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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: philosophie

Vraie vivante, belle morte

31 dimanche Juil 2022

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George Santayana, philosophie, vérité, vie et mort

George Santayana | Spanish-American philosopher | Britannica

« It is customary to judge religions and philosophies by their truth, which is seldom their strong point; yet the application of that unsympathetic criterion is not unjust, since they aspire to be true, maintain that they are so, and forbid any opposed view, no matter how obvious and inevitable, to be called true in their stead. But when religions and philosophies are dead, or when we are so removed from them by time or training that the question of their truth is not a living question for us, they do not on that account lose all their interest; then, in fact, for the first time they manifest their virtues to the unbeliever. He sees that they are expressions of human genius; that however false to their subject-matter they may be, like the conventions of art they are true to the eye and to the spirit that fashioned them. And as nothing in the world, not even the truth, is so interesting as human genius, these incredible or obsolete religions and philosophies become delightful to us. The sting is gone out of their errors, which no longer threaten to delude us, and they have acquired a beauty invisible to the eye of their authors, because of the very refraction which the truth suffered in that vital medium. »

George Santayana, Egotism in german philosophy, J. M. dent & Sons ltd, 1939, p.136

*

En suivant l’idée ici proposée par Santayana on pourrait parler de zombification pour qualifier la substitution d’une promotion sur le terrain esthétique à une justification sur le terrain de la vérité. Ils zombifient leur religion, les auteurs d’apologétiques esthétisantes d’un culte traditionnel qui se recommandait originellement de la vérité de ses fondements. De même, pourrait-on qualifier Gilles Deleuze de grand zombifieur de la philosophie quand il propose de définir celle-ci comme création de concepts.

Clown ou bouffon ?

15 mardi Mar 2022

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Arthur Schopenhauer, comique, pédantisme, philosophie

Après avoir découvert la clownerie philosophique selon Adorno, la semaine dernière, intéressons nous aujourd’hui à la bouffonnerie philosophique selon Schopenhauer. Il est à noter que, comme la clownerie philosophique adornienne, la bouffonnerie schopenhauerienne tient à la relation entre le concept et la réalité à laquelle il s’applique. Si ces deux notions naissent du même problème, on constatera qu’elles n’empruntent cependant pas le même circuit.

Tout commence par la théorie du rire exposée par Schopenhauer au chapitre 13 du premier livre du Monde comme volonté et comme représentation :

« Le rire n’est jamais autre chose que le manque de convenance — sou­dainement constaté — entre un concept et les objets réels qu’il a suggérés, de quelque façon que ce soit; et le rire consiste précisément dans l’expression de ce contraste. Il se produit souvent, lorsque deux ou plusieurs objets réels sont pensés sous un même concept et absorbés dans son identité, et qu’après cela une différence complète dans tout le reste montre que le concept ne leur convenait qu’à un seul point de vue. On rit aussi souvent, lorsqu’on découvre tout à coup une discordance frappante entre un objet réel unique et le concept sous lequel il a été subsumé à juste titre, mais à un seul point de vue. Plus est forte la subsomption de telles réalités sous le concept en question, plus en outre leur contraste avec lui sera considérable et nettement tranché, et plus d’autre part sera puissant l’effet risible qui jaillira de cette opposition. Le rire se produit donc toujours à la suite d’une subsomption paradoxale, et par conséquent inattendue, qu’elle s’exprime en paroles ou en action. Voilà, en abrégé, la vraie théorie du rire. »

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, 13. PUF  1966, p. 93 -94

Schopenhauer assume de ne donner aucun exemple pour illustrer cette théorie  :

Je ne m’arrêterai pas ici à raconter des anecdotes à l’appui de ma théorie; car elle est si simple et si facile à comprendre, qu’elle n’en a pas besoin, et les souvenirs du lecteur, en tant que preuves ou commentaires, auraient exactement la même valeur.

ibid. p. 94

Puis il opère une distinction entre deux types de comique : l’esprit (Witz) et la bouffonnerie (Narrheit) :

