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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: Abel Bonnard

En marge de Bonnard

30 vendredi Juil 2021

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Abel Bonnard, amitié, amour, friendzone, hommes et femmes, jalousie, sexisme

Abel Bonnard - Centre Pompidou

Un élément étonnant du  Savoir aimer d’Abel Bonnard c’est que son analyse de l’amour est complètement hétérocentrée (il n’envisage l’amour que comme relation d’un homme et d’une femme) alors que lui-même était notoirement homosexuel (il dissimulait tellement peu son homosexualité, qu’à l’époque où il était ministre de l’éducation du régime de Vichy  il était surnommé « gestapette »). Quelle vérité objective attendre d’un discours qu’on ne peut même pas créditer d’authenticité subjective ? Peut-être est-il possible de discerner des références cachées à ses amours homosexuelles dans le texte mais je ne dois pas maîtriser suffisamment cet art de lire entre les lignes.

Bonnard traite de la relation entre homme et femme avec la grille de lecture hiérarchique et essentialiste dont j’ai déjà parlé plusieurs fois. Ainsi du paragraphe ci-dessous qui distingue deux types de relation homme/femme selon qu’on se situe dans le registre des amours médiocres ou des amours suprêmes :

« Si ce petit livre a trouvé quelques lecteurs attentifs, l’un d’eux aura peut-être remarqué que, dans sa première partie [consacrée aux amours médiocres], il est surtout parlé des liaisons amoureuses en fonction du personnage masculin, au lieu qu’ici l’on fait le contraire ; c’est qu’en effet il dépend d’un homme qui sait vivre de gouverner les amours médiocres où il se trouve engagé, mais les amours supérieures appartiennent aux femmes qui s’y manifestent. Une femme ordinaire est un instrument dont il faut jouer, mais une femme souveraine est une musicienne qu’on écoute ; tandis que l’homme qui lui est uni se borne à jouir de leur bonheur commun, parce que son œuvre est ailleurs, elle crée et entretient ce bonheur, parce que son œuvre est là. »

Le paternalisme envers les femmes  se manifeste nettement dans la section consacrée à la jalousie : Bonnard y explique qu’il est mauvais d’être jaloux (la jalousie contrevient à l’idéal de magnanimité qui sous-tend le propos de Bonnard) mais qu’il faut savoir feindre la jalousie pour faire plaisir aux femmes.

« Mais alors même qu’un homme se sent fort peu disposé à ce sentiment, il convient qu’il s’en donne parfois les airs. Paraître jaloux de celle qu’on aime est un hommage qu’on lui doit et que la politesse de l’amour impose. Si gênées que les femmes puissent être par les persécutions des jaloux, il faut que ces vexations soient poussées bien loin pour les excé­der, et elles ont pour cette manie une secrète indulgence, parce qu’elles y voient la preuve du prix qu’on leur donne ; il leur paraît très juste qu’un homme perde la tête à la seule idée qu’elles pour­raient détourner de lui la moindre de leurs faveurs et leur satisfaction serait complète, si la jalousie qu’elles nous inspirent était un supplice pour nous, sans être un ennui pour elles. Il faut se souvenir qu’il est dans leur nature enfantine de tout désirer à la fois ; celle qui s’enorgueillit d’être aimée comme aucune autre veut encore l’être comme toutes et fière d’être enveloppée des sentiments les plus délicats, elle prétend exciter de même ceux où se marque la violence des amours vulgaires. Aussi doit-on se souvenir de faire de temps en temps le jaloux, deux ou trois fois par mois, par exemple : comme ce sentiment paraîtra toujours très naturel à celle à qui on le manifeste, on n’aura pas besoin de feintes savantes pour la persuader qu’on l’éprouve. »

L'amitié - Bonnard Abel - 1938 | eBay

Sans prétendre épuiser le sujet du sexisme de Bonnard, il convient aussi de mentionner le chapitre qu’il consacre aux femmes dans son ouvrage sur l’amitié. Bonnard recourt à un procédé qui rappelle un peu celui auquel recours Socrate dans l’Hippias majeur  : il rapporte les propos d’un ami auquel il tente – plutôt vainement – d’apporter la contradiction. Cet ami soutient une thèse radicale ; les femmes ne sont pas capables d’amitié authentiques car elles ne sont pas faites pour ce sentiment (elles sont faites pour l’amour, évidemment). L’ami mystérieux conteste d’abord l’authenticité de l’amitié entre femmes :

« Les femmes qui se croient amies sont des complices ou des victimes ensemble. Ou bien elles se font part de leurs intrigues et de leurs plaisirs et s’y aident mutuellement. Ou bien, également maltraitées par le sort et meurtries par la grossièreté des hommes, elles se blottissent l’une contre l’autre, se choient, se donnent de petits noms, mais il y a dans leurs sentiments quelque chose d’excessif qui en dénonce l’inanité. »

Abel Bonnard, L’amitié, FeniXX réédition numérique, p. 72

puis il conteste la possibilité d’une authentique amitié entre homme et femme. Les arguments sur ce sujet rebattu ne sont pas d’une folle originalité mais cela donne lieu à d’amusantes descriptions de ce qu’on n’appelait pas encore friendzone :

