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classicisme, esthétique, Gotthold Ephraim Lessing, universalisme
Dernier extrait des considérations de Cassirer sur le classicisme français. Où l’on retrouvera Lessing précédemment évoqué à propos de la philosophie de la religion, ainsi que le problème du « faux universalisme ».
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« Les faiblesses de cette théorie sont bien visibles. Pourtant, ce n’est point tant aux déficiences de principes que se rattache d’abord le développement ultérieur de l’esthétique. Les déficiences d’exécution, celles qui sont apparues lors de l’application des principes classiques à la considération de genres artistiques et d’œuvres particulières, ont pesé plus lourd. Si paradoxale que puisse apparaître cette idée, on peut affirmer à ce propos que l’une des faiblesses essentielles de la doctrine classique n’est pas d’avoir poussé trop loin l’abstraction mais de ne pas s’y être attachée avec assez de constance. Un peu partout, en effet, se mêlent, dans l’établissement et la défense de la théorie, des motivations qui, loin de se tirer logiquement de ses principes généraux et de ses présuppositions, proviennent du contexte particulier de cette problématique, de la structure intellectuelle historique du XVIIe siècle. Ces motivations se glissent dans le travail des plus éminents théoriciens à leur insu et les conduisent à s’écarter de leur but purement spéculatif. L’illustration la plus claire de cette situation, nous la trouvons dans la controverse qui a si souvent passé pour le cœur même de toute l’esthétique classique, puisqu’il semble que cette esthétique ne soit concrètement mise à l’épreuve qu’à propos de la doctrine des trois unités et que son destin philosophique et théorique y soit attaché. Et pourtant, il s’avère que cette doctrine, justement, n’a pas été créée par l’esthétique du classicisme, qu’elle l’a précédée au contraire et s’est trouvée simplement imbriquée dans le système. Et cette insertion n’a jamais produit une justification vraiment convaincante. Annonçant la doctrine des unités, Boileau parle sans doute en législateur de la raison et au nom de la raison.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Cependant, cette application de la doctrine, mesurée au canon de la pure logique, recèle une évidente subreption : à l’idéal de la raison qu’il soutient partout ailleurs, Boileau substitue ici une mesure purement empirique. A ce point, l’esthétique classique s’écarte nettement de sa conception scientifique de la « raison universelle » pour glisser sur la voie d’une philosophie du common sense. Au lieu de la vérité, elle en appelle à la vraisemblance, et encore en un sens étroit, n’ayant qu’une valeur de fait. Une telle valorisation du simple fait est cependant incompatible fondamentalement avec les principes véritables les plus profonds de la théorie classique. Ce n’est évidemment pas un argument satisfaisant pour justifier la nécessité absolue de l’unité de lieu et de temps que d’en référer au spectateur pour qui il serait absurde de voir se passer au cours de quelques heures des événements remplissant une année, ou une dizaine d’années. Car, justement, l’esthétique classique elle-même, conformément à sa tendance générale, nous avait toujours mis en garde contre la confusion de ce qui est vrai et valable « par la nature de la chose » et de ce qui semble valable à un individu, de son point de vue particulier. Elle exigeait de l’individu, en tant que sujet esthétique, qu’il oubliât son tempérament particulier, son « idiosyncrasie », pour ne laisser parler que la pure nécessité de l’objet. N’est-ce point porter atteinte à cette exigence, n’est-ce point mettre en cause le caractère strictement « impersonnel » de la raison tel qu’il est partout affirmé par les théoriciens du classicisme que de prendre pour mesure du drame les conditions de hasard dans lesquelles se trouve le spectateur et de les élever au rang de norme de la création ? Et ce trait n’est pas unique : il est simplement le symptôme le plus frappant de ce déplacement caractéristique des motivations que nous rencontrons partout, jusque chez les tenants du strict classicisme. Tous s’efforcent à la simplicité, à la justesse, au simple « naturel » de l’expression mais ils empruntent la mesure du naturel, sans aucune hésitation ni scrupule, au monde dans lequel ils vivent, ils le fondent sur ce que leur apportent l’environnement immédiat, l’habitude et la tradition. Ici brusquement, la puissance d’abstraction dont sont doués les fondateurs de la doctrine classique commence à leur faire défaut : au lieu de la réflexion critique survient une crédulité naïve, une vénération pour toutes les données purement empiriques de la culture intellectuelle et artistique du XVIIe siècle. Cette contrainte pèse d’autant plus lourdement sur tel ou tel penseur qu’elle est moins consciente. Boileau ne pose pas seulement l’équivalence de la « nature » et de la « raison » : il va jusqu’à identifier en outre la nature proprement dite avec un certain état de civilisation. Et il n’est possible de parvenir à cet état qu’en cultivant les formes que la vie sociale a créées et qu’elle a portées à un si haut degré de raffinement. Désormais, comme tout à l’heure la raison et la nature, la cour et la ville sont élevées au rang de modèle et d’idéal esthétique. « Étudiez la cour et connaissez la ville ; l’une et l’autre est toujours en modèles fertile. » Subrepticement, les convenances se glissent ainsi à la place de la nature, les conventions à la place de la vérité. Le théâtre, d’abord, où se révèlent la forme et la fleur de la plus noble sociabilité, ne saurait s’écarter de ce cadre. Nulle part les préceptes de la raison ne sont plus sévères et nulle part, du reste, le poète ne doit les observer avec autant de rigueur et de scrupule de crainte d’aller contre les fins essentielles du théâtre. C’est pourquoi Boileau place ici l’ exactitude de la règle à laquelle doit se soumettre la poésie dramatique sur le même plan que son étroitesse au point de traiter exactitude et étroitesse presque comme des synonymes :
Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;
C’est assez qu’en courant la fiction amuse ;
Trop de rigueur alors seroit hors de saison :
Mais la scène demande une exacte raison
L’étroite bienséance y veut être gardée.