« Mais cette théorie affirme et prouve en même temps la distinction qu’il y a à établir entre les deux espèces de rire. D’abord, cette distinction ressort bien, en effet, de ladite théorie; ou bien deux ou plusieurs objets réels, deux ou plusieurs représentations intuitives sont donnés dans la connaissance, et on les identifie volontairement sous l’unité d’un concept qui les embrasse tous deux; cette espèce de comique s’appelle esprit ; ou bien et inversement, le concept existe d’abord dans la connaissance, et on va de lui à la réalité et à notre mode d’agir sur elle, c’est-à-dire à la pratique; des objets, qui d’ailleurs diffèrent profondément, mais toutefois sont réunis sous le même concept, sont considérés et traités de la même manière, jusqu’à ce que la grande différence qui existe entre eux par ailleurs se produise tout à coup, à la surprise et à l’étonnement de celui qui agit; ce genre de comique, c’est la bouffonnerie. Par conséquent, tout ce qui fait rire est un trait d’esprit ou un acte bouffon, suivant qu’on est allé de la disconvenance des objets à l’identité du concept ou vice versa; le premier cas est toujours volon­taire; le second, toujours involontaire et nécessité par le dehors. Renverser visiblement ce point de vue et déguiser l’esprit en bouffonnerie, c’est l’art du fou de cour et de l’arlequin. Tous deux ont conscience de la diversité des objets qu’ils réunissent en un même concept, avec une malice cachée, après quoi ils éprouvent la surprise qu’ils ont préparée eux-mêmes, à la vue de la diversité qui se découvre. Il résulte de cette courte mais suffisante théorie du rire, qu’en mettant à part cette dernière catégorie, des fous de cour, l’esprit se manifeste toujours en paroles, et l’extravagance la plupart du temps en actions — bien qu’elle se traduise également en mots, lorsqu’elle se borne à annoncer une intention, sans l’exécuter, ou à formuler un simple jugement, ou encore un avis. »

ibid. p 94 – 95

Matejko - Stanczyk

Nous n’avons pour l’instant qu’une théorie générale du comique ; c’est dans un second temps qu’intervient l’application à des philosophes. Malheureusement ce n’est pas le comique volontaire de l’esprit que Schopenhauer illustre par des exemples philosophiques, mais le comique involontaire de la bouffonnerie.  Les philosophes sont en effet exposés à une forme particulière de la bouffonnerie, la bouffonnerie pédante.

« A la bouffonnerie se rattache aussi le comique pédant; il consiste à accorder peu de confiance à son propre entende­ment, et par conséquent à ne pouvoir pas lui permettre de distinguer immédiatement ce qui est juste dans un cas parti­culier; à le placer alors sous la tutelle de la raison, et à se servir d’elle dans toutes les occasions, c’est-à-dire à partir toujours de concepts généraux, de règles ou de maximes, et à s’y conformer exactement, dans la vie, dans l’art, et même dans la conduite morale. De là cet attachement du pédant pour la forme, les manières, les expressions et les mots, qui tiennent chez lui la place de la réalité des choses. Alors apparaît bientôt la disconvenance du concept avec la réalité; alors on voit que le concept ne descend jamais jusqu’au particulier, et que sa généralité en même temps que sa détermination si précise ne lui permettent pas de cadrer avec les fines nuances et les modifications multiples du réel. C’est pourquoi le pédant, avec ses maximes géné­rales, est presque toujours pris au dépourvu dans la vie; il est imprudent, sot et inutile. En art, où les idées générales n’ont rien à faire, il produit des œuvres manquées, sans vies raides et maniérées. Même en morale, on a beau former le projet d’être probe ou généreux, on ne peut pas toujours le réaliser avec des maximes abstraites; dans bien des cas, la nature même des circonstances, dont les nuances sont infi­nies, exige que l’homme, pour choisir la meilleure voie, ne consulte directement que son caractère; car la simple applica­tion des maximes abstraites, tantôt donne de faux résultats, parce que ces maximes ne conviennent qu’à demi, tantôt est impraticable parce qu’elles sont étrangères au caractère individuel de celui qui agit et que le caractère ne se laisse jamais complètement tromper; et de là des inconséquences. On pourrait adresser à Kant lui-même le reproche de pousser à la pédanterie en morale, lui qui fonde la valeur morale d’une action sur ce fait qu’elle procède de maximes abstraites de la raison pure, sans qu’il y ait inclination au choix momen­tané. Ce reproche se retrouve au fond de l’épigramme de Schiller qui est intitulée Scrupules de conscience. Quand, sur­tout en politique, il est question de doctrinaires, de théori­ciens, d’érudits, etc., c’est de pédants qu’il est question, c’est-à-dire de gens qui connaissent bien les choses in abstracto, mais jamais in concreto. L’abstraction consiste à élaguer le détail particulier; or le détail est l’essentiel dans la pratique. »

ibid. p. 95 – 96

Si l’on veut rapprocher la clownerie philosophique revendiquée par Adorno des catégories du comique élaborées par Schopenhauer, ce n’est pas de la bouffonerie involontaire du pédant qu’il faut la rapprocher. La clownerie dont parle Adorno (Clownerie dans le texte allemand) consiste pour la philosophie non-naïve à parler comme si elle était naïve, elle s’apparente donc davantage à cet « art du bouffon de cours (Hofnarren) et de l’arlequin (Hanswurst) », dont parle Schopenhauer, qui consiste à déguiser l’esprit en bouffonnerie et donc à feindre volontairement le comique involontaire.

