
« L’âme humaine est victime de la douleur de façon si inéluctable qu’elle éprouve de la douleur à une surprise pénible, même dans le cas où il aurait dû s’y attendre. Tel homme, qui a discouru sa vie entière sur l’inconstance et la légèreté des femmes comme de choses naturelles et typiques, va éprouver toute l’angoisse d’une amère surprise lorsqu’il se trouvera trahi en amour – absolument comme si la fidélité et la constance de la femme avaient toujours été pour lui un dogme intangible, et son plus sûr espoir. Tel autre, pour lequel tout est creux et tout est vide, va sentir la foudre s’abattre sur lui le jour où il découvre que le monde tient pour nul tout ce qu’il écrit, que ses efforts pour enseigner sont parfaitement vains, ou que l’idée de transmettre son émotion est totalement irréalisable.
N’allez pas croire que les hommes à qui ce genre de malheur arrive (ces malheurs là ou d’autres) aient manqué de sincérité lorsque, dans leur discours ou leurs écrits, ils laissaient prévoir que ce type de malheur était prévisible, voire certain. La sincérité d’une affirmation intelligente n’a rien à voir avec le naturel d’une émotion spontanée. Pourtant les choses semblent bien se passer ainsi, l’âme semble bien connaître de ces surprises, simplement pour que la souffrance ne vienne jamais à lui manquer, que l’opprobre ne cesse de la marquer et que le chagrin ne se fasse jamais trop rare, part égalitaire de chacun dans la vie. […] «
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §. 245, p.255
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Le propos de Pessoa dans cet texte revient à frapper de nullité une pratique recommandée par les stoïciens : anticiper les événements qui peuvent troubler l’âme pour accroître sa capacité à conserver sa sérénité lorsque l’événement se produira réellement. On peut penser à ces deux recommandations du manuel d’Epictète :
« Lorsque tu dois entreprendre quelque chose, rappelle-toi ce qu’est la chose dont il s’agit. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui arrive au bain, les gens qui vous éclaboussent, qui vous bousculent, qui vous injurient, qui vous volent. Ainsi, tu seras plus sur de toi en allant baigner, si tu te dis aussitôt ·: « Je veux me baigner, mais je veux encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature.» Et qu’il en soit ainsi pour toutes actions. De cette manière, s’il te survient au bain quelque traverse, tu auras aussitôt présent à l’esprit : « Mais je ne voulais pas me baigner seulement, je voulais encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature. Je ne la maintiendrais pas, si je m’irritais contre ce qui arrive. »
Manuel, chapitre IV
« Que la mort, l’exil et tout ce qui semble redoutable soient présents à tes yeux tous les jours; la mort surtout, et jamais tu n’auras de pensées lâches, ni de désirs immodérés. »
Manuel, chapitre XXI
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Je n’ai pas encore recherché ce qui a pu être écrit sur la relation de Pessoa au stoïcisme. A première vue la relation ne me semble pas simple à décrire. D’une part, on ne peut qu’opposer à la recherche stoïcienne de la tranquillité de l’âme la complaisance de Pessoa (sous l’hétéronyme de Bernardo Soares) pour la description de l’intranquillité et du taedium vitae (ce qui va ponctuellement jusqu’au souhait, bien peu stoïicen de répandre cette intranquillité). Mais d’autre part Pessoa avait conçu un autre hétéronyme : le baron Teive, dont aucun texte ne fut publié de son vivant mais dont les écrits publiés depuis ont été réunis sous le titre : L’éducation du stoïcien (il s’agit d’un des titres envisagés par Pessoa pour un ouvrage qu’il n’acheva pas). On pourrait envisager de comprendre la relation de Pessoa au stoïcisme en fonction de l’opposition entre deux de ses hétéronymes : Bernardo Soares et le Baron Teive :
« On ne peut publier le Baron de Teive sans évoquer aussitôt Bernardo Soares : ces deux « hétéronymes » ont été tour à tour les « auteurs », prévus par Pessoa, du Livre de l’intranquillité, et le parallèle s’impose de lui-même. Ou plus exactement l’opposition comme en miroir. Le Baron de Teive / Bernardo soares ; L’éducation du stoïcien / Le livre de l’intranquillité. L’antithèse est flagrante et pourtant […] les deux termes sont intimement liés. Le Baron de Teive connaît un sort tragique et fascinant ; une quête de la perfection qui peut rappeler l’exigence mallarméenne, mais qui ira « jusqu’au bout », selon une logique inflexible.
C’est ce côté implacable du baron de Teive qui contraste si fortement avec les atermoiements, auto-analyses et introspections sans fin de Bernado Soraes. Le Livre de l’intranquillité est le livre du désespoir ; L’éducation du stoïcien est le livre du suicide – non seulement d’un homme, amis d’un créateur se heurtant à ses propres limites. «
Présentation par Françoise Laye de sa traduction de L’éducation du stoïcien
Christian Bourgois 2000, p 7-8
Outre l’effet de brouillage lié au fait que les deux hétéronymes ont été envisagés pour le Livre de l’intranquillité, il faut signaler que parmi les textes de cet ouvrage certains ont une tonalité stoïcienne.
« Le sage véritable adopte intérieurement une attitude telle que les événements extérieurs ne viennent l’affecter que de manière absolument minime. Il doit dans ce but se cuirasser en s’entourant de réalités qui soient plus proches de lui que les faits eux-mêmes, et qui les filtrent pour les mettre en accord avec elles-mêmes avant qu’ils ne lui parviennent. »
Le livre de l’intranquillité, §. 97, p. 128
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Pour revenir au §. 245 du Livre de l’intranquillité, il me semble que son opposition aux stoïciens concerne non le caractère désirable de leur idéal mais l’efficacité d’un moyen proposé pour l’atteindre. La divergence porte en particulier sur la relation entre jugement et émotion : l’efficacité des procédés stoïciens présuppose une relation entre jugement et émotion que conteste le texte qui m’occupe. On pourrait ainsi opposer l’affirmation de Pessoa / Soares selon laquelle : « la sincérité d’une affirmation intelligente n’a rien à voir avec le naturel d’une émotion spontanée » avec ce principe inlassablement répété par Epictète : « lorsque quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère ». Mais le désaccord avec les stoïciens ne se limite pas à un point de psychologie il se manifeste également dans la « cosmologie » : on assiste à la fin de l’extrait à une sorte de retournement pessimiste de la providence stoïcienne :
« Pourtant les choses semblent bien se passer ainsi, l’âme semble bien connaître de ces surprises, simplement pour que la souffrance ne vienne jamais à lui manquer, que l’opprobre ne cesse de la marquer et que le chagrin ne se fasse jamais trop rare, part égalitaire de chacun dans la vie. »
Je ne creuserai pas davantage ce point aujourd’hui car la relation de Pessoa au pessimisme mériterait un article à part entière.