« Considérez d’autre part que rien n’est si utile aux femmes que d’avoir à leurs ordres, sous le nom d’amis, des hommes qui leur sont à la fois commodes et indifférents, qui leur rendent mille services, qui débrouillent pour elles toutes les difficultés pratiques et qu’on paye avec des sourires dont rien de positif ne suit jamais la douceur. Mais venons au principal : ces amitiés caressent l’amour-propre de ceux qui les forment, non seulement des femmes, mais même des hommes. Oui, mon cher, il y a des hommes à la fois si modestes et si vains qu’ils sont flattés d’être les amis des femmes, de se montrer avec elles, de pendre à leur présence comme des breloques : avouez qu’on ne saurait être fat à meilleur marché. Ils endossent la veste grisâtre du confident avec le même orgueil que si c’était l’habit galonné du jeune premier et se pavanent sous cette triste livrée. Quant aux femmes, c’est à très juste titre qu’elles s’enorgueillissent d’avoir beaucoup d’hommes autour d’elles. Ces amis qu’elles rassemblent prouvent à la fois le pouvoir de leurs charmes et la fermeté de leur vertu, car vous n’ignorez pas qu’elles les présentent comme autant d’amoureux domptés, désarmés, aplatis, et réduits à servir sans manifester aucune exigence. […] Ainsi leurs amis servent à leur gloire. Mais ils ont une utilité plus profonde encore. Les femmes ont besoin d’en être entourées pour garder confiance en elles et pour essayer innocemment sur eux les moyens qu’elles exerceront dans l’amour. […]

Voici un soupirant fastidieux, qui ne leur plaît en rien, auxquelles elles sont bien décidées à ne jamais rien accorder. Croyez-vous qu’elles vont le laisser-aller ? Que non ! Elles le conserveront dans la chambre froide de l’amitié. […]

Les femmes estiment leurs amis, cela va de soi. Comment n’apprécierions-nous pas ceux qui nous admirent ? Comment ne trouverions-nous pas qu’ils ont le goût excellent ? En louant les qualités de leur esprit, nous relevons d’autant la valeur du suffrage qu’ils nous donnent. mais qu’au fond d’elles-mêmes, dans les régions sincères et primitives de l’instinct, elles puissent faire vraiment cas de leurs amis, c’est ce que je ne crois pas : elles resteront  toujours surprises et comme déçues de voir qu’ils se contentent de ce qu’elles leur donnent.  Car si les femmes méprisent ostensiblement les hommes qui, dans leurs rapports avec elles, ne pensent qu’au physique, j’ai bien peur qu’elles ne méprisent secrètement ceux qui n’y pensent pas. […] Je crois même […] que ce qui plaît le plus à certaines, dans ces amitiés, c’est la victoire qu’elles remportent sur l’homme et l’humiliation qu’elles lui infligent. […]

Les amis des femmes ressemblent à ces vieux officiers de l’ancien régime à qui les plus longs services ne valaient jamais que des grades subalternes et qui se voyaient toujours supplantés par des colonels qu’improvisait la faveur. Ces hommes assidus et discrets sont nécessaires aux femmes pour leur donner des preuves permanentes de leur pouvoir et les empêcher de douter d’elles. Mais, entourées de leurs soins, de leurs égards et de leurs respects, elles rêvent à toute autre chose : une femme attend, parmi ses amis, un homme qui ne sera pas comme eux. »

ibid. p. 79 – 82

Peut-on être un bon ami sans avoir d’ami ?

24 samedi Juil 2021

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Abel Bonnard, amitié, Fernando Pessoa, Jean-Paul Sartre

« Un ami est un compagnon de noblesse. Il nous aide à atteindre la plus haute expression de notre nature, comme nous l’aidons à parvenir au même but. C’est le drame et la beauté de ces sentiments que nous ne pourrons rencontrer de véritables amis qu’à la hauteur où nous risquons de devenir seuls, et l’on ne saurait, en effet, donner une plus forte idée des jouissances héroïques de l’amitié qu’en disant qu’elles consistent à respirer à deux l’air sublime de la solitude. »

Abel Bonnard, L’amitié

Nous avons déjà rencontré  chez Pétrarque cette idée apparemment paradoxale que l’amitié consiste à jouir à deux de la solitude.  On pourrait se demander si soutenir que la véritable amitié est une relation à deux et que la « bande de potes » est une forme dégradée de l’amitié ne revient pas à aligner l’amitié sur l’amour. Mais ce n’est pas cette possible implication du propos de Bonnard que je souhaite examiner aujourd’hui. Ce qui m’occupera, c’est cet autre paradoxe du propos de Bonnard que rechercher la véritable amitié c’est s’exposer à la solitude.  On comprend aisément que c’est là une conséquence de l’aristocratisme de la conception que Bonnard se fait de l’amitié : c’est parce que la véritable amitié est chose rare qu’on s’expose à la solitude en en refusant les contrefaçons. Mais que penser d’une conception si exigeante de l’amitié qu’elle nous condamnerait à ne pas avoir d’amis ? Confronté à cette même déconnexion entre « savoir être ami » et « avoir des amis », Bernardo Soares (l’hétéronyme de Pessoa dans le Livre de l’intranquillité) est ainsi conduit à se demander si sa conception de l’amitié n’est pas un mirage.