Kasperl versus Sonnenfels: the 'Hanswurst controversy' | Die Welt der  Habsburger

Hans Wurst, équivalent dans le théâtre allemand d’Arlequin ou Polichinelle

La philosophie comme clownerie

07 lundi Mar 2022

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philosophie, sérieux, T. W. Adorno

« La pensée non naïve sait combien peu elle atteint ce qui est pensé et doit toujours pourtant parler comme si elle le possédait complètement. Ceci la rapproche de la clownerie. Elle a d’autant moins le droit de nier les traits de cette clownerie que c’est elle seule qui fait naître l’espoir de ce qui lui est refusé. La philosophie est ce qu’il y a de plus sérieux mais elle n’est pas non plus si sérieuse que cela. »

Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot 1992, p.20

Toi aussi, es-tu nuisible, cher collègue ?

09 jeudi Sep 2021

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Jean Largeault, philosophie

« L’année de philosophie des classes terminales est néfaste. Un chapitre d’un livre récent de Zeldin [1] y fait allusion. L’échec du système français d’enseignement est patent. Quand on propose aux étudiants des problèmes d’aujourd’hui, ils y cherchent une réponse dans Aristote ou dans Hegel. Le vrai ne se découvre pas par observation ni réflexion, mais par lecture de grimoires. Toute information qui n’est pas d’ordre historique passe pour nulle ou inconvenante. Regardez les sujets. Ils se présentent sous forme courte : un mot, deux mots, réunis par une conjonction. Plutôt que de poser une question ou d’essayer de la résoudre, il s’agit d’un exercice de rhétorique : comment présenter d’une manière astucieuse des arguments dont on ne s’est jamais soucié de savoir s’ils sont vrais ou faux ni s’ils s’appliquent à une situation quelconque. Est-ce de la désinvolture? (Le réel s’arrangera comme il pourra de manière à coller avec ce qu’on en dit.) Non pas. Aristote est censé contenir réponse à tout. Nous vivons à l’heure scolastique.

A écouter les optimistes, ce sont là conséquences des programmes. Introduisez autre chose que l’histoire de la philosophie, alors tout changera. Rien de moins sûr, car l’habitude des spéculations verbales se perpétue. A la connaissance, l’analyse linguistique a substitué la façon dont le langage réfère. D’après un de ses principes, l’emploi d’un mot convenablement défini suscite une chose ou des choses. La croyance à la valeur des mots remplace la croyance naïve à la valeur de la pensée, qui caractérisait l’idéalisme universitaire. Comme au Moyen Age, une conséquence est le nouveau lustre de la logique, ou bien, inversement, la persuasion que parler une langue consiste à appliquer des règles de jeu, sur le patron des formalismes’, rehausse la recherche du sens des mots. »

Jean Largeault, Enigmes et controverses (1980), Avant-propos

[1] Logique et verbalisme in Histoire des passions françaises, T II

Message de rentrée

02 jeudi Sep 2021

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Paul Valéry, philosophie

Chers collègues enseignants de philosophie n’oublions pas la vanité de notre enseignement :

FAUX PHILOSOPHES

Ceux qu’engendre l’enseignement de la philosophie, les programmes. Ils y apprennent les problèmes qu’ils n’eussent pas inventés et qu’ils ne ressentent pas. Et ils les apprennent tous !
Les vrais problèmes de vrais philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent la vie. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas absurdes. Mais au moins naissent-ils en vie – et sont vrais comme des sensations.

Paul Valéry, Mauvaises pensées

Autoérotisme

04 dimanche Oct 2020

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masturbation, philosophie

Depuis Diogène rares sont les philosophes à avoir fait le choix de vivre dans un tonneau. La pratique de la masturbation en public est en revanche couramment perpétuée, comme l’illustre encore un tout récent exemple. 

Socio-anthropologie de l’idéalisme allemand

24 vendredi Juil 2020

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holisme, indivisualisme, Louis Dumont, philosophie

Dans le deuxième tome d‘Homo aequalis, l’anthropologue Louis Dumont étudie le mouvement culturel de réactions aux Lumières et à la révolution française en Allemagne. Il y discerne, conformément à sa grille d’analyse, la production d’un mixte de holisme et d’individualisme. Au passage il fait quelques remarques sur l’idéalisme qui méritent d’être partagées.

