché dans les premières heures du 6 juin 1944, et dont l’enseigne rend hommage aux valeureux combattants de la 82e division aéroportée.

Émouvante nature

26 lundi Oct 2015

Posted by patertaciturnus in Lectures

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émotion, esthétique, japonaiseries, lune, nature, Urabe Kenkô

« En toutes circonstances, contempler la lune est une consolation. A quelqu’un qui disait : « Rien n’a pas de charmes que la lune », un autre de répliquer : « C’est la rosée qui est plus émouvante » – et ce fut une belle dispute. Est-il rien, à son heure, qui n’éveille l’émotion? La lune, la fleur, il va sans dire, mais le vent surtout excelle à toucher le cœur humain. Le spectacle d’un flot limpide se brisant aux rochers est délicieux en toute saison. »

Urabe Kenkô, Les heures oisives XXI

Pouvoir de configuration

11 dimanche Oct 2015

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esthétique, Ito Naga

« A la sortie d’un jardin zen à Kyoto, les plaques disposées ça et là sur la route donnaient soudain l’impression de prolonger ce jardin. Le paysage extérieur façonne notre façon de penser. Ce que l’on voit comme ce que l’on entend ou ce que l’on sent. »

Ito Naga, NGC 224, p.26

*

Beau spécimen (2)

06 dimanche Sep 2015

Posted by patertaciturnus in Lectures

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esthétique, morale, perfection et imperfection, Thomas de Quincey

Je soutenais hier qu’on ne saurait reprocher à un médecin d’être sensible à l’intérêt de connaissance d’un cas auquel il est confronté tant que cela n’est pas au détriment de l’intérêt du patient. Je viens de me souvenir que Thomas de Quincey évoque une question connexe dans la génialissime conférence qui constitue la partie principale de L’assassinat considéré comme un des beaux arts. Il y défend l’idée qu’il n’y a rien de moralement  répréhensible en soi à tirer un plaisir esthétique du spectacle d’un mal (incendie, crime, maladie …).

« Je prétends que l’homme le plus vertueux, dans les circonstances posées en prémisses, avait le droit de faire de l’incendie un objet de jouissance et de le siffler, comme il aurait sifflé tout autre spectacle qui eût éveillé, puis déçu les espoirs du public. Maintenant, pour citer une autre grande autorité, que dit le Stagirite ? Il décrit (au Livre Cinquième de sa Métaphysique, je crois) ce qu’il appelle κλεπτήν τέλειον, c’est-à-dire un voleur parfait et quant à M. Howship, dans un de ses ouvrages sur l’indigestion, il ne se fait pas scrupule de parler avec admiration de certain ulcère qu’il a vu et qu’il qualifie de « magnifique ulcère ». Or, est-il personne pour prétendre que, considéré abstraitement, un voleur pût apparaître à Aristote comme un individu parfait, ou que M. Howship pût s’enamourer d’un ulcère ? Aristote, cela est bien connu, était lui-même un individu si moral que, non content d’écrire son Éthique à Nicomaque en un volume in-8 il créa encore un autre système sous le nom de Magna Moralia ou Grandes Ethiques. Or il est impossible qu’un homme qui compose quelque éthique que ce soit, grande ou petite, puisse admirer un voleur per se ; quant à M. Howship, c’est chose bien connue qu’il fait la guerre à tous les ulcères et que, sans se laisser séduire par leurs charmes, il s’efforce de les bannir du comté de Middlesex. Mais la vérité est que, si répréhensibles qu’ils soient per se, relativement aux autres spécimens de leur genre, aussi bien un voleur qu’un ulcère peuvent avoir d’infinis degrés de mérite. Tous deux sont des imperfections, c’est vrai, mais être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur imperfection devient leur perfection. Spartam nactus es, hanc exorna [1] . Un voleur comme Autolycus ou le jadis fameux George Barrington et un sinistre ulcère phagédénique, superbement déterminé et évoluant régulièrement par toutes ses phases naturelles, peuvent être regardés non moins justement comme l’idéal de leur espèce que la plus irréprochable rose d’entre les fleurs, dans son développement du bouton à « l’éclatante fleur épanouie » ; ou que, parmi les fleurs humaines, la plus magnifique jeune femme dans tout l’appareil de sa gloire féminine. Ainsi donc, non seulement on peut imaginer l’idéal de l’encrier (comme M. Coleridge l’a mis en lumière dans sa célèbre correspondance avec M. Blackwood) ce qui, soit dit en passant, n’est pas de tant de conséquence, car un encrier est un objet d’espèce louable et un précieux membre de la société, — mais l’imperfection elle-même peut avoir son idéal ou son état parfait. »

