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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives Mensuelles: octobre 2014

Anticipation et soulagement

31 vendredi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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anticipation, Joseph Joubert, soulagement

Petit retour, avec un angle nouveau, sur le thème de l’anticipation des malheurs abordé le week-end dernier.

« Des maux inévitables et qu’on a de cesse de prévoir et qui n’arrivent qu’une fois. Quand ils sont arrivés et qu’on les a soufferts, on sent quelque soulagement : on n’a plus du moins à les craindre. »

Joseph Joubert, 31 décembre 1801, Carnets I, p. 439

Considérations sur un hymne de la résistance

30 jeudi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Fantaisie, Paroles et musiques, Perplexités et ratiocinations

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égoïsme et altruisme, Michel Berger

La philosophie allemande a eu ses « 3 H » : Hegel, Husserl, Heidegger, la philosophie française contemporaine a eu ses « 3 M », on pourrait même dire ses « 3 Michel » : Berger, Leeb, Field, qui, en dehors de leur prénom et d’une formation philosophique  ont également en commun d’avoir acquis leur notoriété en dehors de la sphère philosophique.  Je ne sais pas encore si j’aurai un jour le courage de me livrer à une exégèse philosophique des œuvres de Michel Leeb, en attendant je vais m’attaquer à un monument un peu moins impressionnant : une fameuse chanson écrite par Michel Berger et interprétée par France Gall : Résiste.

Considérons le refrain fameux :

Résiste
Prouve que tu existes
Cherche ton bonheur partout, va,
Refuse ce monde égoïste
Résiste
Suis ton cœur qui insiste
Ce monde n’est pas le tien, viens,
Bats-toi, signe et persiste
Résiste

On constate que le monde est mentionné deux fois : ce monde est « égoïste » et il « n’est pas le tien ». C’est parce que les autres sont égoïstes que ce monde n’est pas le tien. Le rapprochement de ces deux vers nous indique que Michel Berger fait sienne la fameuse définition de l’égoïste : un égoïste c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. On objectera peut-être que cette remarque est tendancieuse et qu’il faut interpréter « ce monde n’est pas le tien » comme signifiant, non pas « dans ce monde on ne tient pas compte de tes désirs égoïstes », mais « tu ne peux pas te reconnaître dans ce monde égoïste toi qui es si profondément altruiste ». C’est une possibilité, mais elle n’est guère confirmée par le reste des paroles, car ce sont plutôt les incitations à l’égoïsme, ou du moins à l’affirmation de soi, qui sont récurrentes dans cette chanson [1]. « Face à l’égoïsme des autres la solution est d’être soi-même égoïste », est ce que tel est le  « message » de cette chanson « engagée »? A supposer que ce soit le cas, force est de noter que n’est pas assumé comme tel. Au contraire, dans le dernier couplet, l’affirmation de soi est supposée coïncider avec la recherche de l’émancipation des autres  :

« Danse pour tous ceux qui ont peur
Danse pour les milliers de cœurs
Qui ont droit au bonheur… « 

Tout cela est bel est bon, mais on a un peu l’impression que « les autres » dans cette chanson se divisent  en deux catégories  : les gentilles victimes : ces « milliers de cœur » qui ont « peur » et « droit au bonheur » (et auxquels le slogan « Résiste! » est aussi virtuellement adressé ), et les méchants oppresseurs :  ce « on » qui « t’organise une vie bien dirigée » et qui « veut t’amener à renier tes erreurs » (sans pour autant t’aimer … salaud!). Peut-être Michel veut-il nous parler ici de la lutte des classes? [2]  Ne faudrait-il pas envisager l’hypothèse que l’adversité du « on » dénoncée dans les premiers couplets, résulterait de l’agrégation des attitudes mêmes que recommande la chanson ? N’est pas parce que d’autres cherchent par dessus tout à prouver qu’ils existent, parce qu’ils signent et persistent en cherchant leur bonheur partout, que le monde est égoïste?

