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« Ose le dire encore une fois pour toi-même : plus que le malheur d ‘autrui, ce qui te tourmente c’est de ne pas savoir quoi faire de toi face au malheur d’autrui. »
Witold Gombrowicz, Journal II, p. 242
22 vendredi Avr 2022
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« Ose le dire encore une fois pour toi-même : plus que le malheur d ‘autrui, ce qui te tourmente c’est de ne pas savoir quoi faire de toi face au malheur d’autrui. »
Witold Gombrowicz, Journal II, p. 242
20 mercredi Avr 2022
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Il y a quelques temps j’ai cité cet étonnant texte de Gombrowicz qui rapporte les tirades contre l’équitation dans lesquelles il se lançait pendant qu’il bénéficiait de l’hospitalité d’éleveurs de chevaux. Cette carrière de troll il l’a manifestement commencée très jeune, et sa première cible fut, semble-t-il, sa mère :
« La guerre que mes frères aînés et moi-même avons menés contre ma mère consistait surtout à contredire systématiquement ce qu’elle disait. Il suffisait que ma mère remarquât en passant qu’il pleuvait et une force très puissant me contraignait immédiatement à constater avec un étonnement étudié, comme si je venais d’entendre la plus grande absurdité : « Comment ! ,mais qu’est-ce que tu racontes? Le soleil brille! »
Je pense que cet entraînement précoce au mensonge flagrant à l’absurdité manifeste, m’a beaucoup servi plus tard lorsque j’ai commencé à écrire.
Mais comme nous étions trois – ma sœur ne prenant aucune part à ce sport -, notre maison se mit peu à peu à ressembler à une maison de fous[…]. L’incessante et démentielle polémique avec ma mère s’appliquait à tous les problèmes possibles : philosophiques, moraux, religieux, sociaux, familiaux, mondains. Si ma mère louait quelqu’un, il fallait que nous le blâmions. Si quelque chose lui plaisait nous n’avions de cesse de chercher la petite bête. Son extraordinaire naïveté faisait qu’elle se laissait entraîner dans ces discussions épouvantables – ce qui bien sûr nous réjouissait chaque fois davantage. le jeu ! Ces batifolages nous permettaient d’oublier les dissensions plus profondes, plus dramatiques, qui se dissimulaient derrière, et nous facilitaient beaucoup les contacts avec ma mère. C’est sans doute de là que vient ce culte du jeu que l’on trouve dans mon œuvre, et ce qui m’a fait comprendre son immense importance dans la culture. »
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne
extrait repris dans Contes et romans, Gallimard Quarto, p. 16 – 19
Marcelina Antonina Gombrowiczowa, mère de Witold Gombrowicz
18 lundi Avr 2022
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Poursuivons l’exercice consistant à faire se rencontrer Gombrowicz et Adorno. Nos deux auteurs se croiseront, cette fois, d’encore plus loin que lors des deux premiers épisodes où j’avais rapproché leurs points de vue d’une part sur l’état de la culture après les traumatismes du XXe siècle et d’autre part sur l’existentialisme. En effet, si, dans l’extrait du Journal de Gombrowicz qu’on lira ci-dessous, il est bien question de retournement dialectique et d’Aufklärung, il faut reconnaître que le processus dont il est question n’a pas grand chose à voir avec ce qui fait l’objet de l’ouvrage de la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer.
Pour faciliter la compréhension de l’extrait cité il faut donner un aperçu de son contexte : Gombrowicz commente un texte de Czesław Miłosz consacré à Stanislaw Brzozowski un essayiste polonais mort en 1911. Je ne connais de ce texte que ce qu’en dit Gombrowicz. L’essentiel me semble synthétisé par le passage suivant :
« Milosz prend le parti de Brzozowski, Milosz veut que l’intelligentsia rattrape l’Occident. Il illustre l’élan de la Pologne d’après-guerre vers « l’européanisme » et la « modernité ». »
Witold Gombrowicz, Journal II, Folio, p. 279
Auquel succède la définition par Gombrowicz de sa propre position :
« Eh bien moi, gentilhomme et hobereau, noble seigneur d’une autre époque , j’étends la main et je dis :
– Doucement ! Vous vous trompez de chemin ! Au diable tout cela ! ça ne vous servira de rien ! »
C’est pour étayer cette position de défiance envers l’enthousiasme modernisateur que Gombrowicz s’attache à mettre en lumière un retournement dialectique du mouvement de l’Aufklärung. Cependant, il ne s’agit pas ici, comme chez Adorno et Horkheimer, d’un renversement de l’émancipation en domination mais plutôt d’un renversement de l’intelligence en bêtise.
