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L’esthétique classique selon Cassirer (3)

04 vendredi Mar 2022

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classicisme, esthétique, Gotthold Ephraim Lessing, universalisme

Dernier extrait des considérations de Cassirer sur le classicisme français. Où l’on retrouvera Lessing précédemment évoqué à propos de la philosophie de la religion, ainsi que le problème du « faux universalisme ».

*

« Les faiblesses de cette théorie sont bien visibles. Pourtant, ce n’est point tant aux déficiences de principes que se rattache d’abord le développement ultérieur de l’esthétique. Les déficiences d’exécution, celles qui sont apparues lors de l’application des principes classiques à la considération de genres artistiques et d’œuvres particulières, ont pesé plus lourd. Si paradoxale que puisse apparaître cette idée, on peut affirmer à ce propos que l’une des faiblesses essentielles de la doctrine classique n’est pas d’avoir poussé trop loin l’abstraction mais de ne pas s’y être attachée avec assez de constance. Un peu partout, en effet, se mêlent, dans l’établissement et la défense de la théorie, des motivations qui, loin de se tirer logiquement de ses principes généraux et de ses présup­positions, proviennent du contexte particulier de cette problématique, de la structure intellectuelle historique du XVIIe siècle. Ces motivations se glissent dans le travail des plus éminents théoriciens à leur insu et les condui­sent à s’écarter de leur but purement spéculatif. L’illus­tration la plus claire de cette situation, nous la trouvons dans la controverse qui a si souvent passé pour le cœur même de toute l’esthétique classique, puisqu’il semble que cette esthétique ne soit concrètement mise à l’épreuve qu’à propos de la doctrine des trois unités et que son destin philosophique et théorique y soit attaché. Et pourtant, il s’avère que cette doctrine, justement, n’a pas été créée par l’esthétique du classicisme, qu’elle l’a précédée au contraire et s’est trouvée simplement imbriquée dans le système. Et cette insertion n’a jamais produit une justification vraiment convaincante. Annon­çant la doctrine des unités, Boileau parle sans doute en législateur de la raison et au nom de la raison.

Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

Cependant, cette application de la doctrine, mesurée au canon de la pure logique, recèle une évidente subrep­tion : à l’idéal de la raison qu’il soutient partout ailleurs, Boileau substitue ici une mesure purement empirique. A ce point, l’esthétique classique s’écarte nettement de sa conception scientifique de la « raison universelle » pour glisser sur la voie d’une philosophie du common sense. Au lieu de la vérité, elle en appelle à la vraisemblance, et encore en un sens étroit, n’ayant qu’une valeur de fait. Une telle valorisation du simple fait est cependant in­compatible fondamentalement avec les principes vérita­bles les plus profonds de la théorie classique. Ce n’est évidemment pas un argument satisfaisant pour justifier la nécessité absolue de l’unité de lieu et de temps que d’en référer au spectateur pour qui il serait absurde de voir se passer au cours de quelques heures des évé­nements remplissant une année, ou une dizaine d’an­nées. Car, justement, l’esthétique classique elle-même, conformément à sa tendance générale, nous avait tou­jours mis en garde contre la confusion de ce qui est vrai et valable « par la nature de la chose » et de ce qui semble valable à un individu, de son point de vue particulier. Elle exigeait de l’individu, en tant que sujet esthétique, qu’il oubliât son tempérament particulier, son « idiosyn­crasie », pour ne laisser parler que la pure nécessité de l’objet. N’est-ce point porter atteinte à cette exigence, n’est-ce point mettre en cause le caractère strictement « impersonnel » de la raison tel qu’il est partout affirmé par les théoriciens du classicisme que de prendre pour mesure du drame les conditions de hasard dans lesquelles se trouve le spectateur et de les élever au rang de norme de la création ? Et ce trait n’est pas unique : il est simplement le symptôme le plus frappant de ce dépla­cement caractéristique des motivations que nous rencon­trons partout, jusque chez les tenants du strict classi­cisme. Tous s’efforcent à la simplicité, à la justesse, au simple « naturel » de l’expression mais ils empruntent la mesure du naturel, sans aucune hésitation ni scrupule, au monde dans lequel ils vivent, ils le fondent sur ce que leur apportent l’environnement immédiat, l’habitude et la tradition. Ici brusquement, la puissance d’abstraction dont sont doués les fondateurs de la doctrine classique commence à leur faire défaut : au lieu de la réflexion critique survient une crédulité naïve, une vénération pour toutes les données purement empiriques de la culture intellectuelle et artistique du XVIIe siècle. Cette contrainte pèse d’autant plus lourdement sur tel ou tel penseur qu’elle est moins consciente. Boileau ne pose pas seulement l’équivalence de la « nature » et de la « raison » : il va jusqu’à identifier en outre la nature proprement dite avec un certain état de civilisation. Et il n’est possible de parvenir à cet état qu’en cultivant les formes que la vie sociale a créées et qu’elle a portées à un si haut degré de raffinement. Désormais, comme tout à l’heure la raison et la nature, la cour et la ville sont élevées au rang de modèle et d’idéal esthétique. « Étudiez la cour et connaissez la ville ; l’une et l’autre est toujours en modèles fertile. » Subrepticement, les convenances se glissent ainsi à la place de la nature, les conventions à la place de la vérité. Le théâtre, d’abord, où se révèlent la forme et la fleur de la plus noble sociabilité, ne saurait s’écarter de ce cadre. Nulle part les préceptes de la raison ne sont plus sévères et nulle part, du reste, le poète ne doit les observer avec autant de rigueur et de scrupule de crainte d’aller contre les fins essentielles du théâtre. C’est pourquoi Boileau place ici l’ exactitude de la règle à laquelle doit se soumettre la poésie dramatique sur le même plan que son étroitesse au point de traiter exactitude et étroitesse presque comme des synonymes :

Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;
C’est assez qu’en courant la fiction amuse ;
Trop de rigueur alors seroit hors de saison :
Mais la scène demande une exacte raison
L’étroite bienséance y veut être gardée.