Nous avons jusqu’ici insisté sur les relations à l’environnement comme essentielles au mouvement de la pensée allemande. Considérons maintenant le rythme ou l’allure de ce mouvement lui-même. De même qu’il y a une radicalisation progressive dans une révolution, nous pouvons détecter ici une progression dans la réaffirmation de l’identité collective, à travers des combinaisons de plus en plus intenses, de plus en plus audacieuses et extrêmes de l’ancien avec le nouveau. Que cet aspect était en quelque façon conscient se voit à la fréquence d’occurrence du mot Steigerung, disons « intensification » (montée) dans tout le mouvement. Le mot est chéri des romantiques, mais ne se limite pas à eux, et on le trouve, toujours avec une connotation positive, jusque chez Goethe. En vérité, Steigerung peut être pris comme le mot d’ordre de tout le processus : un mouvement d’intensification, de dépassement incessant. On en trouve sans doute l’exemple le plus clair et le plus central dans la relation entre Kant et ses trois grands successeurs, Fichte, Schelling et Hegel. Comme d’un commun accord, ils ne le suivirent que pour le surpasser, et le contraste entre eux et lui est frappant. Ils ont voulu avant tout réunir ce qu’il avait pris grand-peine de distinguer, de séparer. Les frontières qu’il avait établies comme définitives, ils ont immédiatement fait profession de les transgresser. Ainsi Kant avait écrit dans sa critique du jugement que l’intellektuelle Anschauung, l’« intuition intellectuelle », était « surhumaine »> et du ressort de Dieu seul. Et voilà que bientôt ses trois successeurs prétendent l’avoir réalisée. Le cas est typique. Ce qui était pour Kant une sorte d’horizon de pensée, une « idée régulatrice », un idéal, quelque chose d’inatteignable, mais de nécessaire comme l’étoile polaire pour orienter notre pensée et diriger notre effort, devient pour ses successeurs pro­méthéens une possession sûre et solide, un élément dans des constructions rationnelles. Dans le langage de Kant, un prudent « jugement réflexif » devient un « jugement détermi­nant ». Un effort devient une affirmation. Le point est impor­tant, pour nous anthropologues, car les grands idéalistes alle­mands ont exploré des territoires que nous ne pouvons ignorer tout à fait, et nous bénéficions de leurs explorations pourvu que nous retournions à la prudence exigeante de Kant.

Plus hypothétiquement, peut-on suivre le besoin constaté de « surpasser » jusque dans ses conséquences psychologiques ? Je voudrais suggérer que la situation allemande a occasionné un changement, en fait une distance accrue, dans la relation entre l’auteur et le lecteur de travaux philosophiques, et que ce changement, loin de rester cantonné à l’Allemagne, est en quelque manière toujours avec nous et continue à contribuer à l’obscurité et aux difficultés de communication en ces matières. L’obscurité de ces philosophes sera naturellement attribuée en premier lieu à l’audace de leur pensée, à leur expansion de la « Raison » à l’opposé du trivial « entende­ment », à leur hardiesse à poser — et à résoudre — des pro­blèmes précédemment considérés, par Kant et par d’autres, comme dépassant les capacités humaines. Cette ambition démesurée est elle-même selon toute apparence liée aux cir­constances extérieures. Alors regardons d’un peu plus près cette liaison.

[…]

La distance accrue entre auteur et lecteur se dégage clairement d’une violente diatribe de Schopenhauer, lui-même une figure exceptionnelle de la philosophie allemande, contre « les philosophes de l’Université » et particulièrement Hegel. Schopenhauer attaque tout à la fois leur fonction sociale et, spécialement dans le cas de Hegel, l’inanité de leurs théories et l’obscurité de leurs écrits. Il est clair que Schopenhauer n’acceptait pas la transition entre Kant, qu’il admirait beaucoup, et les « philosophes de la chaire ». Il les voit imposant au lecteur leurs bizarres construc­tions au moyen de l’impénétrabilité de leur style. S’il est per­mis d’isoler, à notre propre usage, une forme relativement modérée de l’accusation, Schopenhauer soutient que Hegel omet de se conformer aux règles habituelles de la communication en rejetant sur le lecteur une grande part du travail qu’auteur doit effectuer pour se faire comprendre. Pour quelqu’un qui a peiné pour pénétrer les écrits de Hegel, la plainte n’est pas dénuée de sens. Il est symptomatique, soit dit en passant, qu’il y ait eu, jusqu’à une époque récente, une sorte de tabou sur cette question chez ceux qui ont écrit sur la philosophie de Hegel : Hegel était accepté — et, faut-il supposer, compris — en bloc, ou rejeté en bloc. C’est un réconfort d’apprendre d’un philosophe professionnel allemand qu’il demeure difficile de découvrir de quoi il s’agit réellement pour Hegel.

L’obscurité de ces auteurs est évidemment en rapport avec l’ambition démesurée de leur pensée, mais on peut aussi observer que cette ambition est spécialement exprimée dans leur volonté de construire un système. L’idéalisme allemand est le berceau des systèmes philosophiques. Pour ces philo­sophes, rationalité et système sont identiques. Or, il y a là un aspect sociologique. Dans le système, la pensée de l’auteur se replie sur elle-même et sa relation à l’extérieur devient secondaire. Dès lors, étant donné les difficultés de la tâche, il n’est pas étonnant que les besoins de la communication soient relativement négligés. Prenant sur lui totalement l’exigence de cohérence qui précédemment se posait encore, pour une part, au niveau de la communication entre personnes, le penseur allemand s’agrandit lui-même infiniment. Il domine de haut le lecteur, comme on l’a dit de Goethe dans un sens tout dif­férent. Le centre de gravité de la cohérence, de la « rationa­lité » s’est déplacé de la communauté à l’individu. Le lecteur, pour autant qu’il accepte la nouvelle relation, est devenu le complice de l’auto-agrandissement de l’auteur. Le champ de la communication s’est rétréci, comme s’il était devenu un simple additif à une quasi-indépendance individuelle, et la communication s’est de plus en plus vidée de sa substance.