« Seulement voilà… il y a cette fatale dialectique de l’histoire… aujourd’hui, à mon avis, cette période [Gombrowicz fait référence à l’élargissement intellectuel qu’ont représenté le marxisme et l’existentialisme au sortir la deuxième guerre mondiale] s’achève tandis que s’annonce le temps de la Grande Déception. Nous nous sommes aperçu, certes, que l’ancienne bêtise avait disparu, mais pour laisser la place à une nouvelle — engendrée justement par l’intellect, son sous-produit, hélas, la bêtise intellectuelle…
Milosz reconnaîtrait avec moi, je suppose, que le hobereau de Brzozowski était moins exposé à la bêtise que les hommes d’aujourd’hui. La vision du monde que l’on avait alors reposait sur l’autorité, principalement celle de l’Église, le hobereau allait à la messe le dimanche et les autres jours de la semaine il se livrait à des méditations innocentes : valait-il mieux, par exemple, semer de l’avoine ou du trèfle? Ceux mêmes qui bénéficiaient d’une vie intellectuelle plus riche ne se mettaient pas à philosopher, la philosophie se faisait en marge, c’était quelque chose d’important peut-être mais de lointain. Aujourd’hui chacun de nous doit penser le monde et la vie pour son propre compte car les autorités ont fait long feu. Ajoutons que l’intelligence est caractérisée par une naïveté inouïe, une étrange jeunesse l’anime, ce n’est pas pour rien qu’elle est une des plus récentes réalisations de l’humanité, la plus jeune sans doute… ces intellectuels pleins de fougue ont donc ordonné : pense par toi-même, avec ta propre cervelle, ne fais confiance à personne sans avoir vérifié — et comme si ce n’était pas suffisant, ils ont donné pour consigne de « vivre sa pensée ». Une paille ! Non seulement je dois penser, mais en plus prendre ma pensée au sérieux et la nourrir de mon propre sang ! Les résultats monstrueux ne se sont pas fait attendre. Les penseurs fondamentaux, remontant aux sources pour se reconstruire des mondes à eux, sont devenus légion ; la philosophie est devenue obligatoire. Pourtant l’accès à la pensée la plus élevée, la plus approfondie, illustrée par quelques grands noms, n’est pas chose facile : et voilà que nous nous sommes enlisés dans le marécage affreux d’une pensée approximative, caractérisée par une incapacité généralisée à assimiler, dans la bourbe et la boue d’une demi-profondeur.
Mais oui, très sympathique Milosz, ce qui se passe de nos jours en matière d’intellect et d’intellectuels est tout simplement un scandale — et une mystification, une des plus grandioses de l’histoire. L’intellect a longtemps servi à « démystifier », jusqu’au moment où il est devenu lui-même l’instrument d’un monstrueux mensonge. Le savoir et la vérité ont depuis longtemps déjà cessé d’être le souci principal de l’intellectuel — remplacés tout simplement par celui de ne pas laisser voir qu’on ne sait pas. L’intellectuel, qui étouffe sous le poids des connaissances qu’il n’a pas assimilées, biaise comme il peut pour ne pas se laisser attraper. Quelles précautions prend-il ? Formuler les choses astucieusement pour ne pas se laisser coincer sur des mots. Ne pas pointer son nez au-delà de ce qu’il maîtrise plus ou moins. Employer des notions sans développer, comme si elles étaient connues de tous mais en fait pour ne pas trahir sa propre ignorance. Laisser entendre qu’il sait. On a vu naître un art particulier : celui de s’escrimer habilement avec des idées qu’on ne possède pas, en faisant mine d’avoir des bases solides. Une façon particulière de citer et de faire usage des noms. »
ibid. p. 276 – 278
28 lundi Mar 2022
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Le premier épisode de la confrontation entre Gombrowicz et Adorno postait sur la culture, l’épisode du jour portera sur la critique de l’existentialisme.