Par cette dernière équivalence, la doctrine classique a finalement changé ses idéaux esthétiques en certains idéaux sociologiques auxquels elle les a attachés.

On traitait, dit Goethe, dans les Remarques à sa traduction du Neveu de Rameau, les divers genres poétiques comme autant de sociétés dans lesquelles convient un comportement particulier… Le Français ne craint nullement de parler de convenances en jugeant des produits de l’esprit, mot qui ne peut représenter à vrai dire que ce qui se fait en société.

Et c’est exactement en ce point qu’il faut voir l’origine du mouvement d’idées qui aboutira finalement à la dissolution et à la défaite des théories classiques. Sans doute, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ces théo­ries règnent-elles encore presque sans conteste. Voltaire est un esprit trop pénétrant et trop critique pour ne pas y apercevoir quelques faiblesses mais il est d’autre part empli d’une trop grande admiration pour le « Siècle de Louis XIV », dont il devient le premier historiographe, pour se soustraire à ses strictes exigences en matière de goût. Il ne manque pas, toutefois, dans ses accès de scepticisme et de pessimisme, de critiquer la culture de son temps et il cherche, dans le conte de L’Ingénu, à opposer à cette culture corrompue le miroir de la nature, la simplicité et la candeur de la pensée, l’innocence des mœurs. Mais justement la manière dont il présente son héros montre fort clairement combien il est redevable à son siècle de cet idéal même de la nature, comme il y tient de toutes parts : le simple enfant de la nature dont il veut nous faire le portrait est bien loin, en effet, de toute rudesse et de toute barbarie. Non seulement il montre la plus grande délicatesse et les égards de la civilisation mais il va jusqu’à parler la langue de la galanterie. Voltaire, donc, en tant qu’esthéticien, consi­dère que le goût raffiné, véritable, est fondé sur l’instinct de sociabilité de l’homme et qu’il ne peut naître — c’est la thèse de l’Essai sur le goût — que dans le cadre de la vie sociale. Jamais, avant Rousseau, le social et le naturel n’ont été rigoureusement distingués dans la culture française du siècle. On honore la nature, on lui voue une passion enthousiaste, mais on glisse dans le tableau qu’on se fait de la « belle nature » tous les traits de la convention. Diderot est le premier en France qui ait osé ébranler cette convention. Dans ses œuvres se fait jour un nouveau pathos révolutionnaire mais, dans son action immédiate de critique et d’écrivain, en particulier dans son œuvre de poète dramatique, il n’ose pas plus que les autres rompre les chaînes.

Deutsches Textarchiv – [Lessing, Gotthold Ephraim]: Hamburgische Dramaturgie.  Bd. 2. Hamburg u. a., [1769].

Lessing a seul franchi le pas vraiment décisif, dans la Dramaturgie de Ham­bourg, et tiré les dernières conséquences. Il dénonce la confusion indéfendable et funeste qui s’était produite en France, dans le drame et dans la théorie dramatique, entre les exigences de la pure « raison » esthétique et les exigences purement conventionnelles, liées à l’époque et sans portée générale. Et il poursuit une sélection sévère et inexorable, excluant du champ des normes esthétique du classicisme tout ce qui tire son origine, non de la vérité et de la nature, mais seulement des illusions dont toute époque, si brillante qu’elle soit, fait parade. Ces illusions ne peuvent produire aucune forme artistique véritable, ni aucun caractère dramatique authentique. Seule la baguette magique du génie poétique, jamais les règles de convenance d’une école esthétique, peut réussir une telle création : « Quand la pompe et l’étiquette font des hommes des machines, c’est la tâche du poète de faire de ces machines de nouveau des hommes. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 369 – 373

 

Modèle allemand (2)

22 samedi Août 2020

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Alain Séguy-Duclot, France vs Allemagne, Herder, impérialisme, universalisme

Culture et civilisation d' Alain Séguy-Duclot - Les Editions du cerf

« Point n’est besoin toutefois d’attendre le XXe siècle pour se convaincre des difficultés profondes de la compréhension de la culture humaine comme civilisation. En fait, les troubles liés à la décolonisation n’ont fait que reprendre tardivement, en le mondialisant, un problème apparu dès le XVIIIe siècle au sein même de l’Europe, plus précisément en Allemagne.

Le modèle rationaliste des Lumières, qui identifie l’histoire de l’humanité au progrès de la raison, s’est répandu progressi­vement dans toute l’Europe. Il n’en reste pas moins rattaché à son origine française, puisque les théoriciens principaux en sont Voltaire, d’Alembert et Condorcet. Or, pour les intellec­tuels allemands de la fin du XVIIIe siècle qui tentent de fonder une identité nationale dans la langue, la littérature et la philosophie, préalable à une unification politique de l’Allemagne dont la construction prendra encore un siècle, l’influence dominante du modèle français représente un danger à combattre.
En 1774 paraît Une autre philosophie de l’histoire de Herder. Cet ouvrage, qui s’inscrit dans la logique anticlassique et anti-française du mouvement Sturm und Drang, s’oppose directement à l’idéal de progrès exprimé dans la philosophie de l’histoire de Voltaire.
Herder remet en cause le modèle rationaliste de la civilisation et identifie son universalité cosmopolite à la culture d’une nation particulière : la France. Dès lors, la prétention de ce modèle à s’exporter aux autres nations perd toute légitimité. Herder établit notamment un parallèle entre la civilisation romaine et la civilisation française et les critique toutes deux pour célébrer successivement les Barbares venus de Germanie qui finiront par détruire l’Empire romain, le Moyen Âge germanique injustement méprisé par les classiques français, et l’Allemagne moderne appelée à abandonner le mécanisme rationaliste des Français.
Contre la téléologie rationaliste des Lumières, Herder ne voit dans l’histoire humaine aucun progrès (Forschritt ou Verbesserung) mais une simple progression (Fortgang ou Vortstreben) où ce qui est gagné d’un côté est perdu de l’autre, en sorte que l’état de bonheur de l’humanité reste globalement invariable selon les époques.