Thomas DE QUINCEY, De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
Traducteur : P. Leyris, Gallimard — l’imaginaire, p. 27 -34

[1] « Tu as pris Sparte, embellis-la » (N.d.T.)

Savoir admirer

24 vendredi Avr 2015

Posted by patertaciturnus in Lectures

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esthétique, hanami, Hegel, indélicatesse, Urabe Kenkô

« Un homme de qualité ne fait point montre de goûts exclusifs, et, jusqu’en ses plaisirs apporte quelque détachement. Ce sont rustres  qui prennent tout plaisir lourdement. Ils se frayent un passage et se plantent devant les arbre fleuris ; ils les regardent de tous leurs yeux, boivent du saké enchaînent des vers, et, pour finir, dans leur grossièreté ils cassent et emportent de grosses branches.  Ils trempent mains et pieds dans les sources, piétinent dans la neige pour y laisser des traces, et ainsi de tout. Il n’est rien qu’ils ne puissent admirer de loin. »

Urabe Kenkô, Les heures oisives, CXXXVII

*

ToyoharaShikanobu

Ce texte fait suite à un passage particulièrement remarquable que j’ai déjà cité. C’est le rituel du hanami qui est ici pris pour exemple, mais le thème est ensuite plus longuement développé avec l’exemple de la fête Aoi Matsuri. Comme j’avais la flemme de recopier un extrait plus long je ne voulais pas abuser du droit de citation, je vous invite à passer à l’offre premium et à acheter ce livre pour en savoir plus.

*

On transposerait sans peine ce propos du XIVe siècle dans le monde contemporain  : le rustre d’aujourd’hui c’est le touriste (je parle évidemment des autres quand ils font du tourisme, ni vous, ni moi ne nous conduisons ainsi bien entendu). Ceux qui seraient tentés de conclure de ce texte que le tourisme de masse n’a rien inventé en terme de rustrerie devront cependant concéder que les séances de photos (avec éventuellement les mises en scènes de l’ego en cariatide) remplacent avantageusement les déclamations de poèmes.

Joconde

paquebot

*

Que ceux que le snobisme et le mépris des manières du peuple révulsent se rassurent, il est possible de donner une dignité philosophique au désir, dénoncé à la fin du texte, de laisser sa marque dans le spectacle. Il suffira de rapprocher les traces dans la neige déplorées par Kenkô, des ronds dans l’eau évoqués par Hegel dans un passage fameux de l’Esthétique :

« L’homme obtient cette conscience de soi-même de deux manières différentes: premièrement de manière théorique, dans la mesure où il est nécessairement amené à se rendre intérieurement conscient à lui-même, où il lui faut contempler et se représenter ce qui s’agite dans la poitrine humaine, […] Deuxièmement, l’homme devient pour soi par son activité pratique, dès lors qu’il est instinctivement porté à se produire lui-même au jour tout comme à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement et s’offre à lui extérieurement. Il accomplit cette fin en transformant les choses extérieures, auxquelles il appose le sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve dès lors ses propres déterminations. L’homme agit ainsi pour enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au monde extérieur et ne jouir dans la figure des choses que d’une réalité extérieure de soi-même. La première pulsion de l’enfant porte déjà en elle cette transformation pratique des choses extérieures; le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la surface de l’eau admire en eux une œuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien. Ce besoin passe par les manifestations les plus variées et les figures les plus diverses avant d’aboutir à ce mode de production de soi-même dans les choses extérieures tel qu’il se manifeste dans l’œuvre d’art’. »

trad. J.P. Lefebvre

Si vous n’êtes pas convaincu que laisser des marques dans la neige relève du même besoin que la création artistique je vous suggère de (re)lire ceci.

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