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~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: culture

Culture « tas d’ordure » vs Culture violentée

23 mercredi Mar 2022

Posted by patertaciturnus in Lectures

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culture, Theodor Adorno, Witold Gombrowicz

« Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. Que cela ait pu arriver au sein même de toute cette tradition de philosophie, d’art et de sciences éclairées ne veut pas seulement dire que la tradition, l’esprit, ne fut pas capable de toucher les hommes et de les transformer. Dans ces sections elles-mêmes, dans leur prétention emphatique à l’autarcie, réside la non vérité. Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. En se restaurant après ce qui s’est passé sans résistance dans son paysage, elle est totalement devenue cette idéologie qu’elle était en puissance depuis qu’en opposition à l’existence matérielle, elle se permit de lui conférer la lumière dont la séparation de l’esprit et du travail corporel la priva. Qui plaide pour le maintien d’une culture radicalement coupable et minable se transforme en collaborateur, alors que celui qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être. Pas même le silence ne sort de ce cercle ; il ne fait, se servant de l’état de la vérité objective, que rationaliser sa propre incapacité subjective, rabaissant ainsi de nouveau cette vérité au mensonge. Si les états de l’est ont en dépit d’un verbiage affirmant le contraire, liquidé la culture et comme pur moyen de domination, l’ont métamorphosée en camelote, il arrive à la culture que cela fait geindre, ce qu’elle mérite et ce vers quoi pour sa part elle tend ardemment au nom du droit démocratique des hommes à disposer de ce qui leur ressemble. Seulement, du fait qu’elle se targue d’être une culture et qu’elle conserve sa monstruosité (Unwesen) comme un héritage qui ne peut se perdre, la barbarie administrative des fonctionnaires de l’Est se voit convaincue de ce que sa réalité, l’infrastruc­ture, est pour sa part aussi barbare que la superstructure qu’elle démolit en en prenant la régie. A l’Ouest on a au moins le droit de le dire. »

Theodor Adorno, Dialectique négative, p. 287 – 288

*

« Une question m’intéresse : jusqu’à quel point leurs sinistres expériences peuvent-elles assurer aux écrivains de l’Est une quelconque supériorité sur leurs collègues de l’Ouest ? Il est en effet certain que, du fait de leur chute, ils sont d’une certaine manière, et qui leur est propre, supérieurs à l’Occident, et Milosz fait plus d’une fois ressortir la force et la sagesse spécifiques qu’une telle école de mensonge, de terreur et de déformation méthodiques peut dispenser à ses disciples. Milosz, d’ailleurs, illustre fort bien lui-même cette évolution particulière : son verbe tranquille et coulant, qui examine — avec quelle mortelle sérénité ! — ce qu’il décrit, a je ne sais quel goût de maturité qui diffère tout de même un peu de celle qui a cours en Occident. Je dirais que Milosz dans son ouvrage lutte sur deux fronts : pour lui, il s’agit non seulement de condamner l’Est au nom de la culture occidentale, mais aussi d’imposer à l’Ouest la vision bien distincte qu’on vient d’y vivre ainsi que sa nouvelle expérience de l’univers. […] Milosz lui-même a dit un jour quelque chose d’analogue : d’après lui, la différence entre un intellectuel occidental et son confrère, des pays de l’Est est que, des deux, le premier n’a point reçu une bonne raclée sur le derrière. Aux termes de cet aphorisme, notre atout (car je m’inclus clans le second groupe) serait de représenter une culture violentée, partant plus proche de la vie. Mais Milosz est le premier à connaître les limites de cette vérité — et il serait vraiment lamentable de voir notre prestige s’établir exclusivement sur un fondement ainsi fustigé. Ayant reçu une raclée, elle n’est plus dans son état normal ; or, la philosophie, les lettres et les arts doivent malgré tout être plutôt au service de gens dont personne n’a brisé les dents, déboîté la mâchoire ou mis les yeux au beurre noir. Et voyez seulement comment Milosz s’efforce malgré tout d’adapter sa sauvagerie aux exigences du raffine-ment occidental. L’esprit et la chair. Il arrive que le confort maté-riel exalte la vigilance de notre âme et qu’à l’abri de rideaux douillets, dans l’étouffante atmosphère d’un intérieur bourgeois, naisse une rigueur dont n’auraient même pas rêvé ceux qui se jetaient contre les blindés avec des bouteilles d’essence. Aussi notre culture violentée ne pourrait-elle être utile qu’à la condition d’être une chose bien digérée, assimilée, la forme nouvelle d’une véritable culture, un apport dûment médité et organisé de la Pologne à l’esprit universel. »

Witold Gombrowicz, Journal I, Folio p. 37 – 38

Les considérations sont elles inactuelles ?