[…]

Il est de faible importance de noter que l’ouvrage de 1774 eut peu d’influence sur ses contemporains et que, par la suite, dans ses Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), Herder abandonne la radicalité du relativisme de sa période Sturm und Drang pour un humanisme universaliste plus classique. Goethe suit une évolution encore plus nette, passant de la célébration de l’art allemand dans les années 1770 au rêve d’une littérature universelle.
En effet, le déferlement de la Révolution française sur l’Europe manifeste avec la plus grande violence la contradiction que Herder découvrait déjà dans les Lumières en 1774 : la prétention illégitime à l’universalité d’une culture particulière, le culture française. En théorie, la Révolution française prétend libérer les peuples européens souffrant sous le joug de la tyrannie en établissant le règne de la raison au moyen d’une Constitution universelle, le tout baignant dans une mystique rationnelle marquée notamment par le culte de l’Être Suprême. Dans les faits, elle les envahit. Bref, la Révolution Française se conduit à la fin du XVIIIe siècle par rapport au reste de l’Europe comme l’Europe colonialiste se conduira par rapport au reste du monde au XIXe et au XXe siècle : en adoptant le double langage de l’envahisseur-libérateur.
La transformation de la France révolutionnaire en France impériale le 18 mai 1804 ne fait que traduire aux yeux des Européens le sens impérialiste de l’expansion militaire française. Le masque tombe : le prétendu universel n’était bien qu’un particulier national. L’Europe occupée par les troupes napoléoniennes peut rejeter unanimement le modèle français, avec lui, à la fois la langue française, jusqu’alors parlée dans toutes les cours européennes, et l’humanisme universaliste des lumières elles-mêmes que l’on juge responsables de la Terreur et de Napoléon. »

Alain Séguy-Duclot, Culture et civilisation, p. 24 -27

Modèle allemand

16 dimanche Août 2020

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individualisme, Louis Dumont, universalisme

Le second tome d’Homo Aequalis de Louis Dumont intitulé L’idéologie allemande est consacré à l’étude de la réaction allemande aux Lumières. L’intérêt de l’ouvrage ne réside pas seulement dans ses analyses des productions culturelles allemandes (Dumont consacre des articles à Troeltsch, Thomas Mann, Karl Philipp Moritz et au Wilhelm Meister de Goethe avec la notion de Bildung comme fil conducteur), il a aussi le mérite de replacer l’exemple allemand dans une perspective plus général :  dans le cas allemand on discernerait des caractéristiques qui se retrouveront dans les réactions à la modernité d’autres cultures.

*

« Lorsque, sous l’impact de la civilisation moderne, une culture donnée s’adapte à ce qui est pour elle la modernité, elle construit des représentations qui la justifient à ses propres yeux par rapport à la culture dominante. Ainsi de l’Allemagne, puis de la Russie ou de l’Inde. Ces représenta­tions sont une sorte de synthèse, qui peut être plus ou moins radicale, quelque chose comme un alliage de deux sortes d’idées et de valeurs, les unes, d’inspiration holiste, étant autochtones, les autres étant empruntées à la configuration individualiste prédominante. Ces représentations nouvelles ont ainsi deux faces, une face tournée vers l’intérieur, particula­riste, autojustificatrice, l’autre tournée vers la culture domi­nante, universaliste. Et voici le gros fait jusqu’ici inaperçu et que notre analyse amène au jour : grâce à leur face universa­liste, ces produits de l’acculturation d’une culture particulière peuvent entrer dans la culture dominante, la culture mondiale de l’époque. Ajoutons qu’ils ont chance d’y être les bienvenus du fait que, par leur nature, ils conviennent à toute acculturation subséquente d’une culture quelconque (ainsi de la théorie eth­nique de la nation, ainsi de l’artificialisme intensifié, anti­capitaliste, de Lénine).

Nous voyons donc que, dans la confrontation de la civilisa­tion moderne et des cultures autochtones, l’emprunt n’est pas à sens unique. Tout au contraire, le dominant emprunte au dominé, non pas seulement des traits isolés ou spéciaux, comme l’embarcation à deux coques ou l’art africain, mais des représentations qu’il croit siennes de bonne foi, alors qu’elles résultent d’acculturation et ont de ce fait une composante étrangère aux valeurs individualistes qui demeure inaperçue. Mais non seulement les représentations individualistes ne se diluent ni ne s’affadissent à travers ces combinaisons où elles entrent, mais bien au contraire elles puisent dans ces associa­tions avec leurs contraires d’un côté une adaptabilité supé­rieure, de l’autre une force accrue. »

Louis Dumont, Homo aequalis II, L’idéologie allemande, p. 29 – 30

*

« Au risque de me répéter, il me faut ici souligner que l’essentiel de ce qui vient d’être dit est tout à fait général  : traitant de l’Allemagne, nous avons traité beaucoup plus que de l’Allemagne seule. Car toutes les cultures qui subirent plus tard l’impact de la civilisation moderne étaient comme la culture allemande essentiellement holistes et donc, chacune d’elles ou bien a dû inventer des réponses similaires à l’indivi­dualisme, ou bien a trouvé les recettes allemandes à sa disposi­tion pour l’aider. Le succès de la théorie ethnique de la nation n’est alors plus un mystère, ni, plus précisément, l’accueil de Herder chez les Slaves de l’Europe centrale et la vogue respec­tive de Schiller, Schelling et Hegel dans les phases successives de l’histoire intellectuelle russe au XIXe siècle (KOYRÉ, 1976; MALIA, 1961). En un sens, on peut dire que les Allemands ont préparé des versions plus assimilables de l’innovation moderne à l’usage des nouveaux venus. Ces versions étaient si utiles qu’elles ont parfois remplacé les versions originales, et en même temps leur statut logique est contestable, comme l’a vu Pribram. La « postmodernité » en ce sens a été introduite par l’Allemagne dès 1800. »

