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« Le beau fait son effet déjà dans la simple contemplation, le vrai exige l’étude. Celui donc qui n’a exercé que son sens pour la beauté se con-tente aussi, là où l’étude est absolument nécessaire, de la contemplation superficielle et ne veut aussi que jouer intelligemment là où l’effort et la rigueur sont exigés. Or on a jamais rien acquis par la seule contemplation. Même l’artiste et le poète, bien que tous deux ne travail-lent que pour le plaisir dans la contemplation, ne peuvent parvenir que par une étude laborieuse et rien moins qu’attrayante à ce que leurs œuvres nous divertissent dans leur jeu.
Ceci me paraît être aussi la pierre de touche infaillible permettant de distinguer le simple dilettante de l’authentique génie artistique ; l’attrait tentateur du grand et du beau, le feu avec lequel il enflamme l’imagination adolescente et l’apparence de liberté avec laquelle il trompe les sens en ont déjà persuadés certains, manquant d’expérience, de se saisir de la palette ou de la lyre et d’épancher dans les figures ou les sons ce qui en eux fut vivant. De sombres idées travaillent dans leurs têtes, telles un monde en devenir, et leur font croire qu’ils sont inspirés. Ils prennent le sombre pour le profond, le sauvage pour le puissant, l’indéterminé pour l’infini, l’insensé pour le suprasensible — et comme ils se délectent de leur naissance ! Mais le verdict du connaisseur refuse de confirmer ce témoignage d’un brûlant amour-propre. Par une critique sans complaisance, il détruit la fantasmagorie de la force créatrice exaltée et éclaire pour eux le puits profond de la science et de l’expérience, où, dissimulée pour tout non-initié, jaillit la source de toute vraie beauté. Maintenant, s’il sommeille dans le jeune homme une authentique force du génie, sa modestie en sera certes au début déconcertée, mais le courage du vrai talent l’encouragera bientôt à tenter sa chance. Il étudie, si la nature l’a pourvu d’un don d’artiste plastique, la conformation humaine sous le bistouri de l’anatomiste et descend dans la profondeur la plus inférieure afin d’être vrai à la superficie et interroge toute l’espèce afin de faire droit à l’individu. Il écoute, s’il est né pour être poète, l’humanité dans sa propre poitrine afin de comprendre son jeu variant à l’infini sur la vaste scène du monde, assujettit l’imagination exubérante à la discipline du goût et intime au sobre entendement de mesurer les rives entre lesquelles mugira le fleuve de l’enthousiasme. Il sait parfaitement que c’est uniquement à partir du petit, allant jusqu’à l’insignifiance, que se forme le grand et il assemble grain de sable après grain de sable le merveilleux édifice qui nous saisit maintenant de vertige en une seule impression. Si en revanche la nature l’a seulement marqué au sceau du dilettante, la difficulté refroidit son zèle sans force et soit il quitte, s’il est modeste, une voie qui s’avéra être pour lui une illusion soit, s’il ne l’est pas, il réduit le grand idéal au faible rayon de sa capacité parce qu’il n’est pas en mesure d’étendre sa capacité à la grande échelle de l’idéal. L’authentique génie artistique se reconnaît donc toujours à ceci que, en dépit du plus brûlant sentiment pour l’ensemble, il conserve une froideur et une patience tenace pour le détail et, afin de ne pas nuire à la perfection, préfère sacrifier la jouissance à l’achèvement. Chez le simple amateur, le labeur du moyen gâte la fin et il aimerait bien que la production lui soit aussi confortable que la contemplation. »
Friedrich Schiller, Sur les limites nécessaires dans l’usage des belles formes