– Vous voyez la rivière là-bas? On l’atteindrait en deux minutes. Il a fallu un mois aux Anglais pour l’atteindre. Tout un Empire, qui progressait très lentement. Les premiers rangs étaient fauchés. Les suivants prenaient aussitôt la relève. Face à un autre Empire qui reculait tout aussi lentement, quelques centimètres par jour, qui abandonnait ses morts, comme un million de petits tapis plein de sang. Personne en Europe, aujourd’hui, ne serait capable de le refaire.
– Comment ça ? dit Abe North. On vient à peine d’arrêter les combats en Turquie. Et au Maroc …
– C’est différent. Ce qui s’est passé ici, sur le front occidental, personne n’est capable de le refaire. Pas avant très, très longtemps. Les jeunes gens s’imaginent qu’ils pourraient le refaire. Ils se trompent. Ils pourraient peut-être refaire la bataille de la Marne. Mais, pour faire ce qui s’est passé ici, il fallait une foi aveugle, des années d’abondance derrière soi, des certitudes sans mesure, et, entre toutes les classes sociales un parfait équilibre de relations. Les Russes et les Italiens ne se sont pas très bien battus, sur ce front. Pour bien se battre, il fallait tout un matériel d’émotions et de force d’âme, hérité de temps si anciens qu’on en a perdu jusqu’au souvenir. Tout un matériel de veillées de Noël, de cartes postales représentant le Prince hériter et sa fiancée, de petits cafés à Valence, de tonnelles à Unter den Linden, où l’on boit de la bière, de mariages à la Mairie, d’arrivées du derby d’Epsom,et beaux favoris touffus sur les joues de votre grand-père.
– C’est le général Grant qui a inventé ce genre de bataille à Petersburg, en 1865.
– Absolument pas. Le général Grant a inventé la boucherie en gros. La bataille dont je vous parle a été inventée par Lewis Carroll, par Jules Verne, par l’auteur de Ondine, par les curés de campagne qui jouent aux boules, les marraines de guerre de Marseille, les jeunes filles séduites dans les chemins creux du Wurtemberg ou de la Westphalie. En un mot, ça a été une bataille d’amour. Tout un siècle d’amour de la classe moyenne a été sacrifié ici. Ça a été la dernière bataille d’amour.
F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit
trad. Jacques Tournier, LP p.97