19 dimanche Sep 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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culture, Nietzsche, style

Je viens de relire la première des Considérations inactuelles de Nietzsche. Je l’ai lu la première fois quand j’étais étudiant et je ne l’avais pas relue depuis ; j’en avais tout oublié si ce n’est que le méchant de l’histoire était David Strauss, représentant des philistins de la culture. C’est amusant à quel point le propos de cet ouvrage peut aujourd’hui apparaître daté, notamment en raison de sa dépendance envers la cible aujourd’hui largement oubliée des critiques de Nietzsche : David Strauss. La première des considérations inactuelles / intempestives est peut-être, des quatre, celles qui mérite le moins son titre  ; il faudrait que je relise la quatrième pour m’en assurer ( je l’ai encore davantage oubliée que la première … au point que je me demande si je l’ai vraiment lue), et elle mérite sûrement moins ce qualificatif que les ouvrages ultérieurs de Nietzsche qui n’émettent pas cette prétention dans leur titre.

Un autre point sur lequel il y a un écart amusant dans les écrits de jeunesse de Nietzsche (je veux dire, avant Humain trop humain)  entre leur prétention et la réalisation c’est en ce qui concerne le style. De l’avenir de nos établissements d’enseignement comme la Première considération inactuelle mettent l’accent sur le défaut de style de la fausse culture de leur époque, mais le style de ces ouvrages est lui même assez insupportablement pompeux ( a fortiori si on les compare aux écrits aphoristiques ultérieurs qui sont à la hauteur de leur prétention à la légèreté dansante).

David Friedrich Strauss: Miracle and Myth - Westar Institute

David Strauss

Je fais le malin aux dépens d’un grand auteur, mais finalement je dois reconnaître que j’ai bien dû me demander si le qualificatif de philistin de la culture ne s’appliquait pas à moi. Me revendiquant « légitimiste culturel », je ne peux pas ne pas me sentir concerné par cette remarque  par exemple :

 » Mais pour juger si mal de nos classiques, et pour les honorer si injurieusement, il faut ne plus les connaître – et tel est bien généralement le cas. On saurait autrement qu’il n’y a qu’une manière de les honorer : en poursuivant inlassablement leur quête, dans le même esprit et avec le même courage qu’eux. Les affubler au contraire du titre si douteux de « classiques » et s' »édifier » de temps à autres par la fréquentation de leurs œuvres, c’est-à-dire s’abandonner à ces molles et égoïstes émotions que nos salles de concerts et nos théâtres offrent contre paiement, leur ériger des statues et donner leur nom à des festivals et des associations – tout cela n’est que la parade par laquelle le philistin de la culture s’acquitte envers ces esprits de l’obligation de les reconnaître, et, surtout, de les suivre et de continuer leur quête. »

On conviendra qu’un article de blog est une parade moins coûteuse que l’édification d’une statue  …

Forme de l’universalité et reconnaissance de la particularité

27 mercredi Jan 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

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culture, Hegel

« La culture est une mise en forme et se constitue par la forme de l’universalité : ainsi l’homme cultivé est celui qui sait imprimer à toutes ses actions le sceau de l’universalité — qui a renoncé à sa particularité, qui agit selon des principes univer­sels. La culture est forme du penser. Ainsi l’homme sait se retenir ; il n’agit pas selon ses inclinations et ses désirs, mais se recueille. Grâce à cela, il reconnaît à l’objet une position libre et s’habitue à la vie contem­plative. A cela se rattache l’habitude de saisir les aspects particuliers dans leur singularité, de fragmen­ter les circonstances, d’isoler les divers aspects, d’opérer abstraitement tout en conférant immédia­tement la forme de l’universalité à chacun de ces aspects. L’homme cultivé connaît les différents aspects des objets ils existent pour lui et sa réflexion cultivée leur a donné la forme de l’universalité. Il peut alors, dans son rapport aux objets, laisser subsister leurs aspects particuliers. Au contraire, l’homme inculte, fût-il le mieux intentionné, peut en saisissant l’aspect principal d’une chose, en déformer une bonne douzaine d’autres. »

G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, 10/18, p. 87 -88

L’antispéciste inattendu

06 dimanche Oct 2019

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antispécisme, Auguste Comte, culture, domination, langage