« J’ai possédé un certain talent pour l’amitié, mais je n’ai jamais eu  d’amis, soit qu’ils m’aient déçus, soit que ma conception de l’amitié ait été une erreur de mes rêves. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, §.319

Si la conception bonnardienne de l’amitié peut être un leurre, on peut aussi envisager quelle fonctionne sur le mode de la consolation : je n’ai pas d’amis certes, mais c’est parce que moi je ne veux que de vrais amis. Je vaux mieux que ce que j’ai. Il vaut la peine de rappeler la critique qu’adresse Sartre à ce type de consolation (c’est peut-être plus l’essentialisme du propos de Bonnard qui serait en jeu que son aristocratisme).

« D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine [l’existentialisme] fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr, je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d’inférer.” Or, en réalité, pour l’existentialiste, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour; il n’y a pas de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des œuvres de Proust; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n’y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles; c’est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif; cependant quand on dit, cela n’implique pas que l’artiste sera jugé uniquement d’après ses œuvres d’art; mille autres choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme, I’organisation, I’ensemble des relations qui constituent ces entreprises. »

Jean-paul Sartre, L’exitentialisme est un humanisme

Délicatesse ou susceptibilité ?

11 vendredi Juin 2021

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Lectures

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Abel Bonnard, délicatesse, Elias Canetti, sensibilité, susceptibilité, vanité

« Je ne suis pas vaniteux dit le roi des vaniteux, je suis sensible. »

Elias Canetti, Le coeur secret de l’horloge, p. 114

*

« On dira que l’amitié est l’affaire des délicats. Mais on entre ici dans de grandes difficultés. Car rien n’est plus malaisé que de distinguer la véritable délicatesse d’avec toutes les affectations et les imitations qui s’en donnent l’air. […] Tout ce qui manque de force croit par cela même être délicat et prétend que nous le croyions. […]

Toute sensibilité profonde veut qu’on la devine. Qui avertit qu’il est sensible annonce qu’il ne l’est pas. Il y a dans les confidences des faux délicats un arrière-goût de prétention qui suffit à nous avertir que nous ne sommes pas vraiment dans le royaume du cœur. Toutes les histoires qu’ils nous racontent pour nous montrer combien ils sont capables d’aimer nous prouvent au contraire qu’ils ne sont jamais sortis d’eux-mêmes. Ils nous déçoivent par une aigreur cachée, là où nous pensions trouver une douceur secrète. Enfin, à mesure que les détails s’accumulent, leur caractère se dessine mieux, leur défaut se laisse nommer : ils sont susceptibles ; dès lors, nous les tenons, ils ne peuvent plus nous tromper. Les susceptibles sont d’éternels tricheurs ; ils veulent nous faire croire qu’il y a une blessure de leur sensibilité, là où il n’existe qu’une meurtrissure de leur amour-propre. Ces gens qui prétendent toujours avoir souffert, n’admettent jamais d’avoir eu tort. À travers le récit de leurs déceptions, il s’agit constamment pour eux de se décerner un brevet de délicatesse. C’est à quoi, un vrai délicat songe le moins : il souffre de sa nature ou il en jouit, sans penser à s’étonner d’elle. Les susceptibles recherchent eux-mêmes les occasions des peines dont ils se plaignent. Dès qu’ils ont senti une piqûre, ils l’irritent, ils l’enveniment, ils la soignent pour l’empêcher de guérir, et quand enfin ils en ont fait quelque chose, ils montrent comme l’auteur de la plaie celui qui avait seulement causé l’écorchure. S’ils se fâchent d’un mot qu’ils ont pris en mauvaise part et que nous leur jurions que nous n’avons pas pensé à eux, les voilà plus mortifiés encore qu’avant : ils nous pardonneront plus difficilement de les avoir oubliés que d’avoir voulu leur faire offense. Ils veulent que tout les vise. Ils ramassent des flèches qui sont à terre et qu’on ne leur a pas lancées, ils les emportent chez eux, et après s’en être hérissés, ils reparaissent devant nous comme des saint Sébastien. Mais nous pouvons regarder sans remord ces martyrs artificiels. Nous avons d’autant moins à nous émouvoir de leurs souffrances qu’ils ne voudraient pas en guérir. La preuve en est qu’ils font leurs doléances à tout le monde, sauf à celui-là même qu’ils accusent. […] La conduite des susceptibles a une raison profonde : s’ils répugnent aux explications, c’est qu’elles risqueraient de faire évanouir les griefs qu’ils croient avoir. Or, c’est ce qu’ils veulent surtout éviter. Ils cherchent à grossir toujours l’histoire dont ils se plaignent et à ne jamais l’éclaircir. Ils ont besoin d’être malheureux.

Abel Bonnard, L’amitié

O Freunde, nicht diese Töne!

02 mercredi Juin 2021

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Abel Bonnard, amour, magnanimité, plainte

Le mercredi c’est Bonnard !

