
Un élément étonnant du Savoir aimer d’Abel Bonnard c’est que son analyse de l’amour est complètement hétérocentrée (il n’envisage l’amour que comme relation d’un homme et d’une femme) alors que lui-même était notoirement homosexuel (il dissimulait tellement peu son homosexualité, qu’à l’époque où il était ministre de l’éducation du régime de Vichy il était surnommé « gestapette »). Quelle vérité objective attendre d’un discours qu’on ne peut même pas créditer d’authenticité subjective ? Peut-être est-il possible de discerner des références cachées à ses amours homosexuelles dans le texte mais je ne dois pas maîtriser suffisamment cet art de lire entre les lignes.
Bonnard traite de la relation entre homme et femme avec la grille de lecture hiérarchique et essentialiste dont j’ai déjà parlé plusieurs fois. Ainsi du paragraphe ci-dessous qui distingue deux types de relation homme/femme selon qu’on se situe dans le registre des amours médiocres ou des amours suprêmes :
« Si ce petit livre a trouvé quelques lecteurs attentifs, l’un d’eux aura peut-être remarqué que, dans sa première partie [consacrée aux amours médiocres], il est surtout parlé des liaisons amoureuses en fonction du personnage masculin, au lieu qu’ici l’on fait le contraire ; c’est qu’en effet il dépend d’un homme qui sait vivre de gouverner les amours médiocres où il se trouve engagé, mais les amours supérieures appartiennent aux femmes qui s’y manifestent. Une femme ordinaire est un instrument dont il faut jouer, mais une femme souveraine est une musicienne qu’on écoute ; tandis que l’homme qui lui est uni se borne à jouir de leur bonheur commun, parce que son œuvre est ailleurs, elle crée et entretient ce bonheur, parce que son œuvre est là. »
Le paternalisme envers les femmes se manifeste nettement dans la section consacrée à la jalousie : Bonnard y explique qu’il est mauvais d’être jaloux (la jalousie contrevient à l’idéal de magnanimité qui sous-tend le propos de Bonnard) mais qu’il faut savoir feindre la jalousie pour faire plaisir aux femmes.
« Mais alors même qu’un homme se sent fort peu disposé à ce sentiment, il convient qu’il s’en donne parfois les airs. Paraître jaloux de celle qu’on aime est un hommage qu’on lui doit et que la politesse de l’amour impose. Si gênées que les femmes puissent être par les persécutions des jaloux, il faut que ces vexations soient poussées bien loin pour les excéder, et elles ont pour cette manie une secrète indulgence, parce qu’elles y voient la preuve du prix qu’on leur donne ; il leur paraît très juste qu’un homme perde la tête à la seule idée qu’elles pourraient détourner de lui la moindre de leurs faveurs et leur satisfaction serait complète, si la jalousie qu’elles nous inspirent était un supplice pour nous, sans être un ennui pour elles. Il faut se souvenir qu’il est dans leur nature enfantine de tout désirer à la fois ; celle qui s’enorgueillit d’être aimée comme aucune autre veut encore l’être comme toutes et fière d’être enveloppée des sentiments les plus délicats, elle prétend exciter de même ceux où se marque la violence des amours vulgaires. Aussi doit-on se souvenir de faire de temps en temps le jaloux, deux ou trois fois par mois, par exemple : comme ce sentiment paraîtra toujours très naturel à celle à qui on le manifeste, on n’aura pas besoin de feintes savantes pour la persuader qu’on l’éprouve. »

Sans prétendre épuiser le sujet du sexisme de Bonnard, il convient aussi de mentionner le chapitre qu’il consacre aux femmes dans son ouvrage sur l’amitié. Bonnard recourt à un procédé qui rappelle un peu celui auquel recours Socrate dans l’Hippias majeur : il rapporte les propos d’un ami auquel il tente – plutôt vainement – d’apporter la contradiction. Cet ami soutient une thèse radicale ; les femmes ne sont pas capables d’amitié authentiques car elles ne sont pas faites pour ce sentiment (elles sont faites pour l’amour, évidemment). L’ami mystérieux conteste d’abord l’authenticité de l’amitié entre femmes :