« Tous les vrais naturalistes, et surtout Georges Leroy, ont d’ailleurs reconnu que ce langage volontaire et perfectible se développe aussi chez les autres animaux supérieurs. Chaque espèce y institue, suivant son organisation et sa situation, sa langue naturelle , toujours intelligible essentiellement pour les rares plus élevées, et même comprise aussi par les êtres moins éminents, quant aux degrés communs de vitalité. Un tel langage se perfectionne graduellement d’après l’essor successif des impulsions intérieures et des influences extérieures qui déterminèrent sa formation. Il ne paraît immobile chez les animaux que faute d’un examen assez approfondi. Toutefois, en tant que toujours subordonné à la socialité correspondante, il comporte nécessairement les mêmes limites naturelles, et subit aussi de semblables entraves artificielles. Or, j’ai assez expliqué, dans le premier volume de ce traité, l’irrésistible fatalité qui borne à notre seule espèce la plénitude du développement social. L’essor spontané des autres sociétés animales se trouvant donc arrêté bientôt par la prépondérance humaine, il en doit être ainsi de leurs propres langues. Chacune d’elles a presque toujours atteint maintenant, et souvent depuis longtemps, l’extension compatible avec l’ensemble des obstacles qui dominent l’espèce correspondante. Mais, puisque notre suprématie constitue ordinairement la plus puissante de ces entraves, on conçoit que, en la supposant supprimée ou même assez suspendue , un progrès appréciable ne tarderait pas à démentir cette immobilité chimérique des langues et des sociétés animales. »

Auguste Comte, Système de politique positive, Tome II, chapitre IV, p. 224

Relativisme

24 mardi Sep 2019

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culture, objectivité et subjectivité, relativisme culturel, Roy Wagner

« Comme l’épistémologue qui s’intéresse à «la signification de la signification», ou comme le psycho­logue qui pense la façon dont on pense, l’anthropologue est contraint de s’inclure, lui et son mode de vie, dans son objet et de s’étudier lui-même. Plus exactement, puisque nous dési­gnons par «culture» l’ensemble des compétences d’une per­sonne, l’anthropologue se sert de sa culture pour étudier à la fois les autres cultures et la culture en général. Ainsi, la prise de conscience de la culture oblige à moduler la visée de l’an­thropologue et son point de vue, en tant que scientifique : il doit renoncer à la prétention d’objectivité absolue du rationa­lisme classique, en faveur d’une objectivité relative fondée sur les caractéristiques de sa propre culture. Il est bien sûr néces­saire que le chercheur soit aussi neutre que possible en étant conscient de ses présupposés, mais nous prenons souvent les présupposés les plus fondamentaux de notre culture pour des évidences qui vont tellement de soi que nous n’en sommes même pas conscients. Pour atteindre à une objectivité relative, l’anthropologue doit découvrir ce que sont ces présupposés, de quelle façon une culture permet de comprendre l’autre et les limites qu’elle impose à cette compréhension. Quant à l’objectivité absolue, elle nécessiterait que l’anthropologue n’ait aucun présupposé, et donc pas de culture du tout.

En d’autres termes, l’idée de culture place le chercheur sur un pied d’égalité avec ses objets d’étude : chacun « appartient à une culture ». Parce que toute culture peut être comprise comme une manifestation spécifique, ou un exemple, du phé­nomène humain et, d’autre part, que l’on n’a jamais trouvé de méthode infaillible pour «noter» des cultures différentes et les classer par types naturels, nous présupposons que toute culture, en tant que telle, est équivalente à toute autre. Ce pré­supposé est ce que l’on nomme «relativisme culturel».

La combinaison de ces deux corollaires de l’idée de culture, à savoir d’un part que nous appartenons nous-mêmes à une culture (objectivité relative) et d’autre part que nous devons présupposer que toutes les cultures sont équivalentes (relati­visme culturel), cette combinaison, donc, conduit à une pro­position générale quant à l’étude de la culture. Comme le sug­gère la répétition de la racine «relatif», comprendre une autre culture implique de mettre « en relation» deux variétés du phénomène humain. Il s’agit de créer entre elles une relation intellectuelle, une compréhension qui les englobe toutes deux. L’idée de «relation» est ici importante car elle est plus appro­priée au rapprochement de deux entités ou de deux points de vue équivalents, que des notions comme «analyse» ou «exa­men », avec leur prétention à l’objectivité absolue.