« C’est for faire à l’amitié que de se plaindre de son ami à un autre qu’à lui, et dès qu’il s’agit d’un sentiment sérieux, cela n’est même pas concevable : dans une amitié réelle, comme dans un véritable amour, toutes les peines que nous éprouvons sont nécessairement vouées au silence, si nous n’en faisons point part à l’être dont elles nous viennent. Car nous avons tiré cet être si haut et si loin de tout le reste des hommes, que, sur le plan où nous l’avons mis, nous ne rencontrons plus que lui, et pouvoir se plaindre aux autres d’une personne qu’on a aimée, cela prouve qu’on l’aimait bien mal, puisqu’on l’aimait parmi les autres. »

Abel Bonnard, L’amitié

Je souscris spontanément à l’idée qu’il y a quelque chose d’inconvenant à se plaindre à un tiers d’une personne qu’on aime : prenez une maîtresse si vous voulez, mais, de grâce, pas pour vous plaindre de votre femme auprès d’elle ! Il y aurait, évidemment quelques restrictions à énoncer : il va de soi qu’une femme battue est en droit de se plaindre de son conjoint. De manière générale il faudrait préciser quels sont les actes de la personne aimée qui peuvent être qualifiés de trahison et qui suspendent les obligations créées par l’amour.

Il importe de noter que Bonnard ne se contente pas de nous dissuader de nous plaindre de la personne aimée auprès d’un tiers, il nous encourage par ailleurs à faire preuve – dans l’amitié comme dans l’amour – de la politesse qui consiste à prendre sur soi et à « retenir les reproches ».

« Le vulgaire est enclin à penser que la politesse ne doit régner que sur la partie publique de notre vie et être absente du reste ; rien n’est moins exact. Elle étend son empire sur tous nos sentiments, et son action y devient d’autant plus pénétrante qu’elle se manifeste moins distinctement. Comme elle nous a servi à éloigner les gens ordinaires, elle nous sert à rapprocher ceux qui ne le sont pas ; comme elle nous a permis d’éviter des heurts, elle favorise des rencontres ; la politesse jette des ponts, quand elle ne creuse plus des fossés. Elle n’est nulle part si raffinée que dans l’amitié, puisqu’elle y donne une expression ingénieuse à ce que nous éprouvons de plus sincère ; mais la politesse de l’amour est merveilleuse, parce qu’elle se joue dans un monde qui semble l’exclure, parmi les transports, les serments, les abandons, les murmures ; elle retient les reproches, elle dirige les aveux, elle s’insinue dans la tendresse, elle corrige et gouverne les mots éperdus que la passion nous inspire, mais d’abord, ici comme ailleurs, elle nous fait un devoir de garder en nous, pour en souffrir seuls, les sentiments pénibles dont un homme non poli se soulagerait en tourmentant celle qui les cause. »

Abel Bonnard, Savoir aimer

On peut rattacher ces recommandations à l’idéal de magnanimité dont il était question dans ce passage consacré aux scène de ménage.

Compagnons des bas-fonds

26 mercredi Mai 2021

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Abel Bonnard, amitié, éthique et esthétique

pour Abdelraouf

Bonnard défend une conception aristocratique de l’amitié :

« Un ami est un compagnon de noblesse. Il nous aide à atteindre la plus haute expression de notre nature, comme nous l’aidons à parvenir au même but. »

Abel Bonnard, L’amitié, Iere partie, chapitre II

Si telle est la nature de l’amitié, il reste à préciser quelles qualités nous devons privilégier dans le choix de nos amis. Sur ce point Bonnard, en relativisant l’importance de la vertu morale se démarque non seulement du stoïcisme (comme on l’a vu précédemment) mais également de l’aristotélisme qui fait de la vertu le fondement des formes supérieures d’amitié. La section consacrée à cette question est assez surprenante, on est tenté d’y suspecter un plaidoyer pro domo, une rationalisation par l’auteur de ses propres pratiques. Les arguments ne sont pourtant pas dénués d’intérêt. On peut croire reconnaître un lieu commun de l’amoralisme quand l’auteur semble faire prévaloir l’élégance -qualité esthétique – sur les qualités proprement morales :

« L’estime peut se rétablir secrètement en nous, à l’égard des hommes qui semblaient le moins faits pour l’obtenir. Ce ne sont pas ceux qui ont la morale la plus correcte, qui ont toujours la conduite la plus élégante. Tandis que les formalistes se bornent à éviter les fautes grossières, on voit des gens qui, bien loin d’avoir toujours été irréprochables, se donnent, à l’occasion, le luxe d’un acte vraiment généreux et chevaleresque. Quand nous avons affaire à des caractères de ce genre, notre confiance en eux n’en est pas moins ferme, pour changer un peu de nature. Nous n’osons pas croire qu’ils ne feront rien de mal, mais nous nous assurons qu’ils ne feront rien de laid. »

ibid. Iere partie, chapitre III

Pourtant Bonnard n’assume pas une position franchement amoraliste et il tient à faire présenter le choix d’amis non dénués de défauts moraux pour une forme supérieure de la moralité :

« En user ainsi dans nos amitiés, ce n’est pas faire fi de la question morale, mais l’entendre plus subtilement. Car il n’existe aucun mérite, de quelque genre qu’il soit, qui ne s’appuie sur une charpente morale. Cet homme dont le caractère se prête à tout, mais dont l’esprit déploie une vie indépendante, sans se laisser jamais suborner, reste au moins noble en cela et garde une faculté par où il se sauve. Cet artiste qui s’abandonne à des désordres sans fin, mais qui, lorsqu’il travaille, n’obéit qu’à son idéal, est au moins aussi moral que cet autre qui, bon époux et bon père, bâcle sa besogne pour de l’argent ; il l’est même beaucoup plus, puisqu’il a sa vertu au centre de soi et associée à sa fonction essentielle. »

ibid.