« Les orientations qui portent comme devises des dérivés de l’existere latin voudraient en appeler à l’effectivité de l’expérience vivante contre la science particulière aliénée. Par peur de la réification, elles reculent devant ce qui a une teneur chosale. En sous-main, cela devient pour elle un exemple. Ce qu’elles soumettent à l’ἐποχή se venge d’elles en imposant sa puissance derrière le dos de la philosophie, dans les décisions qui pour elle sont irrationnelles. Le penser expurgé de contenus chosaux n’est pas supérieur à la science particulière dépourvue de concepts ; toutes ces versions tombent pour une seconde fois précisément dans ce formalisme qu’elles combattent au nom de l’intérêt essentiel de la philosophie. Ce formalisme est rempli après coup d’emprunts contingents provenant particulièrement de la psychologie. L’intention de existentialisme, du moins dans sa forme française radicale, serait réalisable non dans la distance aux contenus chosaux mais dans leur proximité menaçante. On ne saurait surmonter la séparation entre le sujet et l’objet par la réduction à l’essence de l’homme, quand bien même cette essence serait celle de l’individuation absolue. »
Theodor Adorno, Dialectique négative, p. 47
*
« Je n’étais peut-être pas tellement loin de choisir une existence qu’ils appellent authentique — au rebours de la vie légère de l’instant, cette vie qu’ils disent banale —, de la choisir, si grande est la pression universelle de l’esprit de sérieux. Dans les temps rudes que nous sommes en train de vivre, il n’existe ni pensée ni art qui ne vous appelle à grande voix : voyons, ne t’esquive pas, n’élude pas, accepte le jeu décisif, assume ta responsabilité ; surtout ne plaisante pas, ne fuis pas, ne te défile pas ! Bon, mais moi, je voulais tout de même essayer de ne pas me mentir au sujet de ma propre existence. Alors, je me mis en devoir d’essayer cette vie authentique et d’user d’une loyauté absolue vis-à-vis de l’existence. Eh bien non, ça n’allait pas, car cette authenticité se révélait encore plus mensongère que tout l’arsenal de mes bonds, sauts, feintes et cabrioles pris ensemble. Avec mon tempérament d’artiste, si je ne m’y connais guère en théorie, je possède pas mal de flair quand il s’agit de style. Lorsque, pour vivre, j’eus recours au maximum de conscience, en essayant d’établir mon existence en elle, je m’aperçus qu’il m’arrivait quelque chose de stupide. Rien à faire! rien ne marchait. Il est absolument impossible de se plier aux exigences de l’« existence authentique », et de prendre en même temps son café-crème avec des croissants au goûter — non, il n’est pas possible de concilier la « conscience définitive » avec le fait qu’on circule en pantalon et qu’on parle au téléphone. Vous pouvez inventer tout ce que vous voudrez, mettre ce machin à toutes les sauces, il y a là quelque chose d’irréconciliable.