Essayons d’examiner de plus près comment cette relation est mise en œuvre. L’anthropologue fait, d’une manière ou d’une autre, l’expérience de son objet d’étude à travers son propre univers de sens, puis il utilise cette expérience signi­fiante pour en communiquer la compréhension à ceux qui partagent sa culture. Il ne peut communiquer cette com­préhension que si elle fait sens dans son univers culturel. Inversement, si ses théories ou ses découvertes relèvent d’un fantastique débridé, comme c’est le cas de maintes anecdotes d’Hérodote ou des récits des voyageurs médiévaux, on ne peut guère parler d’une vraie mise en relation des cultures. Une «anthropologie» qui ne sortirait jamais des frontières de ses propres conventions, qui dédaignerait d’investir son imagina­tion dans le monde de l’expérience, resterait plus une idéolo­gie qu’une science. »

Roy Wagner, L’invention de la culture, p. 20-21

Culture

04 mercredi Sep 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

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culture, Philippe d'Iribarne

« La culture n’est pas un pouvoir, « quelque chose auquel on pourrait attribuer des comportements », mais un contexte, quelque chose au sein duquel les comportements peuvent être décrits de manière intelligible ». »

Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, préface, p.XXII

Les passages entre guillemets sont des références à Clifford Geertz

Comprendre et se comprendre

29 jeudi Août 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

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comprendre, connaissance d'autrui, culture

« Lorsque par hasard la discussion sur ces questions  avec des empiricistes ne s’enlise pas mais s’approfondit, on aperçoit où réside la différence essentielle entre étudier des hommes  pensant et agissant et étudier des comportements, comme on ferait d’insecte, quitte à les saupoudrer de représentations indigènes plus ou moins épiphénoménales. la différence tient à la profondeur  de la « motivation » du chercheur : ou bien il est prêt à se mettre en cause lui même dans ses propres représentations pour mieux comprendre l’autre, ou bien il n’est pas disposé à le faire et rapporte par conséquent ce qu’il observe et ce qu’il vit à un système de coordonnées immuables pour l’essentiel. C’est dans la considération des idées et valeurs que la relation à l’autre s’approfondit. Le refus de centrer l’attention sur les idéologies équivaut à un refus du chercheur de se mettre en cause lui-même dans sa recherche. »

Louis Dumont, Homo hierarchicus, Tel, p. XVII

Soif de culture

15 dimanche Avr 2018

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culture, Roald Dahl

« Mike Schofield était un homme fort aimable, entre deux âges. Mais il était agent de change de son métier. Pour être plus précis, il était agioteur. Et comme beaucoup de gens de son espèce, il semblait souvent un peu embarrassé, presque honteux de gagner tant d’argent en exerçant un métier si peu estimable. Car il savait qu’il n’était au fond qu’un bookmaker, un solennel petit bookmaker infiniment respectable et discrètement dépourvu de scrupules. Et il savait que ses amis le savaient aussi. C’est pourquoi il s’efforçait de passer pour un homme cultivé, un lettré, un amateur d’art. Il faisait collection de tableaux, de livres, de disques. Son petit discours sur les vins prouvait à quel point il était assoiffé de culture. »

Roald Dahl, Le connaisseur, in Bizarre ! Bizarre !
trad. E. Gaspar et H. Barberis

L’appropriation culturelle … la vraie

03 lundi Oct 2016

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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culture, Karl Kraus

« La culture est ce que la plupart reçoivent, ce que beaucoup transmettent et ce que très peu ont. »

Karl Kraus, Pro domo et mundo
trad. Pierre Dehusses, ed. Rivages

*

Que l’on puisse ne pas avoir une culture que l’on a pourtant reçue n’est peut-être pas si difficile à comprendre. Pour « avoir de la culture » il ne faut pas se contenter de « recevoir » ce qu’on nous transmet mais se livrer à une activité d’appropriation et de rumination des œuvres dont il est difficile de fixer le terme.

Il n’est guère plus difficile de concevoir qu’on puisse transmettre ce qu’on a reçu mais qu’on n’a pas fait sien, comme on transmettrait une lettre que l’on a reçue sans l’ouvrir.  On est tenté de déplorer que les transmetteurs ne se soient pas convenablement approprié ce qu’ils transmettent, mais peut être n’est-ce pas une si mauvaise chose si cela permet qu’un plus grand nombre reçoive ( et donc ait la possibilité d’avoir). Reste à savoir si ce gain quantitatif ne se paye pas d’une perte qualitative au cas où la qualité de la transmission serait affectée – ainsi qu’on peut l’imaginer – par le degré d’appropriation auquel est parvenu le transmetteur.