[1] Si on interprète cette chanson en lui appliquant l’opposition égoïsme /altruisme, il faut également prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un discours adressé : l’énonciateur n’exprime pas sa propre affirmation de lui même, il recommande à un autre de s’affirmer.  Où l’on retrouve le paradoxe du discours philosophique en faveur de l’égoïsme  : si on fait l’effort de recommander l’égoïsme (au lieu de se contenter d’être simplement égoïste), c’est qu’on se soucie un minimum des autres.

[2] En fait même avec la meilleure volonté herméneutique du monde il est impossible de faire de cette chanson un hymne crypto-communiste. Il suffit de constater que le message a beau être adressé à tous les auditeurs, il reste adressé à chacun individuellement  : le slogan est bien « Résiste », pas « Résistez » ou « Résistons ». A défaut d’avoir affaire à un éloge de l’égoïsme on a manifestement affaire à un propos individualiste. Ni randiste ni marxiste, bergeriste!

 

Dangereuses fréquentations

29 mercredi Oct 2014

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amitié, Elias Canetti

inflammable

« Enflammer ses amis, puis les laisser se consumer tout seuls : comme c’est cruel, mais quoi de plus naturel pour un poète! »

Elias Canetti, Le collier de mouches, p. 11

*

Peut-être est-il utile de préciser que le mot poète (Dichter) ne désigne pas les versificateurs. Canetti se qualifie lui même de poète.

L’art d’éconduire

28 mardi Oct 2014

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égoïsme et altruisme, Clément Marot, rateau

D’UNE DAME,  À UN IMPORTUN

Tant seulement ton repos je désire,
T’avertissant (puisqu’il faut le te dire)
Que je ne suis disposé à t’aimer :
Si pour cueillir tu veux doncques semer,
Trouve autre champ, et du mien te retire.

Bref, si ton cœur plus à ce chemin tire,
Il ne fera que augmenter son martyre,
Car je ne veux serviteur te nommer
Tant seulement.

Tu peux donc bien autre maîtresse élire:
Que plût à Dieu qu’en mon cœur pusses lire,
Là où Amour ne t’as su imprimer!
Et m’ébahis (sans rien désestimer)
Comment j’ai pris la peine de t’écrire
Tant seulement.

Clément Marot, Rondeaux, LXIV

*

La poésie a souvent servi à déclarer sa flamme [1] ou à déplorer un amour non payé de retour, faut-il regretter qu’elle n’ait pas d’avantage servi à repousser les propositions ou à signifier des ruptures? Après tout l’expression « y mettre les formes » prendrait là tout son sens et cet effort ne serait peut-être pas sans bénéfice (« certes je te repousse / je te quitte, mais je t’ai quand même écrit un superbe poème pour te le dire! »).

Ce qui m’intrigue dans ce poème de Clément Marot, c’est l’apparent écart entre son titre et son contenu qui semble suggérer un écart entre les raisons de tenir le discours et les raisons données dans ce discours. Le poème est adressé à un importun mais il n’est pas question de son importunité dans le poème. On ne lui recommande pas de changer de cible  parce qu’il indispose sa cible actuelle (aime quelqu’un d’autre, tu m’emmerdes avec tes déclarations d’amour!), mais pour son bien (aime quelqu’un d’autre, tu souffriras davantage en continuant à m’aimer). Lorsque la raison qu’on donne dans le discours (tu vas souffrir) ne correspond à la raison qu’on a de te tenir ce discours (tu m’importunes), ne faut il pas parler d’hypocrisie? Ici, une motivation altruiste proclamée masquerait une motivation égoïste. Les choses ne sont pas si simples, comme le révèle l’étonnement exprimé à la fin du poème : certes je ne t’aime pas mais je me soucie suffisamment de ton bonheur pour prendre la peine de t’écrire (en vers qui plus est).  La possibilité de distinguer altruisme et égoïsme de la motivation tient peut être à la cause de l’importunité. Si ce qui m’importune ce sont tes lettres d’amour qui encombrent ma boîte aux lettres, tes bouquets de fleurs auxquels je suis allergique, ta présence envahissante qui écarte des prétendants plus attirants … il y aurait hypocrisie à te demander de cesser de me les adresser car cela te fait souffrir. Mais si ce qui trouble mon bonheur c’est le fait même que tu souffres de cette situation, il n’y aurait plus d’hypocrisie car mon souci  de ton bonheur coïnciderait avec mon souci de mon bonheur. Cette coïncidence reste cependant distincte de celle qui existe dans l’amour (parce qu’elle est ponctuelle et non engagée dans la durée?).

