« Les transports, à en croire le discours qu’ils véhiculent, produiraient l’accès au monde et aux autres. Disons peuvent tout au plus produire les conditions qui favorisent la capacité autonome d’accès au monde et aux autres. Ils peuvent aussi la détruire. Nous y sommes.
L’autonomie implique ici un rapport à l’espace fondé sur des déplacements à faible vitesse, recourant pour l’essentiel à l’énergie métabolique de celui qui se meut. Si l’on n’est soumis à aucune contrainte, on ne marche que dans des lieux que l’on aime. La vitesse motorisée n’a d’intérêt que quand il s’agit de s’éloigner de lieux indésirables ou de vaincre des distances perçues comme des obstacles. La soumission de l’homme industriel aux véhicules révèle qu’il ne se sent chez lui nulle part, ou presque. Si l’homme habite en poète, le malheur de vivre dans un endroit inhabitable ne pourra jamais être compensé par l’accroissement des possibilités de le fuir le plus souvent possible. « Les usagers, écrivait Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. »
L’alternative radicale aux transports actuels, ce ne sont pas des transports moins polluants, moins producteurs de gaz à effet de serre, moins bruyants et plus rapides ; c’est une réduction drastique de leur emprise sur notre vie quotidienne. Il faut briser pour cela le cercle vicieux par lequel une industrie contribue à renforcer les conditions qui la rendent nécessaire ; par lequel les transports créent des distances et des obstacles à la communication qu’eux seuls peuvent franchir.
L’espace vécu traditionnel est un espace connexe : deux points quelconques peuvent toujours être reliés par un chemin continu qui ne sorte pas du territoire. La société industrielle est la première à avoir brisé cette connexité. Les espaces personnels y sont éclatés en morceaux disjoints, éloignés les uns des autres : le domicile, le lieu de travail, quelques espaces publics de la ville, les commerces et le mythique « ailleurs » des loisirs et de l’évasion. Entre ces domaines, des déserts de sens, déserts esthétiques, symboliques, que l’on vise à franchir le plus efficacement possible en se livrant au système de transport. Pensez par exemple à l’espace de l’autoroute, dont on se protège par cette bulle métallique qui se transforme parfois en cercueil ; à plus forte raison, à l’espace dans lequel évolue votre jet.
Or les transports sont le rituel d’un mythe qui dit le retour au voisinage traditionnel possible grâce à eux. Pour obtenir le « village global », il n’est que d’annuler ces espaces vides de sens, ces espaces morts tout juste bons à être définitivement vaincus. Le discours publicitaire, cette obsécration de notre temps, exprime on ne peut mieux l’espérance que le dieu Transport est adjuré de satisfaire. Voyez ce placard qu’une compagnie d’aviation helvétique faisait naguère insérer dans quelques hebdomadaires européens. Le dessin y représentait une ville ancienne, riche de culture et variée, avec ses monuments, ses places, ses rivières et ses larges artères. A y regarder de plus près, cependant, vous compreniez qu’il s’agissait d’un monstre : y voisinaient, juxtaposés, les plus beaux quartiers des plus belles villes d’Europe. La place Rouge n’y était séparée de la place de la Concorde que par le lit d’un fleuve, et la Via Veneto débouchait dans Piccadilly Circus. Légende : grâce à notre compagnie, l’Europe est réduite aux dimensions d’une ville. »
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Points essais, p. 58 – 60
*
Je n’ai malheureusement pas réussi à trouver le placard de Swissair auquel fait référence Dupuy, j’ai cependant découvert deux affiches de cette même compagnie qui semblent qui jouent sur la même idée d’une abolition des distances transformant l’Europe en ville.
Ce texte m’a aidé à comprendre la signification de l’aversion de ma mère pour l’autoroute et son goût pour les petites routes. Illichienne qui s’ignore, elle était sensible au fait que plus la route est aménagée pour nous permettre de gagner du temps plus on a l’impression d’y perdre son temps, le transit rendu plus rapide étant aussi rendu inintéressant. Il faudrait cependant apporter une correction à l’idée d’Illich citée par Dupuy :
« Les usagers, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. »
Cette formule me semble suggérer à tort qu’il n’y aurait que deux rapports à l’espace, que nous serions contraints de choisir entre arpenter un espace aimé et familier ou transiter (le plus vite possible) à travers un espace inhospitalier parce qu’anonyme et indifférencié. La fin de la phrase qui suggère que le rapport « authentique » à l’espace consisterait à rester dans un espace où l’on se sent « chez soi », tout trajet devenant un « tour du propriétaire », ne peut qu’apporter de l’eau au moulin de ceux qui soupçonnent la critique de l’aliénation technicienne d’être politiquement réactionnaire. En réalité on peut échapper à l’alternative suggérée ci-dessus : quitter son territoire ne signifie pas nécessairement transiter par un espace anonyme car l’espace extérieur peut aussi être appréhendé comme un espace à explorer. On peut sortir de son territoire le temps d’un saut jusqu’à une autre niche territoriale, on peut aussi le quitter dans le but de l’étendre en se familiarisant avec l’espace étranger, en apprenant à en découvrir les ressources. Je ne conteste pas qu’il soit souhaitable de se remettre « à aimer comme un territoire [nos] îlots de circulation », mon propos est de souligner que l’activité exploratoire qui permet à la zone de transit de (re)devenir territoire a aussi vocation à repousser les limites « naturelles » de l’îlot de circulation.