« Les femmes qui se croient amies sont des complices ou des victimes ensemble. Ou bien elles se font part de leurs intrigues et de leurs plaisirs et s’y aident mutuellement. Ou bien, également maltraitées par le sort et meurtries par la grossièreté des hommes, elles se blottissent l’une contre l’autre, se choient, se donnent de petits noms, mais il y a dans leurs sentiments quelque chose d’excessif qui en dénonce l’inanité. »
Abel Bonnard, L’amitié, FeniXX réédition numérique, p. 72
puis il conteste la possibilité d’une authentique amitié entre homme et femme. Les arguments sur ce sujet rebattu ne sont pas d’une folle originalité mais cela donne lieu à d’amusantes descriptions de ce qu’on n’appelait pas encore friendzone :
« Considérez d’autre part que rien n’est si utile aux femmes que d’avoir à leurs ordres, sous le nom d’amis, des hommes qui leur sont à la fois commodes et indifférents, qui leur rendent mille services, qui débrouillent pour elles toutes les difficultés pratiques et qu’on paye avec des sourires dont rien de positif ne suit jamais la douceur. Mais venons au principal : ces amitiés caressent l’amour-propre de ceux qui les forment, non seulement des femmes, mais même des hommes. Oui, mon cher, il y a des hommes à la fois si modestes et si vains qu’ils sont flattés d’être les amis des femmes, de se montrer avec elles, de pendre à leur présence comme des breloques : avouez qu’on ne saurait être fat à meilleur marché. Ils endossent la veste grisâtre du confident avec le même orgueil que si c’était l’habit galonné du jeune premier et se pavanent sous cette triste livrée. Quant aux femmes, c’est à très juste titre qu’elles s’enorgueillissent d’avoir beaucoup d’hommes autour d’elles. Ces amis qu’elles rassemblent prouvent à la fois le pouvoir de leurs charmes et la fermeté de leur vertu, car vous n’ignorez pas qu’elles les présentent comme autant d’amoureux domptés, désarmés, aplatis, et réduits à servir sans manifester aucune exigence. […] Ainsi leurs amis servent à leur gloire. Mais ils ont une utilité plus profonde encore. Les femmes ont besoin d’en être entourées pour garder confiance en elles et pour essayer innocemment sur eux les moyens qu’elles exerceront dans l’amour. […]
Voici un soupirant fastidieux, qui ne leur plaît en rien, auxquelles elles sont bien décidées à ne jamais rien accorder. Croyez-vous qu’elles vont le laisser-aller ? Que non ! Elles le conserveront dans la chambre froide de l’amitié. […]
Les femmes estiment leurs amis, cela va de soi. Comment n’apprécierions-nous pas ceux qui nous admirent ? Comment ne trouverions-nous pas qu’ils ont le goût excellent ? En louant les qualités de leur esprit, nous relevons d’autant la valeur du suffrage qu’ils nous donnent. mais qu’au fond d’elles-mêmes, dans les régions sincères et primitives de l’instinct, elles puissent faire vraiment cas de leurs amis, c’est ce que je ne crois pas : elles resteront toujours surprises et comme déçues de voir qu’ils se contentent de ce qu’elles leur donnent. Car si les femmes méprisent ostensiblement les hommes qui, dans leurs rapports avec elles, ne pensent qu’au physique, j’ai bien peur qu’elles ne méprisent secrètement ceux qui n’y pensent pas. […] Je crois même […] que ce qui plaît le plus à certaines, dans ces amitiés, c’est la victoire qu’elles remportent sur l’homme et l’humiliation qu’elles lui infligent. […]
Les amis des femmes ressemblent à ces vieux officiers de l’ancien régime à qui les plus longs services ne valaient jamais que des grades subalternes et qui se voyaient toujours supplantés par des colonels qu’improvisait la faveur. Ces hommes assidus et discrets sont nécessaires aux femmes pour leur donner des preuves permanentes de leur pouvoir et les empêcher de douter d’elles. Mais, entourées de leurs soins, de leurs égards et de leurs respects, elles rêvent à toute autre chose : une femme attend, parmi ses amis, un homme qui ne sera pas comme eux. »
ibid. p. 79 – 82