Par cette dernière équivalence, la doctrine classique a finalement changé ses idéaux esthétiques en certains idéaux sociologiques auxquels elle les a attachés.
On traitait, dit Goethe, dans les Remarques à sa traduction du Neveu de Rameau, les divers genres poétiques comme autant de sociétés dans lesquelles convient un comportement particulier… Le Français ne craint nullement de parler de convenances en jugeant des produits de l’esprit, mot qui ne peut représenter à vrai dire que ce qui se fait en société.
Et c’est exactement en ce point qu’il faut voir l’origine du mouvement d’idées qui aboutira finalement à la dissolution et à la défaite des théories classiques. Sans doute, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ces théories règnent-elles encore presque sans conteste. Voltaire est un esprit trop pénétrant et trop critique pour ne pas y apercevoir quelques faiblesses mais il est d’autre part empli d’une trop grande admiration pour le « Siècle de Louis XIV », dont il devient le premier historiographe, pour se soustraire à ses strictes exigences en matière de goût. Il ne manque pas, toutefois, dans ses accès de scepticisme et de pessimisme, de critiquer la culture de son temps et il cherche, dans le conte de L’Ingénu, à opposer à cette culture corrompue le miroir de la nature, la simplicité et la candeur de la pensée, l’innocence des mœurs. Mais justement la manière dont il présente son héros montre fort clairement combien il est redevable à son siècle de cet idéal même de la nature, comme il y tient de toutes parts : le simple enfant de la nature dont il veut nous faire le portrait est bien loin, en effet, de toute rudesse et de toute barbarie. Non seulement il montre la plus grande délicatesse et les égards de la civilisation mais il va jusqu’à parler la langue de la galanterie. Voltaire, donc, en tant qu’esthéticien, considère que le goût raffiné, véritable, est fondé sur l’instinct de sociabilité de l’homme et qu’il ne peut naître — c’est la thèse de l’Essai sur le goût — que dans le cadre de la vie sociale. Jamais, avant Rousseau, le social et le naturel n’ont été rigoureusement distingués dans la culture française du siècle. On honore la nature, on lui voue une passion enthousiaste, mais on glisse dans le tableau qu’on se fait de la « belle nature » tous les traits de la convention. Diderot est le premier en France qui ait osé ébranler cette convention. Dans ses œuvres se fait jour un nouveau pathos révolutionnaire mais, dans son action immédiate de critique et d’écrivain, en particulier dans son œuvre de poète dramatique, il n’ose pas plus que les autres rompre les chaînes.
Lessing a seul franchi le pas vraiment décisif, dans la Dramaturgie de Hambourg, et tiré les dernières conséquences. Il dénonce la confusion indéfendable et funeste qui s’était produite en France, dans le drame et dans la théorie dramatique, entre les exigences de la pure « raison » esthétique et les exigences purement conventionnelles, liées à l’époque et sans portée générale. Et il poursuit une sélection sévère et inexorable, excluant du champ des normes esthétique du classicisme tout ce qui tire son origine, non de la vérité et de la nature, mais seulement des illusions dont toute époque, si brillante qu’elle soit, fait parade. Ces illusions ne peuvent produire aucune forme artistique véritable, ni aucun caractère dramatique authentique. Seule la baguette magique du génie poétique, jamais les règles de convenance d’une école esthétique, peut réussir une telle création : « Quand la pompe et l’étiquette font des hommes des machines, c’est la tâche du poète de faire de ces machines de nouveau des hommes. »
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 369 – 373