ibid. p.43

*

« Je me suis proposé ici de présenter l’histoire de la pensée et de la littérature allemandes de 1770 à 1830 comme une réponse au défi des Lumières et de la Révolution. Jusqu’ici, j’ai essayé de caractériser la structure de cette réponse au moyen de quel­ques traits fondamentaux, voire récurrents. Qu’en est-il de son déploiement dans le temps, de son déroulement chrono­logique? Il y a une similitude frappante avec ce qui s’est passé un peu plus tard en Russie et en Inde sous l’impact de l’inno­vation occidentale. On peut distinguer une brève phase initiale et un lent développement subséquent. Pour commencer, l’impact de la nouveauté est très intense, et la culture locale est prise au dépourvu. Quelques intellectuels, des gens ins­truits, acceptent le message universaliste venu de l’étranger. On dit qu’à Tübingen trois jeunes étudiants en théologie ont planté un arbre de la liberté, en tout cas ils ont prêté un ser­ment solennel. C’étaient Hölderlin, Hegel et Schelling. À Saint-Pétersbourg, des aristocrates convertis au libéralisme conspirèrent contre le tsar. Au Bengale, quelques jeunes gens distingués se convertirent au christianisme. À ce moment, la force d’attraction des idées nouvelles semble avoir été irrésis­tible, mais peu à peu a lieu une réaction indigène : il se déve­loppe une défense et illustration de la culture indigène dans le langage des idées et valeurs nouvelles ; des importations par­tielles se combinent avec la réaffirmation de vieux thèmes sous une nouvelle forme. Le mouvement devient de plus en plus assuré et radical jusqu’à ce que, à la fin, la culture indigène se réaffirme pleinement dans la conviction qu’elle a victorieuse­ment relevé le défi. Ainsi le romantisme allemand surclassa l’individualisme des rationalistes, tout en portant aux nues le holisme ; le populisme russe surpassa l’Occident capitaliste et socialiste grâce aux vertus éternelles de la communauté rurale russe; et Vivekananda annonça à Chicago que l’Inde était la mère de toutes les religions. La variation dans le temps de la force de l’identité collective pourrait être représentée par une courbe commençant par une profonde dépression, puis remontant graduellement à son ancien niveau et au-delà. Ce qui dif­fère dans chaque cas, c’est le lieu où est mis l’accent : sur la religion en Inde, sur le domaine politico-social en Russie, sur la vie intérieure et le génie de l’individu en Allemagne.

Ce qui diffère aussi, c’est la richesse, la profondeur et l’ordre de grandeur du développement. »

ibid. p. 44 – 45

*

Quelques remarques en vrac :

– Je me demande si opposer une modernité individualiste-universaliste et des cultures pré-modernes rassemblées sous l’étendard du holisme ne revient pas à reconduire l’opposition nous/eux. Une forme de moderno-centrisme ne subiste-t-elle pas inévitablement au cœur même de l’effort – qui est celui de Dumont – pour prendre du recul sur la modernité ?
– Juste avant le premier passage cité, Dumont consacre trois pages à Lénine à propos duquel il soutient « qu’il était « le produit beaucoup plus de la réaction russe à l’Occident que du marxisme. » Evidemment cette affirmation va dans le sens de sa thèse générale, mais elle mériterait, à mes yeux, d’être d’avantage étayée. Je serai curieux de connaître des travaux qui traitent du poids des particularités nationales dans les différents courants du marxisme.
– Dumont met en parallèlle les réactions à la modernité, en Allemagne en Russie et en Inde, mais ce parallèle vaut-il également pour les deux faces distinguées par Dumont (« une face tournée vers l’intérieur, particula­riste, autojustificatrice, l’autre tournée vers la culture domi­nante, universaliste ») ? Il ne me semble pas que la version indienne de la réaction à la modernité occidentale ait bénéficié de la même appropriation hors de son territoire de naissance que les versions allemandes (la conception herderienne de la nationalité) et russes (le léninisme) que mentionne Dumont.
– Il serait intéressant également d’élargir le spectre des exemples utilisés par Dumont. Il est par exemple tentant de penser qu’on pourrait appliquer à Mao ce que Dumont dit de Lénine (il est d’ailleurs curieux que Dumont n’en parle pas). Pour ce qui est du monde musulman, je serai curieux de savoir dans quelle mesure il est pertinent d’analyser l’islamisme selon la grille proposée par Dumont (« sous l’impact de la civilisation moderne, une culture donnée s’adapte à ce qui est pour elle la modernité, elle construit des représentations qui la justifient à ses propres yeux par rapport à la culture dominante« ).

Relativisme et crédulité

29 samedi Juin 2019

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relativisme culturel, Steven Pinker, universalisme

Le dernier chapitre de L’instinct du langage de Pinker est consacré à la structure de l’esprit. Quelques pages après avoir cité un texte de Fodor qui établit un lien entre sa conception modulaire de l’esprit et son opposition au relativisme, Pinker cite longuement un courrier d’un anthropologue non-identifié dont la critique du relativisme me semble digne d’intérêt :