Remarquons d’abord qu’il y a là un pas en avant significatif de l’individualisme moderne, qui se produit dans la situation générale que nous avons esquissée, dans un climat de rivalité interculturelle et de Steigerung, et, en second lieu, que tout naturellement la nouvelle attitude n’est pas restée cantonnée à l’Allemagne, mais s’est répandue dans les écrits philosophiques ou quasi philosophiques en général.

Louis DUMONT, Homo aequalis II, L’idéologie allemande France-Allemagne et retour, p.48 – 52

 

Doctrine sacrée et philosophie

14 vendredi Juin 2019

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Leo Strauss, philosophie, théologie

« Nous touchons ici à ce qui, du point de vue de la sociologie de la connaissance, est la différence la plus importante entre le christianisme d’un côté, et l’islam et le judaïsme de l’autre. Pour le chrétien, la doctrine sacrée est la théologie révélée ; pour le juif et le musulman, la doctrine sacrée est, au moins en un premier temps, l’interprétation juridique de la Loi Divine (talmud ou fiqh). Le moins que l’on puisse dire, c’est que la doctrine sacrée en ce dernier sens a beaucoup moins de choses en commun avec la philosophie que la doctrine sacrée au premier sens. C’est en dernière analyse pour cette raison que le statut de la philosophie fut fondamentalement beaucoup plus précaire dans le judaïsme et dans l’islam que dans le christianisme : dans le christianisme, la philosophie devint partie intégrante de la formation officiellement reconnue et même requise pour qui veut étudier la doctrine sacrée. Cette différence explique partiellement la disparition finale de l’investigation philosophique dans le monde islamique et dans le monde juif, disparition qui n’a pas son équivalent dans le monde chrétien occidental.

A cause de la position acquise dans l’islam par « la science du kalam », le statut de la philosophie en islam fut intermédiaire entre son statut dans le christianisme et dans le judaïsme. Si l’on se tourne par conséquent vers le statut de la philosophie dans le judaïsme, alors que personne ne peut être versé dans la doctrine sacrée chrétienne sans avoir suivi une formation philosophique considérable, il est évident que l’on peut être un talmudiste parfaitement compétent sans avoir suivi la moindre formation philosophique. Des juifs de la compétence philosophique de Halévi et de Maïmonide considéraient comme une évidence qu’être juif et être philosophe sont deux choses mutuellement exclusives. Au premier regard, le Guide des Egarés de Maïmonide est l’équivalent juif de la Summa theologica de Thomas d’Aquin ; mais le Guide n’a jamais acquis dans le judaïsme la moindre parcelle de l’autorité dont a joui la Summa dans le christianisme ; ce n’est pas le Guide de Maïmonide, mais son Mishne Torah, c’est-à-dire sa codification de la loi juive, que l’on pourrait considérer comme l’équivalent juif de la Summa. Rien n’est plus révélateur à cet égard que la différence entre les points de départ du Guide et de la Summa. Le premier article de la Summa traite de la question de savoir si la doctrine sacrée est nécessaire en plus des disciplines philosophiques : Thomas justifie pour ainsi dire la doctrine sacrée devant le tribunal de la philosophie. On ne peut même pas imaginer Maïmonide commencer le Guide, ou n’importe quel autre ouvrage, par un examen de la question de savoir si la Halakha (la Loi sacrée) est nécessaire en plus des disciplines philosophiques. Les premiers chapitres du Guide ressemblent plus à un commentaire un peu prolixe d’un verset de la Bible (Genèse I, 27) qu’au commencement d’un ouvrage philosophique ou théologique. Maïmonide, tout comme Averroès, avait un besoin beaucoup plus pressant d’une justification juridique de la philosophie, c’est-à-dire d’un examen juridique de la question de savoir si la Loi divine permet, interdit ou commande l’étude de la philosophie, que d’une justification philosophique de la Loi divine ou de son étude. Les raisons avancées par Maïmonide pour prouver qu’il faut garder secrètes certaines vérités rationnelles concernant les choses divines furent utilisées par Thomas afin de prouver que la vérité rationnelle sur les choses divines avait besoin d’être divinement révélée.  En accord avec sa remarque faite en passant selon laquelle la tradition juive insiste plus sur la justice de Dieu que sur la sagesse de Dieu, Maïmonide apercevait l’équivalent juif de la philosophie ou de la théologie dans certains éléments de la Haggadah (ou de la légende), autrement dit dans cette partie de la science juive que l’on tenait généralement comme faisant beaucoup moins autorité que la Halakha. Spinoza affirma sans ménagement que les juifs méprisent la philosophie. A une époque aussi récente que l’année 1765, Moses Mendelssohn trouva nécessaire de défendre l’étude de la logique, et de montrer que l’interdiction de lecture de livres étrangers ou profanes ne s’applique pas aux ouvrages de logique. La question de l’opposition du judaïsme traditionnel et de la philosophie est identique à la question de l’opposition entre Jérusalem et Athènes. Il est difficile de ne pas voir la liaison entre le mépris de l’objet premier de la philosophie – les cieux et les corps célestes – dans le premier chapitre de la Genèse, l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le deuxième chapitre, le nom divin « je serai ce que je serai », l’avertissement que la Loi n’est pas dans le ciel ni au-delà de la mer, le propos du prophète Michée à propos de ce que Dieu  exige de l’homme et des affirmations talmudiques telles que celles-ci : « Pour celui qui réfléchit sur quatre choses – sur ce qui est au-dessus,  sur ce qui est au dessous, sur ce qui est devant, sur ce qui est derrière – il vaudrait mieux n’être pas venu au monde », et « Dieu ne reconnaît rien dans Son Monde excepté les quatre volumes de la Halakha ».