Mais attention, ici, essayons de nous entendre, Si je me plains, ce n’est pas tant à cause des difficultés relevant de la réalisation, de la « mise en œuvre » de cette philosophie, attitude excessivement naïve eu égard au genre de la pensée existentialiste, qui n’est pas pensée sur l’existence, mais fonde et établit cette existence. Pour l’artiste que je suis, peut-être même n’y a-t-il pas là de philosophie au sens propre. Moi, quand je parle de l’opposition irrémédiable entre l’« existence authentique » et le café-crème de notre goûter, c’est plutôt à l’expérience intérieure que je fais allusion, celle qui en chacun de nous précède le fait du penser philosophique et le rend possible, — oui, je pense à l’aiguillage préliminaire, qui, des rails du quotidien, nous fait passer sur la voie définitive. Ah, merveilleux savants ! malgré tous les in-folios pondus, cette opposition, ce hiatus, cette plaie demeure en moi aussi béante et criante, aussi crue que si vous ne m’aviez rien appris du tout. Vaines sont vos formules et toutes vos belles paroles! Comment concilier, comment relier le définitif au quotidien? que faire pour nous implanter dans le définitif? et sous quelle forme? Voici que M. Sartre se lève pour m’assurer que la chose est faisable par le truchement, disons, de la phénoménologie. Je le toise, moi, du regard et me remets à chercher, et je me redemande comment accorder ces dires sartriens avec le simple fait qu’il porte un pantalon? Oui, comment passer sur ce moment capital de son évolution où, du Sartre normal et porteur d’un pantalon, est né justement un philosophe ?… Cet instant me chagrine et m’humilie en Sartre autant qu’en moi-même. Autrement dit, quoi qu’on dise ou qu’on écrive, moi artiste, je ne peux m’empêcher d’apporter, à chercher l’homme ordinaire dans le philosophe, la même passion que le philosophe apporte à chercher l’« existence authentique » dans l’homme ordinaire.
Witold Gombrowicz, Journal I, p. 397 – 398
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Un texte qui parle de « teneur chosale » a lui même moins de teneur chosale qu’un texte qui parle de pantalon. Etonnant, non ?
23 mercredi Mar 2022
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« Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. Que cela ait pu arriver au sein même de toute cette tradition de philosophie, d’art et de sciences éclairées ne veut pas seulement dire que la tradition, l’esprit, ne fut pas capable de toucher les hommes et de les transformer. Dans ces sections elles-mêmes, dans leur prétention emphatique à l’autarcie, réside la non vérité. Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. En se restaurant après ce qui s’est passé sans résistance dans son paysage, elle est totalement devenue cette idéologie qu’elle était en puissance depuis qu’en opposition à l’existence matérielle, elle se permit de lui conférer la lumière dont la séparation de l’esprit et du travail corporel la priva. Qui plaide pour le maintien d’une culture radicalement coupable et minable se transforme en collaborateur, alors que celui qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être. Pas même le silence ne sort de ce cercle ; il ne fait, se servant de l’état de la vérité objective, que rationaliser sa propre incapacité subjective, rabaissant ainsi de nouveau cette vérité au mensonge. Si les états de l’est ont en dépit d’un verbiage affirmant le contraire, liquidé la culture et comme pur moyen de domination, l’ont métamorphosée en camelote, il arrive à la culture que cela fait geindre, ce qu’elle mérite et ce vers quoi pour sa part elle tend ardemment au nom du droit démocratique des hommes à disposer de ce qui leur ressemble. Seulement, du fait qu’elle se targue d’être une culture et qu’elle conserve sa monstruosité (Unwesen) comme un héritage qui ne peut se perdre, la barbarie administrative des fonctionnaires de l’Est se voit convaincue de ce que sa réalité, l’infrastructure, est pour sa part aussi barbare que la superstructure qu’elle démolit en en prenant la régie. A l’Ouest on a au moins le droit de le dire. »
Theodor Adorno, Dialectique négative, p. 287 – 288