« L’histoire du vocabulaire eskimo aura droit à sa propre section dans un de mes projets — un livre sur le thème Cent ans de malversations en anthropologie. Il y a des années maintenant que je recueille des exemples d’incompétence professionnelle flagrante : toutes les histoires éculées qui se révèlent fausses, mais qui, malgré tout, continuent à figurer dans les manuels comme les grands classiques intellectuels dans ce domaine. La liberté des rapports sexuels chez les Samoans et son corollaire, l’absence de délits et de frustration, les cultures à sexes inversés, comme chez les « paisibles » Arapesh (qui sont des chasseurs de têtes), la pureté originelle des Tasadays « de l’âge de la pierre » (histoire montée de toutes pièces par le véreux ministre de la Culture des Philippines — les villageois des environs avaient été honteusement déguisés en « primitifs » d’une société matriarcale), les anciens matriarcats à l’aube de la civilisation, le concept du temps qui est fondamentalement différent chez les Hopis, les cultures dont tout le monde sait bien qu’elles sont très loin là-bas, où tout est à l’inverse d’ici. […]

Un des fils conducteurs sera que ce relativisme culturel absolu rend les anthropologues encore plus crédules devant pratiquement n’importe quelle absurdité (les romans de don juans de Castaneda — que j’ai beau­coup aimés, soit dit en passant — sont cités dans de nombreux manuels comme des faits bruts). En cela, il sont beaucoup plus crédules que pratiquement n’importe qui doté de son seul bon sens. En d’autres termes, leur « expertise» professionnelle en a fait de parfaits jobards. De même que le fondamentalisme vous prédipose à accepter des récits de miracles, l’appartenance à la religion des anthropologues de formation vous prédispose à croire à n’importe quelle histoire exotique d’Ailleurs. En fait, beaucoup de ces absurdités font partie du bagage intellectuel classique de tous les spécialistes des sciences sociales ; elles constituent un obstacle permanent à un raisonnement équilibré sur différents phéno­mènes psychologiques et sociaux. Comme j’imagine que ce travail me rendra à jamais inapte à trouver un emploi, je n’ai pas l’intention de le terminer de si tôt. »

cité par Steven Pinker in L’instinct du langage, p.413

Jabès vs Steiner

14 lundi Jan 2019

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Edmond Jabès, George Steiner, Shoah, universalisme

« Nous n’avons pas affaire, j’en suis persuadé, à un monstrueux accident de l’histoire de la société moderne. L’holocauste n’est pas la conséquence d’un état morbide individuel ou des névroses d’une seule nation. En fait, des observateurs compétents s’attendaient à voir le cancer s’installer d’abord, et sans rémission possible, en France. Nous ne sommes pas, bien qu’on s’y trompe souvent, en face d’un cas de massacre parmi d’autres, comme celui des Gitans ou, précédemment, des Arméniens. La technique, le langage de la haine présentent des similitudes, mais ni ontologiquement ni au niveau de l’intention philosophique. Cette intention nous conduit droit au cœur de certaines failles de la culture occidentale, aux points où convergent la vie religieuse et celle de l’instinct. Le mot de Hitler : « La conscience est une invention juive », fournit un indice. »

George Steiner, Dans le château de Barbe-bleue, Gallimard Folio Essais, p. 46 -47

*

« Il m’a dit :
« Ma race est la race jaune.
« J’ai répondu :
« Je suis de ta race.

« Il m’a dit :
« Ma race est la race noire.
« J’ai répondu :
« Je suis de ta race.

« Il m’a dit :
« Ma race est la race blanche.
« J’ai répondu :
« Je suis de ta race ;

« car mon soleil fut l’étoile jaune ;
« car je suis enveloppé de nuit ;
« car mon âme, comme la pierre de la loi
« est blanche. »

Edmond Jabès, L’invention du mot, in Le livre des marges.

*

Je ne cacherai pas que ma préférence va à ces quelques lignes de Jabès extraites d’un texte écrit en 1983 pour un recueil de l’UNESCO contre l’apartheid.  Jabès, dont j’ai cité ici un autre beau texte sur la judéité et l’universalisme.

Le texte de Steiner, en revanche, avec sa manière de tracer une séparation entre les victimes dont le meurtre aurait une signification « métaphysique » et celles qui n’auraient subi qu’un « massacre parmi d’autres », me met mal à l’aise. Je crois que ce texte de Steiner me permet de mieux saisir ce qui m’embarrasse dans la thématique de l’unicité de la Shoah. N’ayant pas fait de lecture bien approfondies sur le sujet, je suis réticent à prendre trop nettement position, mais enfin il faut bien se risquer à formuler ses idées quitte à les retravailler. Au delà de la question spécifique de l’unicité de la Shoah, je crois que je me méfie de toutes les formules du type « X n’est pas un Y comme les autres » en ce qu’elles supposent une homogénéité des Y qui ne sont pas X qu’il faudrait interroger, car, en un sens, aucun Y n’est un Y comme les autres. Ainsi, redescendant de la structure logique du problème à son contenu spécifique, il faudrait dire que chaque massacre est singulier, et d’abord pour ceux qui l’ont subi. Que les persécutions et le génocide des juifs soient rétrospectivement placés dans la perspective d’une histoire de l’élection, rien de plus compréhensible ; pour autant on ne peut pas demander aux Arméniens, aux  Tsiganes, aux Cambodgiens, aux Tutsis, qu’ils disent « nous n’avons été victimes que d’un génocide parmi d’autres ».

Des pères du désert à Popper en passant par la Ferme des animaux

14 samedi Avr 2018

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communisme, hospitalité, Karl Popper, tolérance, universalisme

Parcourant les Apophtegmes des pères, je tombe sur cette magnifique proclamation du principe d’hospitalité universelle :

« Celui qui ne reçoit pas tous les hommes comme des frères mais fait des distinctions, celui là n’est pas parfait. »

I, 33

On ne peut qu’être frappé par l’apparente contradiction avec le début d’un apophtegme  qu’on peut lire deux pages plus haut :

Abba Chomé, sur le point de mourir dit à ses fils : « N’habitez pas avec les hérétiques, ne liez pas connaissance avec les magistrats, que vos mains  ne soient pas tendues  pour ramasser mais plutôt ouvertes pour donner. »

I, 27

Un drame de l’hospitalité monastique : l’histoire de saint Meinrad.