On pourrait s’interroger sur l’efficacité comparée des différents types de motifs invoqués en ces circonstances : pour décramponner le soupirant vaut-il mieux lui parler des malheurs auxquels il s’expose ou de la gêne qu’il occasionne [2]? Faute d’expérience personnelle suffisante et de données statistiques, je me garderai de me prononcer. Je me contenterai de signaler une faiblesse potentielle du premier motif : il risque d’être peu efficace sur ceux que l’amour porte à se complaire dans le malheur.

[1] Cela peut d’ailleurs être considéré par les poètes eux-mêmes comme un malentendu sur la nature de la poésie.  Ainsi Valéry considérait qu’il fallait « être singulièrement sot pour attribuer à un poète les sentiments qui paraissent dans ses vers ».

[2] On pourrait interpréter cette alternative en réintroduisant – cette fois du côté du destinataire – le jeu sur l’opposition altruisme / égoïsme.

 

Saisons de la vie

27 lundi Oct 2014

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automne, Murakami Kijô

Ce matin l’automne –
dans le miroir
le visage de mon père

Murakami Kijô

 

Pourquoi il ne faut pas non plus anticiper le meilleur

26 dimanche Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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désir, Marcel proust, surprise

« … je n’ai pas l’idée que la réalité puisse ressembler tant à mon désir, comme autrefois, quand j’espérais une lettre de ma maîtresse, je l’écrivais en pensée telle que j’aurais voulu la recevoir.  Puis sachant qu’il n’était pas possible, le hasard n’étant pas si grand, qu’elle m’écrive juste ce que j’imagine, je cessais d’imaginer, pour ne pas exclure du possible ce que j’avais imaginé, pour qu’elle put m’écrire cette lettre. Si même le hasard avait fait qu’elle me l’écrivît, je n’aurais pas  eu de plaisir, j’aurais cru lire une lettre écrite par moi-même. Hélas, dès le premier amour passé, nous connaissons si bien les choses qui peuvent nous faire plaisir en amour, qu’aucune, la plus désirée, ne nous apporte rien d’extérieur à nous. Il suffit qu’elles soient écrites avec des mots qui sont aussi bien des mots à nous qu’à notre maîtresse, avec des pensées que nous pouvons créer  aussi bien qu’elle, pour qu’en les lisant nous ne sortions pas de nous, et qu’il y ait peu de différence pour nous entre les avoir désirées et les recevoir, puisque l’accomplissement parle le même langage que le désir. »

Marcel Proust, Contre Saint-Beuve (Folio essais, p. 90)

*

Comme le titre de l’article l’indique, il s’agit, avec ce texte, de faire pendant à celui d’hier.

Le premier motif invoqué par Proust pour ne pas anticiper le meilleur relève manifestement de la superstition. Mais c’est une superstition assez sophistiquée qui prétend se fonder sur un raisonnement : il est très improbable que les choses se produisent exactement comme nous les avons imaginées, donc, en imaginant un événement, nous réduisons la probabilité qu’il se produise. Je ne vous ferai pas l’affront de vous expliquer en quoi l’inférence est spécieuse. Cette même superstition est mentionnée dans une des Fictions de Borges : Le miracle secret, mais elle y opère en sens inverse : le héros condamné à mort cherche à empêcher l’exécution d’avoir lieu en imaginant toutes les circonstances possibles de sa mise en œuvre.