A lire la description finale que donne Bonnard de la recherche de ces amitiés « crapuleuses » on est pourtant tenté de se poser une question, est-ce ainsi qu’on voudrait être aimé ?

« Le charme de ces explorations, que nous menons à travers les hommes, pour y trouver nos amis, c’est que, comme il s’agit là d’une recherche où nous seuls courons des risques et qui ne regarde que nous, nous y sommes absolument libres : nous pouvons nous y donner des plaisirs de jugement dernier, c’est-à-dire considérer les êtres qui nous intéressent, non pas selon la conformité de leurs actes avec les règles reçues, mais dans leur source, leur fonds, leur essence. Ne jugeant que pour nous-mêmes, il nous est permis de juger. Nous pouvons aller chercher jusque dans la crapule quelqu’un de rare et d’exquis, et dédaigner, aussi bien, parmi les égards dont on l’entoure, un homme qui a galonné de vertu la pauvreté de son âme. On pourrait croire, à s’arrêter aux apparences, que nous goûtons dans certaines amitiés, comme dans certaines amours, une sorte d’avilissement délicat, mais, en vérité, la différence est grande, car, dans ces amours, notre plaisir consiste en effet à nous avilir, au lieu que, dans ces amitiés, il ne s’agit jamais que de découvrir, sous les dehors qui lui font tort, une nature vraiment élégante. Ces sortes d’amis nous plaisent d’autant plus que nous les avons distingués par un décret plus spécial et un choix plus aventureux : ils sont à nous plus que tous les autres et nous ne pouvons les voir sans éprouver la force et la sincérité du goût qui nous porte vers eux : nous ne les aimons pas seulement comme des personnes, mais un peu aussi comme on aime des vins : nous humons le parfum, le bouquet de leur nature. »

ibid.

Franche agression

21 vendredi Mai 2021

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Abel Bonnard, franchise, vérité

« Il ne faut jamais oublier que dire à une autre personne des vérités sur ce qu’elle est, c’est le traitement le plus cruel que nous puissions lui infliger, et le moins douteux des actes de guerre. »

Abel Bonnard, Savoir aimer

Petite philosophie des scènes de ménage

14 vendredi Mai 2021

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Abel Bonnard, amour, couple, dispute, magnanimité

« Quant aux scènes, il suffit de revoir en nous celles où nous avons été mêlés pour en sentir la laideur. Lorsque deux amants n’ont plus rien à se donner, il ne suffit pas que leur amour soit fini pour qu’ils aient licence de se quitter : il faut encore qu’ils le gâchent. Le besoin de se retrouver survit en eux aux jouissances qui l’ont justifié : quand ils ne savent plus se prodiguer de doux plaisirs, ils s’en procurent d’amers ; quand leurs âmes ne volent plus vers un accord, elles rampent vers une dispute. C’est le temps de ces dialogues insidieux, de ces critiques obliques, de ces remarques malignes où chacun profite, pour atteindre l’autre au point le plus sensible, de ce qu’il en a appris dans la nudité de leurs abandons, de sorte qu’on pourrait dire que beaucoup d’amours médiocres ont plus de raffinement dans la méchanceté où elles s’achèvent que dans la tendresse où elles ont commencé. Banales dans leur partie d’accord, elles deviennent savantes dans leur partie de discorde et ceux qui n’ont su s’aimer que d’une façon très commune montrent plus de talent quand il s’agit pour eux de se nuire. Parfois l’âme excédée échappe à la perfidie par la violence, les deux amants s’attaquent par des reproches directs, mais ils n’en sont pas plus francs pour cela, et il règne autant de mauvaise foi dans les paroles qu’ils se crient que dans celles qu’ils se disent. Cependant il est vrai que les scènes prolongent la durée d’un amour, mais c’est en altérant sa nature : remuant tout ce qui est en nous, elles peuvent aussi bien y émouvoir une bonté interlope qu’une cruauté sournoise : cette femme qui n’était plus pour son amant qu’une maîtresse fastidieuse reprend quelque prix lorsqu’il la saisit comme une ennemie vaincue et quand tous ses charmes sont épuisés, elle a ses larmes pour dernier attrait. Mais si les scènes sont la fontaine de jouvence d’un amour vieilli, elles ne le rajeunissent que pour un temps de plus en plus court ; d’abord une d’elles le faisait revivre toute une semaine, bientôt elle ne le ranime que pour quelques heures. Ceux qui sont forcés de se détester de plus en plus pour s’aimer encore un peu finissent par se haïr tout à fait et ils perdent jusqu’à la ressource de croire à l’amour, à cause de ce qu’ils ont fait du leur. »