Bien sûr on peut tenter de dissiper la contradiction. Deux stratégies pour ce faire viennent aisément à l’esprit :

  1. On pourrait soutenir que « recevoir » n’est pas la même chose qu’ « habiter avec ». On aurait le devoir d’accueillir ponctuellement tout homme dans le besoin, sans distinction (y compris un hérétique), mais il serait dangereux d’habiter durablement avec des gens susceptibles de vous détourner du droit chemin. Cette « solution » est cependant rendue instable par la  continuité entre les deux états qu’on a commencé par distinguer (au bout de combien de temps faut-il mettre dehors l’hérétique qu’on a reçu pour ne pas être exposés aux dangers moraux de la cohabitation avec lui ?).
  2. On pourrait tenter de rapporter les deux apophtegmes à des étapes distinctes d’une progression spirituelle. Certes, pour accéder à la perfection il faudrait accueillir n’importe qui, sans distinction, mais, avant d’être capable de mettre en pratique ce précepte, il faudrait laisser murir nos dispositions morales à l’abri du contact des « hérétiques ». La stabilité de cette solution, comme celle de la précédente, est menacée par la continuité temporelle entre les conditions d’application des deux principes. Quand la « morale par provision » doit-elle être relayée par les principes supérieurs ? Les règles temporaires ne risquent-elles pas d’être indéfiniment prorogées.

On conviendra que même si on arrive à éviter la contradiction entre les deux apophtegmes, une tension entre eux subsiste. Je voudrais maintenant montrer que celle-ci n’est pas insignifiante, qu’elle ne tient pas simplement aux aléas de la constitution du corpus des apophtegmes [1] ou à l’inconséquence de fanatiques religieux du IVe siècle de notre ère. Pour ce faire, je vais essayer de montrer qu’il y a des analogies entre la contradiction/tension au sein de la conception de l’hospitalité des pères du désert et d’autres paradoxes.

Il me semble notamment qu’on peut établir un parallèle entre notre double apophtegme et la fameuse formule de la Ferme des animaux d’Orwell : « tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d’autres ». Sur quoi se fonde le principe d’hospitalité universelle énoncé dans le premier apophtegme ? Sur l’idée que tous les hommes sont les enfants de Dieu. Sur quoi se fonde la mise à distance des hérétiques recommandée par le second apophtegme  ? Sur l’idée d’une différence essentielle entre ceux qui reconnaissent le vrai Dieu et les autres. A l’arrière plan de la tension entre nos deux apophtegmes, il y a donc le paradoxe suivant : en un sens tous les hommes sont frères et enfants de Dieu mais en un autre sens, ceux qui se reconnaissent « correctement » enfants de Dieu sont davantage frères (et enfants de Dieu) que les autres.  Certes, dans la Ferme des animaux, la formule paradoxale « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » n’est pas engendrée à partir du principe initial « tous les animaux sont égaux » selon le type de ressort dialectique que je viens d’exposer [2], pourtant, il me semble que la difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de l’hospitalité des pères (et plus généralement du christianisme) a bien son pendant dans le communisme. Celui-ci est en effet confronté à la difficulté suivante : comment réaliser la fraternité universelle qu’il promet sans envoyer au goulag non seulement ceux qui ne professent pas l’idéal communiste, mais aussi ceux qui ne font pas une idée correcte de la manière de le réaliser (des hérétiques en somme), ce qui est une pratique peu fraternelle on en conviendra. Je suppose que toutes les doctrines universalistes sont confrontées à des variantes de ce paradoxe [3]: la reconnaissance du principe universaliste qui abolit l’opposition d’un « nous » et d’un « eux », reconduit l’opposition qu’il s’agit de dépasser ; il y a « nous » qui reconnaissons et professons ce principe, et il y a « eux », ceux qui l’ignorent, le nient ou ne s’en font pas une conception correcte.

Pour finir il me semble intéressant de  rapprocher la contradiction à propos de l’hospitalité dont nous sommes partis, et le paradoxe de la tolérance tel que l’expose Popper.

“The so-called paradox of freedom is the argument that freedom in the sense of absence of any constraining control must lead to very great restraint, since it makes the bully free to enslave the meek. The idea is, in a slightly different form, and with very different tendency, clearly expressed in Plato.

Less well known is the paradox of tolerance: Unlimited tolerance must lead to the disappearance of tolerance. If we extend unlimited tolerance even to those who are intolerant, if we are not prepared to defend a tolerant society against the onslaught of the intolerant, then the tolerant will be destroyed, and tolerance with them. — In this formulation, I do not imply, for instance, that we should always suppress the utterance of intolerant philosophies; as long as we can counter them by rational argument and keep them in check by public opinion, suppression would certainly be unwise. But we should claim the right to suppress them if necessary even by force; for it may easily turn out that they are not prepared to meet us on the level of rational argument, but begin by denouncing all argument; they may forbid their followers to listen to rational argument, because it is deceptive, and teach them to answer arguments by the use of their fists or pistols. We should therefore claim, in the name of tolerance, the right not to tolerate the intolerant. We should claim that any movement preaching intolerance places itself outside the law, and we should consider incitement to intolerance and persecution as criminal, in the same way as we should consider incitement to murder, or to kidnapping, or to the revival of the slave trade, as criminal.”

Karl R. Popper, The Open Society and Its Enemies

On conviendra que l’hospitalité est une vertu plus exigeante que la tolérance : il n’est pas évident qu’on soit tenu d’accueillir tous ceux dont on serait tenu d’accepter les opinions. On est donc porté à considérer que si la tolérance implique une forme d’auto-limitation, il devrait en être de même de l’hospitalité : ainsi on ne serait pas tenu d’accueillir ceux qui détruiraient la possibilité même de l’hospitalité. Reste à déterminer qui correspond à cette description, mais on a du mal à croire que tous ceux que nos pères du désert considéraient comme hérétiques aient menacé l’hospitalité même.