On m’ a tout donné bien avant l’envie

16 mardi Fév 2016

Posted by patertaciturnus in Food for thought, Perplexités et ratiocinations

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culture, honte de soi, humiliation, Nietzsche, soif de savoir

« – Et puis, en se retournant sur le chemin de la vie, découvrir également qu’il est une chose irréparable : notre jeunesse gaspillée par la faute de nos éducateurs qui n’utilisèrent pas ces années avides de savoir, ardentes et altérées, à nous guider vers la connaissance des choses, mais vers la prétendue « culture classique »! Notre jeunesse gaspillée lorsqu’on nous inculquait avec autant de maladresse que de brutalité des bribes de savoir sur les Grecs, les Romains et leurs langues, au mépris du principe suprême de toute culture qui exige qu’on n’offre d’un mets qu’à celui qui en  est affamé ! Lorsqu’on nous imposait de force les mathématiques et la physique, au lieu de nous faire passer d’abord par le désespoir de l’ignorance et de réduire notre petite vie quotidienne, nos occupations et tout ce qui se passe du matin au soir  à la maison, à l’atelier, dans le ciel, dans le paysage, à des milliers de problèmes,  – des problèmes torturants, humiliants, exaspérants, – pour révéler alors à nos désirs que nous avons besoin avant tout d’un savoir mathématique et mécanique, et pour nous enseigner  alors notre premier enthousiasme devant la logique absolue de ce savoir. »

F. Nietzsche, Aurore §. 148

*

Qui connaît tant soit peu Nietzsche se gardera d’invoquer sa remarque sur les « bribes de savoir sur les Grecs, les Romains et leurs langues » pour l’enrôler parmi les partisans de la liquidation de l’enseignement des langues anciennes (a fortiori si c’est au nom de la dénonciation de l’élitisme).

Un tel texte devrait plaire à tous ceux qui insistent sur le fait que le contenu de l’apprentissage doit avoir du sens pour les élèves ; il me semble cependant qu’il ne se réduit pas à cette « scie pédagogique ». On notera que Nietzsche insiste sur le fait que la soif de savoir implique de la souffrance  : les problèmes sont « torturants, humiliants, exaspérants » ; le pédagogue, avant de susciter l’enthousiasme, devrait plonger les élèves dans le  « désespoir de l’ignorance ». Ceci suffit à distinguer ce texte de Nietzsche des apologies naïves d’un enseignement fondé sur le plaisir d’apprendre.

Ce texte évoque brièvement l’idée d’un rôle formateur du sentiment d’humiliation, thème que l’on rencontrait déjà dans la IIIe Considération inactuelle  :

« la culture; […] est l’enfant de la connaissance de soi, et de l’insatisfaction de soi, de tout individu. Celui qui se réclame d’elle exprime ce faisant : « Je vois au-dessus de moi quelque chose de plus haut et de plus humain que moi-même; aidez- moi tous à y accéder comme j’aiderai quiconque reconnaît la même chose et souffre d’elle, pour qu’enfin renaisse l’homme qui se sentira complet et infini dans la connaissance et dans l’amour, dans la contemplation et le pouvoir, et qui de toute sa plénitude s’attachera à la nature et s’inscrira en elle comme juge et mesure de la valeur des choses. » Il est difficile d’amener quelqu’un à cet état de connaissance impavide de soi parce qu’il est impossible d’enseigner l’amour; car c’est dans l’amour que l’âme acquiert, non seulement une vue claire, analytique et méprisante de soi, mais aussi ce désir de regarder au-dessus d’elle et de chercher de toutes ses forces un moi supérieur encore caché je ne sais où. Ainsi seul celui qui a attaché son cœur à quelque grand homme reçoit de ce fait la première consécration de la culture; le signe en est la honte de soi sans humeur ni haine envers sa propre étroitesse et sa mesquinerie »

Le moins que l’on puisse dire c’est que cette valorisation du rôle de la honte de soi dans le processus de formation n’est pas très à la mode de nos jours. On se gardera, évidemment, de la confondre avec une apologie des moqueries et du harcèlement professoral.

 Ces deux textes de Nietzsche ne me semblent pas clairement trancher la question qui importera au pédagogue  : cette avidité de savoir sur laquelle il doit s’appuyer, peut-il toujours la supposer chez ses élèves, dans quelle mesure est-il en son pouvoir de la susciter ?

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