Abel Bonnard, Savoir aimer, chap. VII, Albin Michel

Une scène de ménage à propos du ménage

« Ce n’est pas toujours par simple méchanceté que nous blessons un être aimé de nos paroles malignes ; elles sont comme une recherche désespérée de toutes les qualités qu’il ne nous montre plus ; nous voudrions, par nos reproches mêmes, le pousser à nous donner tort en se révélant à nous et tandis qu’il nous riposte par des reproches semblables et entretient ainsi le combat, nous avions espéré qu’il allait nous faire tomber les armes des mains, en répondant à nos coups par des rayons. La vie en commun demande superficiellement de la politesse et profondément de la magnanimité. C’est à nous à rompre sans cesse le sortilège de mesquinerie qu’elle jette sur nous, à détraquer par l’intervention de notre personne l’automate en quoi l’habitude allait nous changer. Nous devons provoquer les dépenses de l’autre par nos largesses, appeler son âme lointaine dans son corps tout proche ; notre magie doit l’amener à remplir de sa présence réelle le cadre de sa présence apparente. »

ibid. chap. VIII

Le stoïcisme remis à sa place

09 dimanche Mai 2021

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Abel Bonnard, altérité, amour, bonheur, souffrance, stoïcisme

Comme promis, je présente aujourd’hui quelques textes qui permettent de comprendre en quoi, contrairement à ce que pouvait laisser penser le texte cité dimanche dernier, Bonnard se démarque du stoïcisme. On pourrait dire que le stoïcisme dont nous avons vu des traces dans le précédent extrait est un stoïcisme instrumental : les recommandations stoïciennes ont de la valeur pour nous prémunir de nous perdre dans les amours communes, en revanche elles n’ont plus cours face à ce que Bonnard appelle les « amours suprêmes » qui méritent que nous nous y abandonnions. La distinction de ces deux formes d’amour est pensée – assez classiquement – selon la polarité de la contingence et de la nécessité :

« Pour bien connaître la nature des amours suprêmes, il faut voir par où elles s’opposent catégoriquement aux amours communes : c’est d’abord par le caractère distinctif et absolu du choix qui les a fait naître. Celle-là ou une autre, celle-là ou nulle autre, tels sont les deux pôles entre lesquels se placent toutes les amours possibles. Il n’existe aucun rapport entre les femmes que nous aimons parce qu’il faut bien en aimer une et la femme que nous aimons parce que c’est elle. Les premières ne nous servent qu’à occuper notre cœur, en donnant un emploi à des sentiments qui y existaient avant elles, et nous ne les oublions jamais autant qu’au moment où nous les serrons contre nous ; l’autre tire de nous des sentiments qui n’y auraient pas existé sans elle, et qui sont la réponse que notre nature doit faire à la sienne. »

Abel Bonnard. Savoir aimer

Dans Savoir aimer, Bonnard ne mentionne pas explicitement le stoïcisme, mais, comme on l’a vu la semaine dernière, on le reconnaît sans difficulté dans le contenu de cet « art », dont parle Bonnard ci-dessous, que nous acquerrons en « apprenant à vivre » : art de réduire notre exposition à la souffrance, art de se réfugier dans une citadelle intérieure.

« La condition de tout amour vrai est de croire à l’être qu’on aime. Nous rompons par cette démarche avec toutes les pratiques que nous avons suivies jusque-là, hors de l’amour et dans l’amour même. Nous avions appris à vivre, c’est-à-dire à nous réserver, à nous dédoubler, à n’être jamais trop présents pour n’être jamais trop offerts, à éluder par la politesse toute rencontre réelle avec des gens grossiers, à n’offrir à ceux mêmes pour qui nous éprouvons de la sympathie qu’une surface de notre sensibilité soigneusement mesurée, de façon à ne pas leur donner le pouvoir de nous causer trop de peine. Après avoir d’abord campé en pleins champs, exposés à toutes les surprises, nous avions bâti peu à peu une forteresse à notre cœur : elle est debout sur son plan savant, avec ses ouvrages, ses fossés, ses tours ; de là l’on peut considérer avec assurance quiconque s’approche. Mais voici qu’à la porte de ce château imprenable, nous en offrons les clés à une inconnue qui nous sourit. Sans doute l’imprudence est extrême : nous nous exposons à des chagrins immenses. Le danger d’aimer est de croire, mais le bonheur de l’amour est à ce prix. […]

Il serait trop triste d’apprendre à vivre, si cela nous condamnait à ne plus faire aucune folie : cet art doit seulement nous servir à concentrer les tentatives de notre cœur sur des occasions que notre esprit lui-même a contribué à fixer, et il est bien suffisant s’il fait que nos folies ne soient plus évidemment des sottises. »

ibid.

Si, pour Bonnard, il faut savoir suspendre l’exercice de cet art c’est qu’il ne souscrit pas à la conception stoïcienne du bonheur : non seulement il ne suffit pas de ne pas souffrir pour être heureux, mais de plus, vouloir à tout prix éviter la souffrance ce serait se priver des joies qui font que la vie vaut d’être vécue. A cette recommandation d’Épictète :

« Tu peux être invincible, si tu ne t’engages dans aucune lutte, où il ne dépend pas de toi être vainqueur. »

Manuel, chap. XIX, §.1

on est, en effet, porté à répondre qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Pour Bonnard il n’est certes pas question de s’engager dans n’importe quel combat, en cela les préceptes stoïciens ont leur valeur, mais pour remporter des victoires éclatantes il faut s’exposer au risque de la défaite. Reste à savoir quelle consolation on trouve dans la défaite à se dire qu’il valait la peine de s’y exposer.