Le second motif est davantage digne de prise en considération. L’argument consiste à soutenir qu’anticiper un événement heureux n’est pas souhaitable, non pas car cela réduirait la probabilité qu’il se produise, mais parce que cela réduirait sa capacité à nous rendre heureux. En savourant l’événement par anticipation on supprimerait le plaisir de la bonne surprise ; plus on aurait joui par avance d’imaginer l’événement heureux, moins il resterait à jouir au moment où l’événement se produit. A quoi on pourrait ajouter qu’en anticipant ainsi le meilleur on accroit le risque de déception au cas où il ne se produirait pas.

Cette raison de ne pas anticiper le meilleur peut sembler incohérente avec l’explication de l’inutilité d’anticiper le pire donnée par Pessoa dans le texte cité hier.  En effet, dans un cas on nous explique que l’anticipation annule l’effet de surprise de l’événement (heureux), dans l’autre  on nous explique au contraire que l’anticipation ne nous empêche pas d’être pris par surprise par l’événement (malheureux). Soutenir que les deux ont raison revient à dire qu’on peut se priver des bonnes surprises sans pouvoir se prémunir des mauvaises surprises. Mais comment justifier une telle asymétrie? Pourquoi les événements malheureux garderaient ils un effet de surprise que perdraient les événements heureux? Faut-il invoquer une providence maligne comme le suggère Pessoa à la fin de l’extrait cité hier? Pour justifier une éventuelle asymétrie entre l’anticipation des événements heureux et celle des événements malheureux peut-être est il préférable de considérer d’abord les mécanismes psychologiques qui pourraient en rendre compte. On peut imaginer l’argument suivant : l’anticipation des événements malheureux ne nous prémunit pas contre l’effet de (mauvaise) surprise comme l’anticipation de événements heureux nous prive de l’effet de (bonne) surprise car la souffrance de l’anticipation d’un événement malheureux n’est pas homogène à la souffrance procurée par l’événement réel comme la satisfaction procurée par l’anticipation de la satisfaction à venir est homogène à la satisfaction procurée par l’événement réel. Pour reprendre une formule de Proust, si « l’accomplissement parle le même langage que le désir », il ne parlerait pas le même langage que la crainte. Pour le dire autrement, si la souffrance nous prend toujours par surprise, ce serait parce que l’anticipation de celle-ci ne nous a pas fait suffisamment souffrir par avance. A la lumière de cette hypothèse on pourrait reconsidérer le procédé stoïcien d’anticipation des événements susceptibles de troubler l’âme et défendre l’idée que les conditions qui rendraient ce procédé efficace pour nous permettre de garder notre impassibilité face à un événement le rendraient également nuisible (pour éviter la souffrance causée par un événement il faudrait se torturer par anticipation). On notera pour finir que l’hypothèse psychologique que j’envisage pour expliquer l’asymétrie entre l’anticipation du meilleur et celle du pire n’implique pas l’adoption d’une cosmologie pessimiste, l’adhésion à l’hypothèse d’une providence maligne. Le fait fâcheux qu’il soit plus facile de se priver d’une bonne surprise que de se prémunir d’une mauvaise serait le sous-produit du fait avantageux que l’imagination serait plus adaptée à nous délecter par anticipation qu’à nous torturer. Mais trêve de spéculations au conditionnel, il faut désormais que je comble mon ignorance des travaux empiriques en psychologie qui doivent bien exister sur le sujet.

De l’inutilité de se préparer au pire

25 samedi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations, Pessoa est grand

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Epictète, Fernando Pessoa, souffrance, stoïcisme, surprise

LeBrun- étonnement

« L’âme humaine est victime de la douleur de façon si inéluctable qu’elle éprouve de la douleur à une surprise pénible, même dans le cas où il aurait dû s’y attendre. Tel homme, qui a discouru sa vie entière sur l’inconstance et la légèreté des femmes comme de choses naturelles et typiques, va éprouver toute l’angoisse d’une amère surprise lorsqu’il se trouvera trahi en amour – absolument comme si la fidélité et la constance de la femme avaient toujours été pour lui un dogme intangible, et son plus sûr espoir. Tel autre, pour lequel tout est creux et tout est vide, va sentir la foudre s’abattre sur lui le jour où il découvre que le monde tient pour nul tout ce qu’il écrit, que ses efforts pour enseigner sont parfaitement vains, ou que l’idée de transmettre son émotion est totalement irréalisable.