Le statut précaire de la philosophie  dans le judaïsme comme dans l’islam ne fut pas à tous les points de vue une calamité pour la philosophie. La reconnaissance officielle de la philosophie dans le christianisme soumit la philosophie à la surveillance de l’Eglise. La situation précaire de la philosophie dans le monde juif et dans le monde islamique a assuré son caractère privé et par là son exercice sans surveillance extérieure. Le statut de la philosophie dans le monde islamique et dans le monde juif  a ressemblé  de ce point de vue à son statut dans la Grèce classique. On dit souvent que la cité grecque était une société totalitaire. Elle embrassait et réglementait les mœurs, le culte des dieux, la tragédie et la comédie. Elle connaissait néanmoins une activité qui était essentiellement privée et qui était au-delà de la politique : la philosophie. Les écoles philosophiques elles-mêmes furent fondées par des hommes sans autorité, des hommes privés. Les philosophes juifs et musulmans reconnaissaient la ressemblance entre cet état de choses et celui. qui prévalait en leur propre temps. Développant quelques observations d’Aristote, ils ont comparé la vie philosophique à celle d’un ermite.

Fârâbî attribuait à Platon l’opinion selon laquelle dans la cité grecque le philosophe était en grave danger.

En faisant cette affirmation, il répétait simplement ce que Platon lui-même avait dit. Dans une mesure considérable, l’art de Platon détourna ce danger, comme Fârâbî l’a pareillement remarqué. Mais le succès de Platon ne doit pas nous aveugler sur l’existence d’un danger .qui, quelle que soit la grande variété de ses formes, est inséparable de la philosophie. Comprendre ce danger et les formes variées qu’il a prises et qu’il peut prendre est la tâche principale, et en fait la seule tâche, de la sociologie de la philosophie. »

Leo STRAUSS, La persécution et l’art d’écrire, p. 48 – 51

 

 

Philosophe, philosopher, philosophie

30 jeudi Mai 2019

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Jean-françois Balaudé, philosophie, Platon, Pythagore, Socrate

« Selon une tradition qui remonte à Héraclide du Pont (auteur du IVe siècle av. J.-C., contemporain d’Aristote), c’est Pythagore qui serait l’inventeur des termes de « philo­sophie » et de « philosophe », se qualifiant lui-même de phi­losophos de préférence à sophos : « Le premier à avoir utilisé le nom de philosophie et, pour lui-même, celui de philosophe, fut Pythagore, alors qu’il discutait à Sicyone avec Léon, le tyran de Sicyone — ou bien de Phlionte, comme le dit Héra­clide le Pontique dans son traité Sur l’inanimée ; car [il consi­dérait que] nul [homme] n’est sage, si ce n’est Dieu. La philosophie était trop facilement appelée « sagesse », et « sage » celui qui en fait profession — celui qui aurait atteint la perfection dans la pointe extrême de son âme —, alors qu’il n’est que « philosophe » celui qui chérit la sagesse. » Mais Héraclide du Pont, platonicien pythagorisant, a pu rétro­spectivement attribuer à Pythagore (vie siècle av. J.-C.), par-delà Platon, l’invention de termes correspondant à la mise en œuvre d’un savoir et d’une pratique inédits, interprétés sur le mode platonicien. Admettant même que l’anecdote soit vraie, et que Pythagore se soit véritablement dit philo­sophos, il se pourrait que le terme ait été employé dans un sens sensiblement différent du sens platonicien.

Est-ce à dire que Platon, voire Socrate, sont les premiers à s’être réellement réclamés de la « philosophie » ? Il faut être prudent, et distinguer en particulier avec soin les emplois de l’adjectif, substantivé ou non, philosophos, le verbe correspondant, philosophein, et le substantif abstrait, philosophia. Il apparaît en effet que l’usage des deux pre­miers précède nettement l’apparition du troisième, qui, une fois forgé, modifie en retour, et très profondément, le sens d’ensemble de cette famille de mots.