Le texte de Savoir aimer (1937) cité ci-dessus a un équivalent dans un ouvrage antérieur L’amitié (1928). On peut notamment y apprécier une critique de l’identification de l’âme à une citadelle :

« Il est un art de vivre et on peut l’apprendre. Mais s’il consistait vraiment à se préserver des déceptions et des peines en se rendant insensible, on aurait horreur de le savoir. En vérité, il ne s’agit pas d’endurcir notre cœur, mais seulement de le protéger. C’est la généreuse étourderie de la jeunesse de se livrer sans réserve et aveuglément à toutes les occasions qui lui sont offertes. Il serait aussi fâcheux de n’avoir pas commencé par là qu’il deviendrait ridicule de continuer de la sorte. Il ne convient pas de laisser aux sots et aux méchants le pouvoir de nous atteindre aisément ; une secrète magie nous permet de les éloigner, et celui même qui se croit aux prises avec nous ne se doute pas qu’il passe à peine à notre horizon, où nous le lorgnons avec une curiosité flegmatique. Qu’un homme qui a appris la vie ait un air de calme et de froideur, qu’il recoure tour à tour, pour écarter le vulgaire, à la politesse ou à l’ironie, il ne fait qu’user de ses droits. Mais prendre pour sa nature ce qui n’en est que les défenses, ce serait la même erreur que de ne pas distinguer une ville de ses remparts. La question n’est pas, pour nous, de ne plus jamais être fous, mais de réserver notre folie pour les occasions qui en sont dignes. Qu’un être paraisse qui, par quelques signes, nous donne à croire qu’il est de la race supérieure, nous déploierons, pour l’accueillir, un enthousiasme qui dépassera infiniment celui de nos premiers temps, car comment comparer la fougue instinctive d’un jeune homme avec la hautaine imprudence d’un homme qui n’ignore rien des dangers auxquels sa folie l’expose et qui trouve sa volupté à les affronter en les connaissant? »

Abel Bonnard, L’amitié

Dans ce même ouvrage Bonnard se livre à une critique explicite du stoïcisme qui a le mérite de montrer que le fond du problème concerne la question du rapport à une altérité qui ne dépend pas de nous dans la réalisation de soi. Pour Bonnard, nous avons besoin d’une altérite qui nous révèle à nous mêmes nos potentialités, l’autre que nous aimons ne saurait se réduire à une occasion, en elle-même indifférente, d’exercer nos vertus.

« Si fort que nous nous appliquions à nous ennoblir et à nous enrichir par nous-mêmes, il y a une douceur, une grâce, une modestie à ne pas refuser, à admettre, à solliciter l’aide du hasard. Cherchons à nous accomplir, sans prétendre nous achever; car nous avons bien le pouvoir de développer à nous seuls ce que nous avons de plus haut, mais non pas celui de vivifier ce que nous avons de plus profond. Il est certains printemps de nous-mêmes que nous ne pouvons connaître que par l’intervention d’un autre être et, autour des palais que nous avons bâtis, il est divin, alors, de voir éclater des jardins qu’il ne dépendait pas de nous de faire fleurir. Qu’un philosophe stoïcien se vante de se suffire : il ne s’aperçoit pas qu’il s’est desséché. La vraie poésie, au contraire, c’est de toujours nous accroître, sans nous suffire jamais, c’est de nous enfoncer en nous sans nous exclure de l’Univers, c’est d’être toujours prêts à recevoir, au bord d’une âme sans cesse agrandie, ceux qui y feront jaillir des sources que nous n’aurions pas pu éveiller. A la volonté de nous ennoblir, nous ajoutons le miracle de les aimer. Après nous être augmentés par notre effort, il est doux de nous enrichir par leur magie. Après nous être retirés aux circonstances, il est doux de rester encore, pour les rencontres que nous espérons, les sujets de la fortune, comme le joueur qui risque tout sur un coup de dés, comme le marin qui a besoin d’un bon vent. Après avoir étendu notre âme jusqu’à en faire un vaste royaume, il est doux de la laisser attendre le lever d’un être, comme les grands pays noyés d’ombre, le soir, attendent la lune. »

Abel Bonnard, L’amitié

Abel met son grain de sel

02 dimanche Mai 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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Abel Bonnard, amour, stoïcisme

Revenons aujourd’hui sur la question évoquée mercredi dernier de la possibilité de se libérer de l’aliénation amoureuse par un exercice de dissection mentale :