N’allez pas croire que les hommes à qui ce genre de malheur arrive (ces malheurs là ou d’autres) aient manqué de sincérité lorsque, dans leur discours ou leurs écrits, ils laissaient prévoir que ce type de malheur était prévisible, voire certain. La sincérité d’une affirmation intelligente n’a rien à voir avec le naturel d’une émotion spontanée. Pourtant les choses semblent bien se passer ainsi, l’âme semble bien connaître de ces surprises, simplement pour que la souffrance ne vienne jamais à lui manquer, que l’opprobre ne cesse de la marquer et que le chagrin ne se fasse jamais trop rare, part égalitaire de chacun dans la vie. […] « 

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §. 245, p.255

*

Le propos de Pessoa dans cet texte revient à frapper de nullité une pratique recommandée par les stoïciens : anticiper les événements qui peuvent troubler l’âme pour accroître sa capacité à conserver sa sérénité lorsque l’événement se produira réellement. On peut penser à ces deux recommandations du manuel d’Epictète :

« Lorsque tu dois entreprendre quelque chose, rappelle-toi ce qu’est la chose dont il s’agit. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui arrive au bain, les gens qui vous éclaboussent, qui vous bousculent, qui vous injurient, qui vous volent. Ainsi, tu seras plus sur de toi en allant baigner, si tu te dis aussitôt ·:  «  Je veux me baigner, mais je veux encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature.» Et qu’il en soit ainsi pour toutes actions. De cette manière, s’il te survient au bain quelque traverse, tu auras aussitôt présent à l’esprit : « Mais je ne voulais pas me baigner seulement, je voulais encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature. Je ne la maintiendrais pas, si je m’irritais contre ce qui arrive. »

Manuel, chapitre IV

« Que la mort, l’exil et tout ce qui semble redoutable soient présents à tes yeux tous les jours; la mort surtout, et jamais tu n’auras de pensées lâches, ni de désirs immodérés. »

Manuel, chapitre XXI

*

Je n’ai pas encore recherché ce qui a pu être écrit sur la relation de Pessoa au stoïcisme. A première vue la relation ne me semble pas simple à décrire. D’une part, on ne peut qu’opposer à la recherche stoïcienne de la tranquillité de l’âme la complaisance de Pessoa (sous l’hétéronyme de Bernardo Soares) pour la description de l’intranquillité et du taedium vitae (ce qui va ponctuellement jusqu’au souhait, bien peu stoïicen de répandre cette intranquillité). Mais d’autre part Pessoa avait conçu un autre hétéronyme  : le baron Teive, dont aucun texte ne fut publié de son vivant mais dont les écrits publiés depuis ont été réunis sous le titre : L’éducation du stoïcien (il s’agit d’un des titres envisagés par Pessoa pour un ouvrage qu’il n’acheva pas). On pourrait envisager de comprendre la relation de Pessoa au stoïcisme en fonction de l’opposition entre deux de ses hétéronymes : Bernardo Soares et le Baron Teive :

« On ne peut publier le Baron de Teive sans évoquer aussitôt Bernardo Soares : ces deux « hétéronymes » ont été tour à tour les « auteurs », prévus par Pessoa, du Livre de l’intranquillité, et le parallèle s’impose de lui-même. Ou plus exactement l’opposition comme en miroir. Le Baron de Teive / Bernardo soares ; L’éducation du stoïcien / Le livre de l’intranquillité. L’antithèse est flagrante et pourtant […] les deux termes sont intimement liés. Le Baron de Teive connaît un sort tragique et fascinant ; une quête de la perfection qui peut rappeler l’exigence mallarméenne, mais qui ira « jusqu’au bout », selon une logique inflexible.