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« Une question m’intéresse : jusqu’à quel point leurs sinistres expériences peuvent-elles assurer aux écrivains de l’Est une quelconque supériorité sur leurs collègues de l’Ouest ? Il est en effet certain que, du fait de leur chute, ils sont d’une certaine manière, et qui leur est propre, supérieurs à l’Occident, et Milosz fait plus d’une fois ressortir la force et la sagesse spécifiques qu’une telle école de mensonge, de terreur et de déformation méthodiques peut dispenser à ses disciples. Milosz, d’ailleurs, illustre fort bien lui-même cette évolution particulière : son verbe tranquille et coulant, qui examine — avec quelle mortelle sérénité ! — ce qu’il décrit, a je ne sais quel goût de maturité qui diffère tout de même un peu de celle qui a cours en Occident. Je dirais que Milosz dans son ouvrage lutte sur deux fronts : pour lui, il s’agit non seulement de condamner l’Est au nom de la culture occidentale, mais aussi d’imposer à l’Ouest la vision bien distincte qu’on vient d’y vivre ainsi que sa nouvelle expérience de l’univers. […] Milosz lui-même a dit un jour quelque chose d’analogue : d’après lui, la différence entre un intellectuel occidental et son confrère, des pays de l’Est est que, des deux, le premier n’a point reçu une bonne raclée sur le derrière. Aux termes de cet aphorisme, notre atout (car je m’inclus clans le second groupe) serait de représenter une culture violentée, partant plus proche de la vie. Mais Milosz est le premier à connaître les limites de cette vérité — et il serait vraiment lamentable de voir notre prestige s’établir exclusivement sur un fondement ainsi fustigé. Ayant reçu une raclée, elle n’est plus dans son état normal ; or, la philosophie, les lettres et les arts doivent malgré tout être plutôt au service de gens dont personne n’a brisé les dents, déboîté la mâchoire ou mis les yeux au beurre noir. Et voyez seulement comment Milosz s’efforce malgré tout d’adapter sa sauvagerie aux exigences du raffine-ment occidental. L’esprit et la chair. Il arrive que le confort maté-riel exalte la vigilance de notre âme et qu’à l’abri de rideaux douillets, dans l’étouffante atmosphère d’un intérieur bourgeois, naisse une rigueur dont n’auraient même pas rêvé ceux qui se jetaient contre les blindés avec des bouteilles d’essence. Aussi notre culture violentée ne pourrait-elle être utile qu’à la condition d’être une chose bien digérée, assimilée, la forme nouvelle d’une véritable culture, un apport dûment médité et organisé de la Pologne à l’esprit universel. »
Witold Gombrowicz, Journal I, Folio p. 37 – 38
02 mercredi Mar 2022
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Comme je l’ai naguère évoqué à demi-mots, un des drames de ma vie c’est qu’une de mes filles souffre d’addiction au canasson. La lecture de Gombrowicz m’offre un soutien bienvenu dans ma résistance contre l’équitation, comme elle m’avait aidé autrefois à justifier mon refus d’aller chez le coiffeur. Voilà qui compenserait presque le fait qu’elle bouscule mon légitimisme culturel.
« Aujourd’hui, après le petit déjeuner, discussion entre madame Verena, Dus, Jacek et moi, suscitée par mon opinion que l’homme à cheval est saugrenu, ridicule, et offense l’esthétique. Dans cette Acropole chevaline, ma thèse a retenti comme un tonnerre blasphématoire.
J’expliquai qu’un animal n’est pas fait pour porter sur lui un autre animal. Un homme sur un cheval est aussi saugrenu qu’un rat sur un coq, une poule sur un chameau, un singe sur une vache, un chien sur un buffle. L’homme à cheval est un scandale, une perturbation de l’ordre naturel, un artifice plus que choquant, quelque chose de dissonant et de laid. Ils se référèrent aux œuvres des sculpteurs célébrant le cavalier. Je leur ris au nez. Des statues ! L’art a toujours rendu hommage aux conventions, presque autant que la mode L’habitude est déterminante. Nous regardons depuis des siècles des statues équestres et des hommes à cheval, mais si on se lavait un peu les yeux et qu’on y appliquait un regard neuf, on grimacerait de dégoût, car le dos d’un cheval n’est pas une place pour l’homme, pas plus que celui d’une vache.
