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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Catégorie: Lectures

Aperçu de l’Enfer

04 lundi Juil 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures

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J’ai confessé récemment ma suggestibilité pathologique en matière de lecture. Un écrivain ou un conférencier modérément habile peut me persuader d’acquérir littéralement n’importe quel bouquin. J’en ai encore eu la confirmation, le week-end dernier : à la lecture d’un essai que Czeslaw Milosz consacre à L’enfer, je me suis senti à deux doigt d’aller jeter un œil aux écrits de Swedenborg. Or s’il y a un auteur que je n’imaginais pas avoir un jour ne serais-ce que la velléité de lire, c’est bien le théologien suédois, cloué au poteau d’infâmie par le verdict implacable de Kant : « der ärgsten Schwärmers unter allen ».

« Il n’est pas difficile d’expliquer en quoi consistent le Ciel et l’Enfer de Swedenborg. On ne peut pas assurer que l’auteur d’un des meilleurs romans de science-fiction, Solaris, Stanislaw Lem, ait lu Swedenborg. Cependant, le roman ainsi que le film — qui porte le même titre — d’Andreï Tarkowski illustrent bien l’Enfer de Swedenborg. Solaris est le nom d’une planète dont toute la surface est recouverte par un océan. Cet océan est un seul et unique organisme vivant, un gigantesque cerveau qui produit sans cesse de mystérieuses figures géométriques qui se comportent comme si elles imitaient quelque chose de terrestre. Les voyageurs venus de la Terre, les astronautes de la station scientifique suspendue au-dessus de la planète, souffrent énormément, car chacun d’eux se retrouve en compagnie d’ « hôtes », dont la seule présence peut conduire à la folie. Ainsi, le personnage principal du roman, l’astronaute Kelvin, vit avec une femme qu’il a aimée autrefois sur la Terre et qui s’est suicidée quelques années auparavant. « Vit » est ici le mot juste, car il s’agit bien d’une créature de chair et de sang, absolument pas d’un fantôme, mais qui en même temps est corporelle à la manière de Gustaw dans les Aïeux, qui se transperce d’un coup de poignard sans dommage pour lui ; la jeune fille de Solaris a ceci de particulier qu’elle est pratique-ment indestructible ; ses blessures guérissent rapide-ment, et si l’on parvient à l’enfermer dans une fusée et à l’envoyer dans l’espace, à travers la porte fermée, une autre, identique, vient la remplacer. Car elle est une émanation de l’océan-cerveau qui reproduit ce qu’il déchiffre dans l’esprit d’un homme donné. De même, chez Swedenborg, l’Enfer se compose d’enfers individuels ; on trouve là les masures des grandes villes (de Londres), des décharges, des ravins sinistres et arides, des foules d’hommes querelleurs, des rixes, des attaques armées ; il existe d’ailleurs un si grand nombre d’enfers et d’apparences si variées qu’on ne peut espérer les énumérer tous. Car ils sont reproduits, c’est-à-dire que chacun reçoit les « hôtes » — sous forme de lieux et de personnages — qu’invite son « paysage intérieur ». Et ce qui n’est pas le moins intéressant, les damnés (ils se divisent en satans et en diables — les uns et les autres étaient d’abord des hommes) ne savent pas qu’ils sont morts et éclatent même de rire lorsqu’on leur dit qu’il existe une vie après la mort. Ainsi l’Enfer, qui autrefois, comme chez Dante, jouxtait la dimension de la physique et de l’astronomie, se trouve, chez Swedenborg, totalement déplacé vers l’intérieur de l’homme.