C’est ce côté implacable du baron de Teive qui contraste si fortement avec les atermoiements, auto-analyses et introspections sans fin de Bernado Soraes. Le Livre de l’intranquillité est le livre du désespoir ; L’éducation du stoïcien est le livre du suicide – non seulement d’un homme, amis d’un créateur se heurtant à ses propres limites. « 

Présentation par Françoise Laye de sa traduction de L’éducation du stoïcien
Christian Bourgois 2000, p 7-8

Outre l’effet de brouillage lié au fait que les deux hétéronymes ont été envisagés pour le Livre de l’intranquillité, il faut signaler que parmi les textes de cet ouvrage certains ont une tonalité stoïcienne.

« Le sage véritable adopte intérieurement une attitude telle que les événements extérieurs ne viennent l’affecter que de manière absolument minime. Il doit dans ce but se cuirasser en s’entourant de réalités qui soient plus proches de lui que les faits eux-mêmes, et qui les filtrent pour les mettre en accord avec elles-mêmes avant qu’ils ne lui parviennent. »

Le livre de l’intranquillité, §. 97, p. 128

*

Pour revenir au §. 245 du Livre de l’intranquillité, il me semble que son opposition aux stoïciens concerne non le caractère désirable de leur idéal mais l’efficacité d’un moyen proposé pour l’atteindre. La divergence porte en particulier sur la relation entre jugement et émotion : l’efficacité des procédés stoïciens présuppose une relation entre jugement et émotion que conteste le texte qui m’occupe. On pourrait ainsi opposer l’affirmation de Pessoa / Soares selon laquelle : « la sincérité d’une affirmation intelligente n’a rien à voir avec le naturel d’une émotion spontanée » avec ce principe inlassablement répété par Epictète : « lorsque quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère ». Mais le désaccord avec les stoïciens ne se limite pas à un point de psychologie il se manifeste également dans la « cosmologie » : on assiste à la fin de l’extrait à une sorte de retournement pessimiste de la providence stoïcienne  :

« Pourtant les choses semblent bien se passer ainsi, l’âme semble bien connaître de ces surprises, simplement pour que la souffrance ne vienne jamais à lui manquer, que l’opprobre ne cesse de la marquer et que le chagrin ne se fasse jamais trop rare, part égalitaire de chacun dans la vie. »

Je ne creuserai pas davantage ce point aujourd’hui car la relation de Pessoa au pessimisme mériterait un article à part entière.

Another’s sorrow

24 vendredi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Divers vers, Paroles et musiques

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compassion, Martha Redbone, souffrance, William Blake

Blake-sorrow

On Another’s Sorrow

Can I see another’s woe,
And not be in sorrow too?
Can I see another’s grief,
And not seek for kind relief?

Can I see a falling tear,
And not feel my sorrow’s share?
Can a father see his child
Weep, nor be with sorrow filled?

Can a mother sit and hear
An infant groan, an infant fear?
No, no! never can it be!
Never, never can it be!

And can He who smiles on all
Hear the wren with sorrows small,
Hear the small bird’s grief and care,
Hear the woes that infants bear –

And not sit beside the nest,
Pouring pity in their breast,
And not sit the cradle near,
Weeping tear on infant’s tear?

And not sit both night and day,
Wiping all our tears away?
O no! never can it be!
Never, never can it be!

He doth give His joy to all:
He becomes an infant small,
He becomes a man of woe,
He doth feel the sorrow too.

Think not thou canst sigh a sigh,
And thy Maker is not by:
Think not thou canst weep a tear,
And thy Maker is not near.

O He gives to us His joy,
That our grief He may destroy:
Till our grief is fled and gone
He doth sit by us and moan.

William Blake, Songs of innocence

*

Parmi les diverses mises en musique de ce poème, j’en signalerai deux.