Nous discutâmes pendant la promenade du matin et, dans le pâturage, soixante juments pur sang tournaient vers nous leurs regards d’une douce tiédeur. Je m’en pris à l’équitation. Un délice ? Un divertissement plaisant et beau? Ha, ha, ha Sursauter sur la bête, se soulever et retomber les jambes écartées, heurtant du derrière cette croupe saillante, sentir sous soi cette bête lourdaude et stupide, si difficile à escalader, presque impossible à diriger, et dont il est si malcommode de descendre ? « Galoper » sur elle à la vitesse d’une bicyclette ? Ou répéter sans cesse le même cent millième saut d’obstacle, sur un animal qui n’est d’ailleurs nullement fait pour sauter? Lutter contre cette désespérante maladresse chevaline dont on ne vient jamais vraiment à bout? Mais ces délices apparentes ne sont que pur atavisme ! Autrefois le cheval était réellement utile, il donnait à l’homme de la hauteur; du dos d’un cheval, un homme dominait les autres. Le cheval, c’était la richesse, la force, l’orgueil du cavalier. De ces temps antédiluviens il vous est resté le culte de l’équitation et l’adoration d’un quadrupède qui a fait son temps. Vous répétez automatiquement l’enthousiasme de vos aïeux et vous vous cognez le postérieur pour honorer un mythe Ce monstrueux sacrilège résonnait farouchement d’un bout à l’autre de l’horizon. Tout pâle, le maître et serviteur de soixante juments de race me regardait… «
Witold Gombrowicz, Journal, Tome 1, p. 517 – 518
Quel merveilleux troll que Gombrowicz : invité chez des propriétaires de chevaux, il vitupère contre l’équitation ; quelques temps plus tard, il va à la rencontre de peintres pour leur expliquer quelle imposture est la peinture !
12 samedi Fév 2022
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Pour compléter ma réponse à la remarque de Luccio dans les commentaires de cet article je vous propose un autre extrait du Journal de Gombrowicz qui éclaire son concept de « gueule » élaboré dès son roman Ferdydurke.
Affiche réalisée par Wiesław Walkuski pour le Festival Gombrowicz à Radom
*
« L’homme que je propose est créé de l’extérieur, il est dans son essence même inauthentique puisqu’il n’est jamais lui-même, rien qu’une forme qui naît entre les hommes. Son « moi » lui est donc attribué dans la sphère de l' »interhumain ». C’est un éternel acteur, mais un acteur naturel, car son artifice lui est congénital, c’est même une des caractéristiques de son état d’homme ; être homme veut dire être acteur, être homme c’est simuler l’homme, « faire comme si » on était homme sans l’être en profondeur, être homme c’est réciter l’homme. Dans ces conditions, comment faut-il comprendre le combat de mon Ferdydurke contre la gueule et la grimace? Il ne s’agit point de conseiller à l’homme d’enlever son masque (quand derrière ce masque il n’a pas de visage); ce qu’on peut lui demander, c’est de prendre conscience de l’artifice de son état et de le confesser. Si je suis condamné à l’artifice, toute ma sincérité consistera à confesser que je n’ai justement pas accès à moi-même. S’il ne m’est jamais donné d’être moi-même, je ne peux sauver ma personnalité de la catastrophe que par ma volonté d’être authentique, un désir opiniâtre qui me fait proclamer envers et contre tous : « Je veux être moi-même », et qui n’est qu’une révolte tragique et désespérée contre ma déformation. Je ne puis être moi-même et pourtant je le veux, je le dois : c’est une des contradictions qu’on n’arrive jamais à résoudre ni à atténuer… D’ailleurs n’attendez pas de moi des remèdes contre des maladies incurables. Ferdydurke se borne à constater cette déchirure intérieure de l’homme — rien de plus. »
Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 485 – 486
07 lundi Fév 2022
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« Qui donc a décidé que l’on ne doit écrire que lorsqu’on a quelque chose à dire ? Allons donc, le principe même de l’art est précisément de ne pas écrire ce qu’on à dire, mais des choses entièrement imprévues. »
Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 390
02 mercredi Fév 2022
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« Je vois, non sans regret, que la discussion fait partie de ces phénomènes de notre culture qui ne nous apportent, d’une manière générale, qu’une humiliation que vous me permettrez d’appeler « disqualifiante ». Essayons de nous demander d’où nous vient le venin honteux dont toute discussion nous abreuve. Nous l’engageons en croyant que son rôle sera d’établir qui a raison et où est la vérité; pour ce faire, nous déterminerons : 1° le sujet, 2° les termes, puis 3° nous veillons à la clarté de l’expression, 4° à la logique de l’exposé. Résultat : une vraie tour de Babel, un vrai chaos d’idées et de mots, et la vérité finit par sombrer dans mille palabres. Enfin, combien de temps allons-nous encore continuer à croire — avec cette naïveté de professeur héritée du siècle dernier — qu’un débat peut s’organiser? N’avez-vous pas encore compris certaines choses ? Vous faut-il vraiment encore plus de palabres, dans un univers qui en est malade, pour enfin comprendre que discuter n’a jamais conduit personne à la vérité? Et vous voudriez éclairer votre nuit avec ce lumignon, alors que les plus grands phares s’efforcent en vain d’en percer les ténèbres?