***

[1] On peut faire valoir que la contradiction relevé dans ces textes a trouvé à s’exprimer dans l’histoire du christianisme. A l’opposition entre nos deux apophtegmes correspond ainsi  l’opposition entre les croisés contre les albigeois et ces catholiques de Béziers donnés en exemple par Simone Weil :

« Peu avant saint Louis, les catholiques de Béziers, loin de plonger leur épée dans le corps des hérétiques de leur ville, sont tous morts plutôt que de consentir à les livrer. L’Église a oublié de les mettre au rang des martyrs, rang qu’elle accorde à des inquisiteurs punis de mort par leurs victimes. Les amateurs de la tolérance, des lumières et de la laïcité, au cours des trois derniers siècles, n’ont guère commémoré ce souvenir non plus ; une forme aussi héroïque de la vertu qu’ils nomment platement tolérance aurait été gênante pour eux. »

L’enracinement

[2] L’opposition entre les plus égaux et les moins égaux dans La ferme des animaux, c’est l’opposition entre la nouvelle classe dirigeante et les exécutants. Si on veut lui trouver un équivalent religieux, il s’agirait de l’opposition entre les clercs et les simples fidèles plutôt que de l’opposition entre les orthodoxes et les hérétiques. La combinaison de ces deux principes d’inégalité donne une hiérarchie à trois positions qui correspond grosso-modo au triplet : ceux qui savent, ceux qui ont une opinion droite (qui suivent ceux qui savent) et ceux qui sont dans l’erreur.

[3] On peut penser à la manière dont l’universalisme des Lumières a pu servir à justifier la colonisation, ou plus près de nous, à la l’agressivité dont font parfois preuve les apôtres de l’inclusivité et de la bienveillance envers ceux qui leur semblent manquer de l’une ou de l’autre.

 

Europe steampunk (2)

20 jeudi Avr 2017

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Auguste Comte, Europe, narcissisme national, universalisme

Revenons une nouvelle fois à l’Europe telle que la conçoit Auguste Comte pour examiner sa conception hiérarchique des relations entre les nations européennes. Aujourd’hui je m’attacherai spécialement à la place de la France dans l’Europe comtienne. Sans surprise, la France se voit reconnaître  une place prépondérante puisqu’elle a le privilège d’être le lieu d’émergence du positivisme qui est l’idéologie qui va fédérer l’Europe puis l’humanité. La France a ainsi vocation à jouer le rôle de guide pour les autres nations. Mais cette prépondérance française ne tient pas simplement à un hasard qui aurait fait naître Auguste Comte en France plutôt qu’ailleurs. Qu’il revienne à un Français (lui-même) de systématiser la doctrine positiviste, ce n’est pas, aux yeux de Comte, un hasard mais l’aboutissement naturel du processus historique.

La France (allégorie).

Avant 1848 (date à laquelle Comte écrit son Discours sur l’ensemble du positivisme) , la Révolution Française avait déjà consacré la France dans rôle d’avant-garde de l’universel :

Dans sa signification négative, le principe républicain résume définitivement la première partie de la révolution, en interdisant tout retour d’une royauté qui, depuis la seconde moitié du règne de Louis XIV, ralliait naturellement toutes les tendances rétrogrades. Par son interprétation positive, il commence directement la régénération finale, en proclamant la subordination fondamentale de la politique à la morale, d’après la consécration permanente de toutes les forces quelconques au service de la communauté. […] En ce sens, la population française, digne avant-garde de la grande famille occidentale, vient, au fond, d’ouvrir déjà l’ère normale. Car, elle a proclamé, sans aucune intervention théologique, le vrai principe social, surgi d’abord, au moyen âge, sous l’inspiration catholique, mais ne pouvant prévaloir que d’après une meilleure philosophie et dans un milieu mieux préparé. La république française tend donc à consacrer directement la doctrine fondamentale du positivisme, quant à l’universelle prépondérance du sentiment sur la raison et sur l’activité.

Discours sur l’ensemble du positivisme,
Système de politique positive, Tome I,  p. 70 – 71

La Révolution française illustre un autre élément important de la conception de Comte : l’idée que celui qui a accédé le premier à la vérité n’a pas à imposer sa direction aux autres par la force, mais que sa prépondérance sera naturellement reconnue. Comme on l’a vu à une autre occasion, la nécessité du recours à la contrainte est conçue comme  ce qui distingue le faux universalisme du vrai et, de surcroît, le recours à la contrainte signifierait ici une confusion de l’initiative spirituelle avec une domination temporelle [1]. Ainsi, pour Comte, l’élan initial de sympathie pour la Révolution dans les autres pays européens dit la vérité de l’universalisme dont est porteur la France ; en revanche, les guerres de la révolution et de l’Empire (Napoléon n’étant pas pour lui « l’esprit du monde sur son cheval » mais plutôt un des super-vilains de l’histoire universelle) ne constituent que des « rétrogradations » temporaires.