Czeslaw Milosz, L’immortalité de l’art, p. 151 – 152

Natures méfiantes envers la nature

02 samedi Juil 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Augustin, Czeslaw Milosz, Simone Weil, William Blake

« Ce qui importe, c’est qu’il existe, incontestablement, un tempérament manichéen, doué pour souffrir les tourments de son amour-propre blessé, mais capable en même temps de porter sur eux un jugement sévère ; il n’est pas exclu, par ailleurs, que ce tempérament n’éprouve un certain soulagement à étendre le principe du mal à l’existence en général, et il a certainement contribué, plus que les influences de l’Inde et de la Perse, à faire naître — et durer — au sein du christianisme, un certain type d’hérésies. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’on comptait au nombre des hérétiques tous les individus dotés d’un tel tempérament : saint Augustin était le même homme lorsqu’il appartenait à l’Église manichéenne et, plus tard, lorsqu’il se soumit à l’orthodoxie chrétienne. Le trait commun à tous ces gens est leur méfiance envers la Nature, la nature humaine et le monde physique. En les mettant en avant, je me laisse tout simplement guider par l’expérience, car j’ai découvert successivement des écrivains qui présentaient de nombreux points communs. Ainsi : saint Augustin (les Confessions); Pascal (il est difficile de soupçonner les jansénistes de complaisance à l’égard de la Nature) ; Simone Weil (manifestement proche, dans beaucoup de ses pensées, des cathares ou des albigeois) ; William Blake (qualifié par certains, non sans raison, de gnostique) ; Léon Chestov (dont toute la philosophie repose sur une protestation contre les Lois de la Nature —bien que lui restât hostile à la gnose). J’use ici de raccourcis, non autorisés peut-être, mais tu voudras bien, lecteur, me les pardonner, car je crains de tomber dans l’érudition. »

Czeslaw Milosz, L’immoralité de l’art, p. 22

La philosophie ou le bonheur ?

29 mercredi Juin 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures, Non classé

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bonheur, Czeslaw Milosz

« Comprenant que tu considères avec trop de sérieux diverses philosophies et que la condition du bonheur, si minime  soit-il, est de se fondre  dans le rythme de l’entourage, tu voudrais retrouver la foi en la valeur de gestes tels que suspendre de nouveaux rideaux ou acheter un réfrigérateur. »

Czeslaw Milosz, L’immoralité de l’art, p. 42

*

L’amusant c’est que pour s’assurer de  » la valeur de gestes tels que suspendre de nouveaux rideaux ou acheter un réfrigérateur », certains éprouvent justement le besoin d’en faire l’expression d’une philosophie ; de là la multiplication des « petites philosophies » du shopping, de la décoration d’intérieur etc. dont il fut question ici.

Le plus beau des colliers de nouilles

19 dimanche Juin 2022

Posted by patertaciturnus in Célébrations, Lectures

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Gunther Anders, paternité

Quel jour plus approprié que la Fête des Pères pour partager la touchante dédicace à son père que Gunther Anders plaça au début de son ouvrage L’obsolescence de l’homme.

Dédicace

Il y a exactement un demi-siècle, en 1906, mon père, William Stern, alors vingt ans plus jeune que ne l’est aujourd’hui son fils et plus confiant que lui dans les générations à venir, publiait le premier tome de son ouvrage Person und Sache [« Personne et Chose »]. Il eut bien du mal à renoncer à son espoir de réhabiliter la « personne » en combattant le caractère impersonnel de la psychologie. Sa propre bonté et l’optimisme de son temps l’empêchèrent très longtemps de comprendre que ce n’était pas le traitement scientifique auquel on la soumettait qui faisait de la « personne » une « chose », mais la façon même dont l’homme traite l’homme. Quand, du jour au lendemain, il fut diffamé et chassé par les contempteurs de l’humanité, le chagrin d’une plus grande lucidité dans un monde devenu pire ne lui fut pas épargné.

*

C’est en souvenir de celui qui a transmis à son fils l’indéracinable idée de la dignité humaine que ces tristes pages sur la dévastation de l’homme ont été écrites.