En vous disant que la discussion est un phénomène du genre « disqualifiant », je pensais bien entendu à la discussion de thèmes sublimes et abstraits ; qui, en effet, voudrait risquer le ridicule de débattre des diverses manières de préparer la soupe aux poireaux ? Le ridicule, pourtant, vient non seulement de ce qu’un débat n’est pas à la hauteur de son propos, mais avant tout du fait que nous nous livrons nous-mêmes à une sorte de mystification qui est d’autant plus scandaleuse que le sujet discuté a plus de poids. Nous faisons notamment semblant — devant les autres et devant nous-mêmes — de rechercher la vérité, mais cette vérité nous sert en somme de prétexte pour jouir pleinement de la discussion, bref de prétexte à notre plaisir personnel. Lorsque vous jouez au tennis, vous ne faites croire à personne qu’il s’agit pour nous d’autre chose que de jeu ; mais quand vous échangez force arguments avec votre adversaire, vous refusez d’admettre que la vérité, la foi, la vision de l’univers, les idéals, l’humanité ne sont en réalité que balles qu’on échange; en somme que l’important pour vous est de savoir qui vaincra l’autre, qui va briller et montrer sa valeur dans une joute venant si agréablement combler votre pause de midi.
Est-ce la Discussion qui sert la Vérité, ou la Vérité qui sert la Discussion? Assurément, l’une ne va pas sans l’autre, et c’est sans doute au fond de cette ambiguïté que doit se cacher l’insaisissable élément qui est le secret de notre vie et de notre culture. Un homme qui parle doit néanmoins se rendre compte pourquoi il le fait ; et il suffit que nous passions honteusement sous silence cet aspect moins sérieux de la discussion pour qu’aussitôt notre style commence à grimacer, à craquer et s’effondrer, devenant alors la source de toutes les hontes qui s’ensuivent. Les personnes qui, oubliant les autres, se concentrent et tendent uniquement à trouver la Vérité, pérorent sur un ton aussi pesant que faux, et leur discours, privé de vie, devient non pas une balle mais une scie. En revanche, ceux qui connaissent l’art de faire naître l’agrément, pour qui discuter est à la fois un travail et un jeu — un jeu pour travailler, un travail pour jouer ceux-là ne se laisseront pas accabler; leur échange d’opinions deviendra ailé, sera étincelant de charme, de passion et de poésie, et de plus, indépendamment du résultat, il sera pour eux un triomphe. Alors, même une sottise, une contrevérité n’arriveront pas, si vous savez en jouer, à vous mettre k.-o. »
Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 161 – 163
28 vendredi Jan 2022
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« Dites-le-vous bien : peu m’importent vos arguments et contre-arguments, cette espèce de quadrille où le sage s’embrouille aussi facilement que le dernier des profanes. Parce que moi, qui ressens les hommes d’une manière très directe, j’observe vos visages tandis que vous parlez et j’y vois comment la théorie les creuse de grimaces. Je n’ai pas à constater si vous avez tort ou raison ; pour moi, l’important est que vos raisons ne fassent pas de votre visage une gueule, qu’influencés par leur empire vous ne finissiez pas par devenir haïssables, répugnants et indigestes. Le contrôle des idées n’est pas de mon domaine, il est de constater directement comment une idée peut influencer un homme. Qu’est-ce qu’un artiste ? C’est celui qui vous dit : cet homme parle d’or, mais lui-même est un imbécile. Ou bien : de ces lèvres coule la plus pure des morales, mais attention! impuissant à satisfaire à sa propre morale, cet homme est en passe de devenir une canaille.
Ce raisonnement me paraît avoir son prix, — abstraite en effet de son homme, l’idée ne parvient pas à exister pleinement. Il n’y a d’idées qu’incarnées. Il n’y a d’autre verbe que fait chair. »
Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 190 – 191