« Avènement de la Polis, naissance de la philosophie : entre les deux ordres de phénomènes les liens sont trop serrés pour que la pensée rationnelle n’apparaisse pas, à ses origines, solidaire des structures sociales et mentales propres à la cité grecque. Ainsi replacée dans l’histoire, la philosophie dépouille ce caractère de révélation absolue qu’on lui a parfois prêté en saluant, dans la jeune science des Ioniens, la raison intemporelle venue s’incarner dans le Temps. L’école de Milet n’a pas vu naître la Raison ; elle a construit une Raison, une première forme de rationalité. Cette raison grecque n’est pas la raison expérimentale de la science contemporaine, orientée vers l’exploration du milieu physique et dont les méthodes, les outils intellectuels, les cadres mentaux ont été élaborés au cours des derniers siècles dans l’effort laborieusement poursuivi pour connaître et pour dominer la Nature. Quand Aristote définit l’homme un « animal politique », il souligne ce qui sépare la Raison grecque de celle d’aujourd’hui. Si l’homo sapiens est à ses yeux un homo politicus, c’est que la Raison elle-même, dans son essence, est politique.
De fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord exprimée, constituée, formée. L’expérience sociale a pu devenir chez les Grecs l’objet d’une réflexion positive parce qu’elle se prêtait, dans la cité, à un débat public d’arguments. Le déclin du mythe date du jour où les premiers Sages ont mis en discussion l’ordre humain, ont cherché à le définir en lui-même, à le traduire en formules accessibles à l’intelligence, à lui appliquer la norme du nombre et de la mesure. Ainsi s’est dégagée, définie une pensée proprement politique, extérieure à la religion, avec son vocabulaire, ses concepts, ses principes, ses vues théoriques. Cette pensée a profondément marqué la mentalité de l’homme ancien ; elle caractérise une civilisation qui n’a pas cessé, tant qu’elle est demeurée vivante, de considérer la vie publique comme le couronnement de l’activité humaine. Pour le Grec, l’homme ne se sépare pas du citoyen ; la phronèsis, la réflexion, est le privilège des hommes libres qui exercent corrélativement leur raison et leurs droits civiques.
Aussi, en fournissant aux citoyens le cadre dans lequel ils concevaient leurs rapports réciproques, la pensée politique a-t-elle du même coup orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d’autres domaines.
Lorsqu’elle prend naissance, à Milet, la philosophie est enracinée dans cette pensée politique dont elle traduit les préoccupations fondamentales et à laquelle elle emprunte une partie de son vocabulaire. Il est vrai qu’assez vite elle s’affirme plus indépendante. Dès Parménide, elle a trouvé sa voie propre ; elle explore un domaine neuf, pose des problèmes qui n’appartiennent qu’à elle. Les philosophes ne se demandent plus, comme le faisaient les Milésiens, ce qu’est l’ordre, comment il s’est formé, comment il se maintient, mais quelle est la nature de l’Être, du Savoir, quels sont leurs rapports. Les Grecs ajoutent ainsi une nouvelle dimension à l’histoire de la pensée humaine. Pour résoudre les difficultés théoriques, les « apories », que le progrès même de ses démarches faisait surgir, la philosophie a dû peu à peu se forger un langage, élaborer ses concepts, édifier une logique, construire sa propre rationalité. Mais dans cette tâche elle ne s’est pas beaucoup rapprochée du réel physique ; elle a peu emprunté à l’observation des phénomènes naturels ; elle n’a pas fait d’expérience. La notion même d’expérimentation lui est demeurée étrangère. Elle a édifié une mathématique sans chercher à l’utiliser dans l’exploration de la nature. Entre le mathématique et le physique, le calcul et l’expérience, cette connexion a manqué qui nous a paru unir au départ le géométrique et le politique. Pour la pensée grecque, si le monde social doit être soumis au nombre et à la mesure, la nature représente plutôt le domaine de l’ à-peu-près auquel ne s’appliquent ni calcul exact ni raisonnement rigoureux. La raison grecque ne s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun : l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité. »
Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, conclusion