[…]

Walter Burkert a contribué voici quelques années[1] à déga­ger le sens premier de philosophos, […] dans ce mot composé, philo­sophos que l’on rend littéralement le plus souvent par « ami de la sagesse », la racine phil- ne signifie pas originellement le désir de quelque chose d’absent, mais indique un rapport de fréquentation avec quelque chose de présent. C’est pourquoi sophos et philosophos ne sont pas au départ opposés ; ce der­nier terme exprime un rapport positif, la fréquentation habi­tuelle, la pratique, de ce que l’on appelle sophia, savoir ou art. Et la sophia, c’est donc tout type de savoir, par lequel on manie une technique, on domine une matière.

Le fait est que l’opposition, décisive pour le destin de la notion, de philosophia et de sophia, apparaît thématisée pour la première fois dans le Phèdre, 278e-d, un dialogue de la matu­rité. Socrate achevant de dialoguer avec Phèdre, dit en effet :

« Si l’on a fait ces compositions [littéraires] sachant en quoi consiste la vérité, étant en outre en mesure de leur porter secours quand on devra en venir à justifier ce qu’on a écrit sur le sujet dont on traite ; capable enfin, par la façon dont on use de la parole, de mettre en évidence l’infériorité des écrits : de l’homme qui est tel, on doit dire que les objets d’ici-bas ne fondent en quoi que ce soit la dénomination qu’il possède, mais bien les objets supé­rieurs auxquels s’est attaché son zèle !

Phèdre : Quelles sont alors les dénominations que tu lui attribues ?

Socrate : L’appeler « sage » [sophos], c’est, selon moi du moins, employer une expression ambitieuse et qui ne convient qu’à la Divinité. Mais l’appeler « ami de la sagesse » [philosophos], ou d’un nom analogue, à la fois lui irait davantage et serait mieux dans la note. »

Exactement dans cette ligne s’inscrit le développement célèbre du Banquet, 204a-b, où les philosophes sont situés entre savoir et ignorance ; en revanche, aucun dieu n’a à philosopher, puisqu’il est sage [2].

[…]

Platon a pu, pour sa part, chercher à arracher les termes de philosophos et philosophein au contexte culturel et aux usages linguistiques évoqués précédemment, en forgeant de façon décisive la notion de philosophia pour désigner un type de recherche spécifique, correspondant au philosophein socratique, le couronnant en somme. Au point qu’il n’hési­tera pas dans le Phédon à personnifier la philosophie, et à la figurer comme s’emparant de l’âme de certains hommes, les possédant et les délivrant à la fois de l’emprise du corps et des passions (82d-83b).

Du verbe philosophein au substantif philosophia le pas­sage est décisif. Il ne me semble pas […] que le philosophein socratique ait eu d’autre ambition que de conduire, sur soi d’abord et sur les autres ensuite, un exa­men critique visant à l’amélioration de soi. Le projet plato­nicien est en revanche d’une autre nature : tout en reprenant le programme éthique de Socrate, il le reformule dans les termes d’un programme de connaissance, et c’est ce que, rétrospectivement, il voit anticipé, voire inauguré par Socrate (recherche de l’essence, de la vérité). Mais, tandis que Socrate soulignait très fortement les limites indépas­sables de la connaissance humaine (cf. l’Apologie de Socrate), du pouvoir de connaître humain, ce qui le conduisait à dis­tinguer de façon non tendue une sophia divine d’une sophia humaine (l’une ne communiquant pas avec l’autre), Platon fixe comme référence au savoir humain (visée et inacces­sible) le savoir divin (qui conduit à la différenciation-corrélation entre philosophia et sophia).

Jean-François BALAUDÉ, Le savoir vivre philosophique, p. 37-45

[1] Dans « Platon oder Pythagoras », Hermes, 88 (1969), p. 159-177, en par­tie. p. 172 s. Consulter également J. Bollack, « Une histoire de sophiè » (compte rendu de B. Gladigow, Sophia und Kosmos, Hildesheim, 1965), REG, t. 81 (1968), p. 551, et P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 35-45.

[2] Et voir encore Lysis, 218a.

 

 

Lire les philosophes

07 dimanche Avr 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Karl Jaspers, lecture, philosophie

« Quand je lis, je veux d’abord comprendre ce que l’auteur a voulu dire. Cependant, il faut pour cela comprendre non seulement la langue, mais encore la matière. La compréhension dépend des connaissances que l’on a en cette matière.

Pour l’étude de la philosophie, cela entraîne des conséquences importantes.

Nous voulons nous servir de la compréhension du texte pour acquérir la connaissance de la matière. Aussi devons-nous penser en même temps à la matière et à ce que l’auteur a voulu dire. Si l’un des deux manque, la lecture ne sert à rien.