Une version blues par Martha Redbone qui a semble-t-il consacré un album – The Garden of Love – à William Blake.

Un extrait de la B.O. du film A little princess, composée par Patrick Doyle. Je n’ai pas vu ce film, mais il semble que ce soit l’adaptation cinématographique du roman dont mes plus si jeunes lecteurs connaissent l’adaptation en série d’animation sous le nom de Princesse Sarah.

Pardonnable, pardonné

23 jeudi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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Jacques Derrida, pardon

Jacques Derrida soutenait à propos du pardon une thèse apparemment paradoxale :

« Il n’y a de pardon, s’il y en a, que de l’im-pardonnable »

Si vous souhaitez comprendre cette thèse il vous faudra lire Pardonner –  L’impardonnable et l’imprescriptible, (ce que je n’ai pas (encore) fait) ; si vous avez la flemme, ou si Derrida n’est pas votre tasse de thé vous pourrez vous contenter de l’explication ci-dessous, extraite d’un entretien avec Michel Wieviorka :

« Il faut, me semble-t-il, partir du fait que, oui, il y a de l’impardonnable. N’est-ce pas en vérité la seule chose à pardonner? La seule chose qui appelle le pardon? Si l’on n’était prêt à pardonner que ce qui paraît pardonnable, ce que l’Église appelle le «péché véniel», alors l’idée même de pardon s’évanouirait. S’il y a quelque chose à pardonner, ce serait ce qu’en langage religieux on appelle le péché mortel, le pire, le crime ou le tort impardonnable. »

Je crois qu’il y a, sur la question du pardon, plus de derridiens que ce que la réputation de philosophe abscons de Maître jacques pourrait laisser penser. Pour voir le public des derridiens s’élargir, considérons la thèse citée ci-dessus non plus  dans la perspective de celui qui est en position de pardonner, mais dans la perspective de celui qui a quelque chose à se faire pardonner. Avec un brin de mauvaise foi on pourra essayer de fonder sur la thèse de Derrida l’attitude suivante qui n’est pas si exceptionnelle :

A a quelque chose à se faire pardonner par B, il demande à B ce qu’il doit faire pour se faire pardonner. B lui suggère d’accomplir l’action C, mais finalement A ne le fait pas.

Comment expliquer l’attitude de A ? Pourquoi demander ce qu’on doit faire pour se faire pardonner, si c’est finalement pour ne pas le faire? On peut défendre l’idée que lorsque A demande ce qu’il doit faire pour se faire pardonner, il veut savoir, au fond,  si ce qu’il a fait est pardonnable. En indiquant quelque chose à faire, B fait ipso facto entrer la faute de A dans la sphère du pardonnable, quand bien même A n’accomplirait pas l’action pénitentielle.  Si on attribue à A l’adhésion à une forme (dévoyée) de la thèse de Derrida on peut comprendre que A soit suffisamment rassuré de se savoir pardonnable et ne pousse pas plus loin sa quête de pardon.  Si seul l’impardonnable appelle le pardon, une action pardonnable n’appelle pas le pardon, comme si elle n’avait pas besoin d’être pardonnée, comme si elle était déjà pardonnée.

A n’a peut être pas tort de penser que le plus dur est fait, si en montrant qu’il cherchait à se faire pardonner, il a obtenu que sa faute soit considérée comme pardonnable. Mais en n’allant pas jusqu’au bout de la démarche peut-être commet-il une nouvelle faute dont il n’est pas certain que B la jugera pardonnable.

Étonnant ou admirable?

22 mercredi Oct 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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admiration, étonnement, Joseph Joubert

Charles Le Brun - admiration

Charles Le Brun – admiration

« Étonnant, admirable. Ce qui étonne, étonne une fois ; mais ce qui est vraiment admirable  est de plus en plus admiré:

et qui toujours plus beaux , plus ils sont regardés… [1] »

Joseph Joubert, février 1815, carnets II, p. 491

[1] Nicolas Boileau, Chant III

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