« Du moment qu’il ne dépend pas de nous d’éteindre les lumières que notre intelligence allume sur nos sentiments, il faut les rendre plus vives. Notre esprit est le compagnon inévitable que notre cœur doit emmener dans ses aventures, mais ses avis ne nous sont inutiles que tant que nous refusons de les écouter. Une connaissance incomplète de nos amours, telle qu’elle se forme d’elle-même en nous, les irrite et les envenime : une connaissance plus complète y porte la paix. Nous devons d’abord reconnaître que, dans presque tous les cas, elles ne nous rendent malheureux que parce que nous avons le tort d’oublier dans leur cours la misère de leur origine : elles n’ont été d’abord que des amours de hasard : leur ayant fourni une très petite part de nous-même, soit parce que nous n’avions pas le temps ni la liberté de faire davantage, soit parce qu’une avarice expresse nous a retenus, il est absurde, ensuite, de leur adresser des demandes qui sont sans proportion avec ces premiers dons. Nous avons aimé une femme parce qu’elle s’est trouvée là, bien plus selon nos besoins que selon ses attraits, bien plus par facilité que par sympathie, assez contents même qu’elle n’eût rien d’exceptionnel, puisque cela nous dispensait de rien lui apporter de profond. L’occasion et la commodité ont tout fait. Mais ayant pris pour oublier tous les autres êtres une personne qui n’en diffère pas positivement, il n’est que trop naturel que leur médiocrité reparaisse en elle, de sorte qu’au lieu de les effacer, elle les représente seulement plus près de notre cœur. En lui ôtant l’importance indue qu’elle a prise, nous éteignons du même coup la rancune injustifiée qu’elle nous inspire. Le plus grand avantage de ces examens intérieurs est de nous rendre le sentiment de nos torts ou de nos défauts. Rien n’est si ridicule que d’exercer sans cesse sur autrui une critique qu’on ne ramène jamais sur soi. Les gens médiocres trouvent dans leurs amours l’occasion d’affiner leur perspicacité d’une manière incroyable : ils font sur le caractère et la nature de leur adversaire les remarques les plus subtiles et les plus malignes, mais ces instruments si aigus, qui leur servent à le percer, ils ne les retournent jamais contre eux-mêmes, pour s’en faire la moindre piqûre. Un homme d’une certaine qualité agit inversement. Il n’adresse de reproches qu’à soi, puisqu’il est en effet la seule personne au monde qu’il ait quelque pouvoir de changer, et se critiquant selon ce qu’il peut devenir, il se borne à connaître les autres pour ce qu’ils sont. La mauvaise foi est l’âme des vilaines amours, mais elle ne résiste pas aux rayons de l’intelligence. Si ces examens de nos affections ne nous laissent pas dans un état très heureux, du moins ils nous rendent le calme, et nous y trouvons le soulagement d’échapper à des souffrances d’autant plus pénibles que nous y avions conscience de notre laideur. L’action de l’esprit sur les petits sentiments est presque magique : tant qu’il ne les avait pas démêlés, c’était un nœud de serpents, sifflant avec rage ; mais débrouillés, détendus par lui, ils finissent par n’être plus, sous notre regard attentif, que d’inertes bouts de ficelle. »

Abel Bonnard, Savoir aimer, chap. V, Albin Michel

 

Bonnard Abel - Mémoires de Guerre

Il me semble que l’on trouve dans ce texte des échos de thèmes stoïciens.

Tout d’abord, on retrouve l’exercice de désillusion qu’on avait vu l’autre jour chez Marc-Aurèle. Il s’agit d’appréhender objectivement, non seulement l’objet d’amour lui-même (il n’a rien d’exceptionnel) mais également les conditions de naissance de l’attachement pour lui  (« Nous avons aimé une femme parce qu’elle s’est trouvée là, bien plus selon nos besoins que selon ses attraits »).

De même, la recommandation de ne pas avoir de rancune envers l’objet d’amour qui nous déçoit mais de plutôt nous faire grief à nous-même de nos erreurs a des résonances stoïciennes :

Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit.

Epictète, Manuel, Chap. V

Enfin, une troisième convergence avec le stoïcisme réside dans le fait que ce travail intellectuel sur soi apporte la paix de l’âme. 

Cependant en observant que Bonnard oppose cette paix de l’âme au véritable bonheur nous comprenons qu’il n’est pas stoïcien. Un autre élément qui en témoigne c’est que l’analyse ici proposée ne s’applique qu’aux amours  médiocres, Bonnard considérant, à la différence des stoïciens que certaines passions méritent d’être cultivées [1]. On peut évidemment se demander quels sont les attachements susceptibles de résister à ce type de traitement, je suppose que, pour Bonnard, il y a équivalence entre dire qu’une passion mérite d’être cultivée et dire qu’elle peut résister à un regard démystifiant sur son origine.

 

[1] Deux remarques sur ce point.

  1. Je citerai ultérieurement des textes illustrant ce qui reste ici implicite.
  2.  Si Bonnard a écrit de fort belles choses sur l’amour et l’amitié, il importe aussi de reconnaître que ses analyses sont sous-tendues par des présupposés essentialistes et aristocratiques qui ne sont évidemment pas sans rapport avec ses engagements politiques maurassiens puis fascistes.

Relâchement

16 samedi Mai 2015

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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Abel Bonnard, intimité

« Arrivant à notre vie intime trop fatigués de notre vie sociale pour garder la force de commercer une autre existence, nous y mettons nos défauts en liberté, au lieu d’y mettre nos qualités en action, et le champ libre où nous aurions dû dresser les tentes et pavillons de notre plus belle présence n’est ainsi que le terrain vague où nous déchargeons pêle-mêle toutes les laideurs de notre nature. »

Abel Bonnard, L’amour et l’amitié

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