Lorsqu’en étudiant un texte, je pense moi-même à la matière, ma compréhension se transforme sans que je le veuille. C’est pourquoi une bonne compréhension exige deux choses : qu’on approfondisse la matière et qu’on revienne à une claire intelligence du sens visé par l’auteur. La première voie m’ouvre la philosophie, la seconde une connaissance historique.

La lecture exige d’abord une attitude fondamentale, née de la confiance et de la sympathie qu’on ressent pour l’auteur et son sujet : il faut lire d’abord une fois comme si tout dans le texte était vrai. C’est seule­ment quand je me suis laissé prendre complètement, que j’ai mimé cette pensée et que j’en émerge à nou­veau, qu’une critique légitime peut commencer.

La signification que l’étude de l’histoire de la philo­sophie et l’assimilation de la pensée du passé ont pour nous peut être développée à l’aide des trois exigences kantiennes : penser soi-même ; penser en se mettant à la place d’autrui ; penser en restant cohérent avec soi-même. Ces exigences sont des tâches infinies. Toute solution préconçue selon laquelle on saurait déjà, on pourrait faire d’avance ce qui importe, est une illusion : nous sommes toujours en route. L’Histoire nous aide progresser.

Penser par soi-même, cela ne se produit pas dans le vide. Ce que nous pensons nous-mêmes doit en fait nous être montré. L’autorité de la tradition éveille en nous les origines en qui nous avons une foi anticipée ; notre contact avec elles s’établit par les commence­ments comme par les résultats achevés des philosophies réalisées au cours de l’Histoire. Toute étude ultérieure présuppose cette confiance. Sans elle nous ne pren­drions pas la peine d’étudier Platon et Kant.

L’effort philosophique personnel se sert des figures historiques. En comprenant les textes, nous devenons nous-mêmes des philosophes. Mais cette assimilation, avec sa docilité confiante, n’est pas obéissance : en avançant du pas de l’autre, nous examinons ce qu’il dit et le confrontons avec ce que nous sommes. « L’obéissance » ici signifie que l’on se laisse conduire, qu’on croit d’abord que ce qui est dit est vrai ; nous ne devons pas tout de suite et à tout moment inter­venir avec des réflexions critiques et nous empêcher ainsi nous-mêmes de suivre notre guide. L’obéissance signifie ensuite le respect qui s’interdit toute critique à bon marché ; seule est admissible celle qui, après un travail personnel approfondi, permet d’approcher pas à pas du problème et de se trouver finalement de taille à le traiter. L’obéissance trouve sa limite ici : on n’admettra comme vrai que ce qui aura pu devenir une conviction personnelle par la réflexion. Aucun philosophe, même le plus grand, ne possède la vérité. Amicus Plato, magis amica veritas.

Nous atteignons la vérité en pensant par nous-mêmes, mais à condition de nous efforcer sans cesse de penser à la place d’autrui. Il faut découvrir ce qui est possible pour l’homme. En essayant sérieusement de repenser la pensée d’autrui, on élargit les possibilités de sa vérité propre, même si l’on se refuse à cette pensée étrangère. On n’apprend à la connaître qu’en s’y donnant complètement, avec le risque que cela comporte. Ce qui nous est lointain et étranger, ce qui est excessif, exceptionnel et même bizarre, nous attire afin que nous ne manquions pas la vérité en négligeant quelque élément originel par aveuglement. C’est pour­quoi l’apprenti philosophe ne s’en tient pas seulement à l’œuvre qu’il a choisie d’abord et faite sienne en l’étudiant à fond, mais il se tourne aussi vers l’histoire de la philosophie dans son ensemble afin de savoir ce qui a été pensé au cours du temps.

En se tournant vers l’histoire, on s’éparpille dans une diversité sans lien. L’exigence d’être en tout temps d’accord avec sa propre pensée s’oppose à la tentation que nous éprouvons à la vue de cette diversité, de nous abandonner trop longtemps à la curiosité et au plaisir d’un simple spectacle. Ce qu’on apprend de l’histoire doit devenir un stimulant ; cela doit ou bien nous rendre attentif et nous éveiller, ou bien nous mettre en question. Il ne faut pas que les choses se succèdent dans l’indifférence. Tout ce qui, au cours de l’histoire, n’est pas entrée en rapport mutuel et où en fait aucun échange ne s’est produit, doit s’affronter en nous. Les idées les plus étrangères les unes aux autres doivent entrer en relation.

Tout se rencontre dans le sujet qui comprend. Être d’accord avec soi-même signifie qu’on sauvegarde sa propre pensée en faisant converger vers l’unité tout ce qui est séparé, contradictoire, sans contact. L’his­toire universelle, assimilée de façon significative, s’or­ganise en une unité qui reste cependant toujours ouverte. Cette unité est une idée, elle échoue constam­ment dans les faits ; mais c’est elle qui stimule l’assimilation. »

Karl JASPERS, Remarques sur les lectures philosophiques, in  Introduction à la philosophie, p. 161 – 162

 

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