Fausse profondeur

26 mardi Avr 2022

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Marcel proust, profondeur, Theodor Adorno

« Quand Jean Christophe, car c’est de lui que je parle, cesse de parler, M. Romain Rolland continue à entasser banalités sur banalités […] Aussi cet art est-il le plus superficiel, le plus insincère, le plus matériel (même si son sujet est l’esprit, puisque la seule manière pour qu’il y ait de l’esprit dans un livre, ce n’est pas que l’esprit en soit le sujet mais l’ait fait. Il y a plus d’esprit dans le Curé de Tours de Balzac que dans son caractère du peintre Steinbock), et aussi le plus mondain. Car il n’y a que les personnes qui ne savent pas ce que c’est que la profondeur et qui, voyant à tout moment des banalités, des faux raisonnements, des laideurs, ne les aperçoivent pas mais s’enivrent de l’éloge de la profondeur, qui disent  : «  Voilà de l’art profond  !   », de même que quand quelqu’un dit tout le temps  : «  Ah  ! moi je suis franc, moi je n’envoie pas dire ce que je pense, tous nos beaux messieurs sont des flatteurs, moi je suis un rustre  », et fait illusion aux gens qui ne savent pas, un homme délicat sait que ces déclarations n’ont rien à voir avec la vraie franchise en art. C’est comme en morale  : la prétention ne peut être réputée pour le fait. »

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Folio essais, p 302

« Celui qui parle de profondeur n’en devient pas plus profond qu’un roman devient  métaphysique quand il relate les opinions métaphysiques d’un personnage. Réclamer de la philosophie qu’elle aborde la question de l’être ou d’autres thèmes principaux de la métaphysique occidentale, c’est nourrir une croyance primitive en la vertu du sujet traité. Elle ne peut certes se dérober à la dignité objective de ses thèmes, mais rien ne lui garantit qu’elle y satisfasse en traitant les grands sujets. »

Theodor Adorno, Dialectique négative, p. 21

Ton malheur, mon tourment

22 vendredi Avr 2022

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malheur, Witold Gombrowicz

« Ose le dire encore une fois pour toi-même : plus que le malheur d ‘autrui, ce qui te tourmente c’est de ne pas savoir quoi faire de toi face au malheur d’autrui. »

Witold Gombrowicz, Journal II, p. 242

L’enfance d’un troll

20 mercredi Avr 2022

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contradiction, Witold Gombrowicz

Il y a quelques temps j’ai cité cet étonnant texte de Gombrowicz qui rapporte les tirades contre l’équitation dans lesquelles il se lançait pendant qu’il bénéficiait de l’hospitalité d’éleveurs de chevaux. Cette carrière de troll il l’a manifestement commencée très jeune, et sa première cible fut, semble-t-il, sa mère :

« La guerre que mes frères aînés et moi-même avons menés contre ma mère consistait surtout à contredire systématiquement ce qu’elle disait. Il suffisait que ma mère remarquât en passant qu’il pleuvait et une force très puissant me contraignait immédiatement à constater avec un étonnement étudié, comme si je venais d’entendre la plus grande absurdité : « Comment ! ,mais qu’est-ce que tu racontes? Le soleil brille! »

Je pense que cet entraînement précoce  au mensonge flagrant à l’absurdité manifeste, m’a beaucoup servi plus tard lorsque j’ai commencé à écrire.

Mais comme nous étions trois – ma sœur ne prenant aucune part à ce sport -, notre maison se mit peu à peu à ressembler à une maison de fous[…]. L’incessante et démentielle polémique avec ma mère s’appliquait à tous les problèmes possibles : philosophiques, moraux, religieux, sociaux, familiaux, mondains. Si ma mère louait quelqu’un, il fallait que nous le blâmions. Si quelque chose lui plaisait nous n’avions de cesse de chercher la petite bête. Son extraordinaire naïveté faisait qu’elle se laissait entraîner dans ces discussions épouvantables – ce qui bien sûr nous réjouissait chaque fois davantage. le jeu ! Ces batifolages nous permettaient d’oublier  les dissensions plus profondes, plus dramatiques, qui se dissimulaient derrière, et nous facilitaient beaucoup les contacts avec ma mère. C’est sans doute de là que vient ce culte du jeu que l’on trouve dans mon œuvre, et ce qui m’a fait comprendre son immense importance dans la culture. »

Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne
extrait repris dans Contes et romans, Gallimard  Quarto, p. 16 – 19

mère Gombrowicz

Marcelina Antonina Gombrowiczowa, mère de Witold Gombrowicz

Là où l’on crie

19 mardi Avr 2022

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cri, Léonard de Vinci, raison

« Il arrive, en effet, que là où manquent les raisons, on supplée toujours en élevant la voix ; ce qui n’est pas le cas à propos des choses certaines. Nous dirons donc que là où l’on crie, il n’y a pas de vraie science, car la vérité ne comporte pas d’équivoque ; et si elle est manifestée, la discussion est tranchée pour toujours, et si la discussion renaît, la science est mensongère et confuse, non certitude acquise. »

Léonard de Vinci, Traité de peinture
cité dans Le paragone, Klincksieck 1992, p.68

L’autre dialectique de l’Aufklärung

18 lundi Avr 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures

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bêtise, intellectuels, Witold Gombrowicz

Poursuivons l’exercice consistant à faire se rencontrer Gombrowicz et Adorno. Nos deux auteurs se croiseront, cette fois, d’encore plus loin que lors des deux premiers épisodes où j’avais rapproché leurs points de vue d’une part sur l’état de la culture après les traumatismes du XXe siècle et d’autre part sur l’existentialisme. En effet, si, dans l’extrait du Journal de Gombrowicz qu’on lira ci-dessous, il est bien question de retournement dialectique et d’Aufklärung, il faut reconnaître que le processus dont il est question n’a pas grand chose à voir avec ce qui fait l’objet de l’ouvrage de la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer.

Pour faciliter la compréhension de l’extrait cité il faut donner un aperçu de son contexte  : Gombrowicz  commente un texte de Czesław Miłosz consacré à Stanislaw Brzozowski  un essayiste polonais mort en 1911. Je ne connais de ce texte que ce qu’en dit Gombrowicz. L’essentiel me semble synthétisé par le passage suivant :

« Milosz prend le parti de Brzozowski, Milosz veut que l’intelligentsia rattrape l’Occident. Il illustre l’élan de la Pologne d’après-guerre vers « l’européanisme » et la « modernité ». »

Witold Gombrowicz, Journal II, Folio, p. 279

Auquel succède la définition par Gombrowicz de sa propre position :

« Eh bien moi, gentilhomme et hobereau, noble seigneur d’une autre époque , j’étends la main et je dis :

– Doucement ! Vous vous trompez de chemin ! Au diable tout cela ! ça ne vous servira de rien ! »

C’est pour étayer cette position de défiance envers l’enthousiasme modernisateur que Gombrowicz s’attache à mettre en lumière un retournement dialectique du mouvement de l’Aufklärung. Cependant,  il ne s’agit pas ici, comme chez Adorno et Horkheimer, d’un renversement de l’émancipation en domination mais plutôt d’un renversement de l’intelligence en bêtise.

« Seulement voilà… il y a cette fatale dialectique de l’histoire… aujourd’hui, à mon avis, cette période [Gombrowicz fait référence à l’élargissement intellectuel qu’ont représenté le marxisme et l’existentialisme au sortir la deuxième guerre mondiale] s’achève tandis que s’annonce le temps de la Grande Déception. Nous nous sommes aperçu, certes, que l’ancienne bêtise avait disparu, mais pour laisser la place à une nouvelle — engendrée justement par l’intellect, son sous-produit, hélas, la bêtise intellec­tuelle…

