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« Un usage déplorable, propagé depuis des décennies (et partagé malheureusement par des auteurs importants, comme Georges Dumézil), appartenant à un marxisme dégénéré et aux tentatives des épigones de rapiécer un tissu théorique en lambeaux, a mis le terme d’« idéologie » à toutes les sauces. Ainsi entend-on parler de l’idéologie de telle tribu archaïque, par exemple. Il s’agit là d’accommoder, à l’intérieur d’un marxisme que l’on prétend sauver, une place pour ce noyau de la vie et de l’institution de toute société que sont ses représentations, ses normes, ses valeurs – sa manière de constituer pour elle-même un monde et l’investir de significations. Des marxistes paresseux, ayant découvert sur le tard que l’« infrastructure » n’est pas tout et n’explique pas tout (pour ne pas dire qu’elle n’explique rien), ont inventé ce fourre-tout, se sentant couverts puisque le terme se trouve chez Marx. Telle est l’audace théorique de ces «révolutionnaires», qu’ils ne peuvent faire un pas avant d’avoir trouvé un poil de la barbe de l’ancêtre pour s’y accrocher. L’absurdité d’une terminologie qui réduit le totémisme et la théorie économique libérale à être des espèces du même genre n’a pas besoin d’être commentée. Il n’y a idéologie que lorsqu’il y a tentative de justification «rationnelle» et «rationalisante» des visées d’un groupe ou d’une classe (qu’il s’agisse de préserver l’état de choses existant, ou de le modifier). Il ne peut donc y avoir idéologie que dans les sociétés où le «rationnel» est devenu norme et pierre de touche. Il n’y a pas d’« idéologie tripartite » des Indo-Européens. Il y a un schème imaginaire nucléaire d’organisation du monde (social et «divin»), qui comporte bien entendu, comme toute institution de la société, sa dimension «logique» (ensembliste-identitaire). Il y a idéologie lorsque la justification de l’état de choses existant (ou des visées d’un groupe, classe, etc.) se déploie comme « argumentation », par là même accepte de se soumettre, du moins extérieurement, à un contrôle « rationnel », à une critique, à une confrontation avec les faits. Certes le discours idéologique ne peut expliciter ses présupposés ultimes ; certes aussi, il a une « fonction » sociale, qui ne peut être réalisée que moyennant l’embellissement (ou du reste l’enlaidissement), l’idéalisation, le recouvrement de tout ce qui, dans la réalité, le gênerait. Mais il ne reste idéologique que dans la mesure où il garde un degré important de contact avec la « rationalité » et la réalité. Autrement, il devient simplement un corps de croyances qui – comme tous les corps de croyances dans l’histoire – s’offre certes aussi toujours quelques arguments «réels» et «rationnels» (dans toute société ou groupe humain qui croit à la magie, l’efficacité de la magie est évidemment un fait d’expérience, de même que ses échecs éventuels sont expliqués abondamment par recours à des facteurs de même nature : erreurs techniques du mage ou contre-magie plus puissante). »
Cornelius Castoriadis, Guerre et théories de la guerre, édition du Sandre p. 291