Milosz reconnaîtrait avec moi, je suppose, que le hobereau de Brzozowski était moins exposé à la bêtise que les hommes d’aujourd’hui. La vision du monde que l’on avait alors reposait sur l’autorité, principalement celle de l’Église, le hobereau allait à la messe le dimanche et les autres jours de la semaine il se livrait à des méditations innocentes : valait-il mieux, par exemple, semer de l’avoine ou du trèfle? Ceux mêmes qui bénéficiaient d’une vie intel­lectuelle plus riche ne se mettaient pas à philoso­pher, la philosophie se faisait en marge, c’était quel­que chose d’important peut-être mais de lointain. Aujourd’hui chacun de nous doit penser le monde et la vie pour son propre compte car les autorités ont fait long feu. Ajoutons que l’intelligence est caracté­risée par une naïveté inouïe, une étrange jeunesse l’anime, ce n’est pas pour rien qu’elle est une des plus récentes réalisations de l’humanité, la plus jeune sans doute… ces intellectuels pleins de fougue ont donc ordonné : pense par toi-même, avec ta propre cervelle, ne fais confiance à personne sans avoir vérifié — et comme si ce n’était pas suffisant, ils ont donné pour consigne de « vivre sa pensée ». Une paille ! Non seulement je dois penser, mais en plus prendre ma pensée au sérieux et la nourrir de mon propre sang ! Les résultats monstrueux ne se sont pas fait attendre. Les penseurs fondamentaux, remontant aux sources pour se reconstruire des mondes à eux, sont devenus légion ; la philosophie est devenue obligatoire. Pourtant l’accès à la pensée la plus élevée, la plus approfondie, illustrée par quel­ques grands noms, n’est pas chose facile : et voilà que nous nous sommes enlisés dans le marécage affreux d’une pensée approximative, caractérisée par une incapacité généralisée à assimiler, dans la bourbe et la boue d’une demi-profondeur.

Mais oui, très sympathique Milosz, ce qui se passe de nos jours en matière d’intellect et d’intellectuels est tout simplement un scandale — et une mystifi­cation, une des plus grandioses de l’histoire. L’intel­lect a longtemps servi à « démystifier », jusqu’au moment où il est devenu lui-même l’instrument d’un monstrueux mensonge. Le savoir et la vérité ont depuis longtemps déjà cessé d’être le souci principal de l’intellectuel — remplacés tout simplement par celui de ne pas laisser voir qu’on ne sait pas. L’intel­lectuel, qui étouffe sous le poids des connaissances qu’il n’a pas assimilées, biaise comme il peut pour ne pas se laisser attraper. Quelles précautions prend-il ? Formuler les choses astucieusement pour ne pas se laisser coincer sur des mots. Ne pas pointer son nez au-delà de ce qu’il maîtrise plus ou moins. Employer des notions sans développer, comme si elles étaient connues de tous mais en fait pour ne pas trahir sa propre ignorance. Laisser entendre qu’il sait. On a vu naître un art particulier : celui de s’escrimer habi­lement avec des idées qu’on ne possède pas, en fai­sant mine d’avoir des bases solides. Une façon parti­culière de citer et de faire usage des noms. »

ibid. p. 276 – 278

Teneur chosale ou pantalon ?

28 lundi Mar 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures

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existentialisme, Theodor Adorno, Witold Gombrowicz

Le premier épisode de la confrontation entre Gombrowicz et Adorno postait sur la culture, l’épisode du jour portera sur la critique de l’existentialisme.

« Les orientations qui portent comme devises des dérivés de l’existere latin voudraient en appeler à l’effectivité de l’expérience vivante contre la science particulière aliénée. Par peur de la réification, elles recu­lent devant ce qui a une teneur chosale. En sous-main, cela devient pour elle un exemple. Ce qu’elles soumettent à  l’ἐποχή se venge d’elles en imposant sa puissance derrière le dos de la philosophie, dans les décisions qui pour elle sont irrationnelles. Le penser expurgé de contenus chosaux n’est pas supérieur à la science particulière dépourvue de concepts ; toutes ces versions tombent pour une seconde fois précisément dans ce formalisme qu’elles combattent au nom de l’intérêt essentiel de la philosophie. Ce formalisme est rempli après coup d’emprunts contingents provenant particulièrement de la psychologie. L’intention de existentialisme, du moins dans sa forme française radicale, serait réalisable non dans la distance aux contenus chosaux mais dans leur  proximité menaçante. On ne saurait surmonter la séparation entre le sujet et l’objet par la réduction à l’essence de l’homme, quand bien même cette essence serait celle de l’individuation absolue. »

Theodor Adorno, Dialectique négative, p. 47

*

« Je n’étais peut-être pas tellement loin de choisir une existence qu’ils appellent authentique — au rebours de la vie légère de l’instant, cette vie qu’ils disent banale —, de la choisir, si grande est la pres­sion universelle de l’esprit de sérieux. Dans les temps rudes que nous sommes en train de vivre, il n’existe ni pensée ni art qui ne vous appelle à grande voix : voyons, ne t’esquive pas, n’élude pas, accepte le jeu décisif, assume ta responsabilité ; surtout ne plai­sante pas, ne fuis pas, ne te défile pas ! Bon, mais moi, je voulais tout de même essayer de ne pas me mentir au sujet de ma propre existence. Alors, je me mis en devoir d’essayer cette vie authentique et d’user d’une loyauté absolue vis-à-vis de l’existence. Eh bien non, ça n’allait pas, car cette authenticité se révélait encore plus mensongère que tout l’arsenal de mes bonds, sauts, feintes et cabrioles pris ensemble. Avec mon tempérament d’artiste, si je ne m’y connais guère en théorie, je possède pas mal de flair quand il s’agit de style. Lorsque, pour vivre, j’eus recours au maximum de conscience, en essayant d’établir mon existence en elle, je m’aper­çus qu’il m’arrivait quelque chose de stupide. Rien à faire! rien ne marchait. Il est absolument impossible de se plier aux exigences de l’« existence authen­tique », et de prendre en même temps son café-crème avec des croissants au goûter — non, il n’est pas possible de concilier la « conscience définitive » avec le fait qu’on circule en pantalon et qu’on parle au téléphone. Vous pouvez inventer tout ce que vous voudrez, mettre ce machin à toutes les sauces, il y a là quelque chose d’irréconciliable.

Mais attention, ici, essayons de nous entendre, Si je me plains, ce n’est pas tant à cause des difficultés relevant de la réalisation, de la « mise en œuvre » de cette philosophie, attitude excessivement naïve eu égard au genre de la pensée existentialiste, qui n’est pas pensée sur l’existence, mais fonde et établit cette existence. Pour l’artiste que je suis, peut-être même n’y a-t-il pas là de philosophie au sens propre. Moi, quand je parle de l’opposition irrémédiable entre l’« existence authentique » et le café-crème de notre goûter, c’est plutôt à l’expérience intérieure que je fais allusion, celle qui en chacun de nous précède le fait du penser philosophique et le rend possible, — oui, je pense à l’aiguillage préliminaire, qui, des rails du quotidien, nous fait passer sur la voie définitive. Ah, merveilleux savants ! malgré tous les in-folios pondus, cette opposition, ce hiatus, cette plaie demeure en moi aussi béante et criante, aussi crue que si vous ne m’aviez rien appris du tout. Vaines sont vos formules et toutes vos belles paroles! Com­ment concilier, comment relier le définitif au quoti­dien? que faire pour nous implanter dans le défini­tif? et sous quelle forme? Voici que M. Sartre se lève pour m’assurer que la chose est faisable par le tru­chement, disons, de la phénoménologie. Je le toise, moi, du regard et me remets à chercher, et je me redemande comment accorder ces dires sartriens avec le simple fait qu’il porte un pantalon? Oui, comment passer sur ce moment capital de son évolution où, du Sartre normal et porteur d’un pantalon, est né justement un philosophe ?… Cet instant me chagrine et m’humilie en Sartre autant qu’en moi-même. Autrement dit, quoi qu’on dise ou qu’on écrive, moi artiste, je ne peux m’empêcher d’apporter, à chercher l’homme ordinaire dans le philosophe, la même passion que le philosophe apporte à chercher l’« existence authentique » dans l’homme ordinaire.

Witold Gombrowicz, Journal I, p. 397 – 398

*

Un texte qui parle de « teneur chosale » a lui même moins de teneur chosale qu’un texte qui parle de pantalon. Etonnant, non ?

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