« Cependant l’initiative de la grande crise se trouvait nécessairement réservée à la population française, mieux préparée qu’aucune autre branche occidentale, soit quant à l’extinction radicale du régime ancien, soit par l’élaboration élémentaire du nouveau système. Mais les actives sympathies qu’excita dans tout l’Occident le début de notre révolution, indiquèrent que nos frères occidentaux nous accordaient seulement le périlleux honneur de commencer une régénération commune à toute l’élite de l’humanité, comme le proclama, même au milieu de la guerre défensive, notre grande assemblée républicaine. Les aberrations militaires qui ensuite caractérisèrent chez nous la principale phase de la réaction rétrograde durent sans doute suspendre des deux parts le sentiment habituel de cette solidarité nécessaire. Toutefois, il était si enraciné partout, d’après l’ensemble des antécédents modernes, que la paix lui rendit bientôt une nouvelle activité, malgré les efforts continus des divers partis intéressés à perpétuer cette division exceptionnelle. L’uniforme décadence des diverses convictions théologiques facilita beaucoup cette tendance naturelle, en dissipant la principale source des dissentiments antérieurs. Pendant la dernière phase de la rétrogradation, et surtout durant la longue halte qui lui succéda chaque élément occidental s’efforça plus ou moins de suivre une marche révolutionnaire équivalente à celle du centre français. Notre dernière transformation politique ne peut que fortifier encore cette commune disposition, qui pourtant ne saurait aussitôt produire des modifications analogues chez des populations moins préparées. Chacun sent d’ailleurs qu’une telle uniformité d’agitation intérieure tend de plus en plus à consolider la paix qui en favorisa la propagation. Malgré l’absence de liens systématiques équivalents à ceux du moyen âge, le commun ascendant des véritables mœurs modernes, à la fois pacifiques et rationnelles, a déjà réalisé, entre tous les éléments occidentaux, une confraternité spontanée jusqu’alors impossible, et qui ne permet plus d’envisager nulle part la régénération finale comme purement nationale. »

ibid p. 80 -81

Mais par delà la Révolution française, Comte fonde la vocation universelle de la France qui justifie sa prépondérance en Europe sur sa position géographique centrale. Ainsi, bien qu’il arrive à l’universel de faire quelques escapades hors de nos frontières (par exemple en Allemagne lors de la Réforme) il a vocation à séjourner durablement en France.

« Depuis la chute de la domination romaine, la France a toujours constitué le centre nécessaire, non moins social que géographique, de ce noyau de l’Humanité, surtout à partir de Charlemagne. La seule opération capitale que l’Occident ait jamais accomplie de concert s’exécuta évidemment sous l’impulsion française, dans les mémorables expéditions qui caractérisèrent la principale phase du moyen âge. A la vérité, quand la décomposition commune du régime catholique et féodal commença à devenir systématique, le centre de l’ébranlement occidental se trouva déplacé pendant deux siècles. La métaphysique négative surgit d’abord en Allemagne; ensuite sa première application temporelle se réalisa en Hollande et en Angleterre par deux révolutions caractéristiques, qui, quoique incomplètes en vertu d’une insuffisante préparation mentale, servirent de prélude à la grande crise finale. Mais, après ce double préambule nécessaire, qui manifesta la vraie destination sociale des dogmes critiques, leur entière coordination et leur propagation décisive s’accomplirent en France, où revint le principal siège de la commune élaboration politique et morale. La prépondérance ainsi acquise à l’initiative française, et qui maintenant se consolidera de plus en plus, n’est donc, au fond qu’un retour spontané à l’économie normale de l’Occident, longtemps altérée par des besoins exceptionnels. On ne peut prévoir de nouveaux déplacements du centre de mouvement social que dans un avenir trop éloigné pour devoir nous occuper ; ils ne pourront provenir, en effet que d’une large extension de la civilisation principale hors des limites occidentales, comme je l’indiquerai à la lin de ce discours. »

ibid. p. 82 – 83

La fin de cet extrait qui évoque une délocalisation du centre spirituel du positivisme (le Comité positiviste est initialement censé siéger à Paris) est éclairée par un commentaire d’Henri Gouhier :

« A mesure que Comte vieillissait, il s’enfermait de plus en plus dans la logique de son rêve , à la fois l’un des plus irréels et des plus lucides que philosophe ait jamais conçu. L’Humanité, dans laquelle il vit déjà, et qui s’égale dans sa pensée aux limites de la terre, ne saurait avoir indéfiniment pour capitale une ville aussi purement occidentale que la présente capitale de la France. Comte en prévoit donc le futur transfert de paris à Constantinople. »

Henri Gouhier, Les métamorphoses de la cité de Dieu, Vrin p. 258

Cette variation sur le thème de la translatio studiorum (le rapprochement est fait par Gouhier) nous renvoie à un problème sur lequel j’aurai l’occasion de revenir, à savoir que le positivisme qui doit servir de ciment aux nations européennes n’a pas pour vocation à rester cantonné à l’Europe mais à s’étendre à l’Humanité. La question est au fond celle-ci : une entité politique locale peut elle se fonder uniquement sur une idéologie globale ?

[1] On l’aura compris la France de Comte, comme celle de Mélenchon, est un phare qui a vocation à éclairer l’Europe et l’Humanité, mais dans l’Europe de Comte, la France ne s’abaisserait pas à menacer d’un plan B.

Dans quelle langue rendrons-nous un culte à l’humanité ? (3)

12 dimanche Mar 2017

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Auguste Comte, langue universelle, religion, universalisme

Nous avons vu il y a deux jours selon quels critères est déterminée la langue qui a vocation, selon Comte, à devenir universelle, mais une question préalable n’a pas encore été examinée : pourquoi faudrait-il qu’il y ait une langue universelle ? Sur ce point, examinons ce que dit l’extrait que j’ai cité mercredi dernier :

Une langue commune devient, en effet, la condition naturelle de cette universalité [de la religion positiviste], comme l’explique le quatrième chapitre du tome deuxième.

Le passage auquel Comte nous renvoie est, me semble-t-il, celui-ci :

Instrument universel de nos communications mutuelles, le langage doit toujours suivre la même marche qu’elles. Sa destinée se règle donc sur celle de la société humaine, dont j’ai déjà caractérisé l’évolution nécessaire. Comme elle, il doit d’abord subir une longue initiation, où son caractère reste essentiellement partiel, pour tendre ensuite vers une active universalité, à mesure que nos relations se consolident et se développent. Ainsi, l’unité constitue l’état final du langage, aussi nécessairement que celui de la civilisation et de la religion, auxquelles il adhère intimement. Un système de communication mentale et morale ne saurait demeurer toujours une source de séparation collective, si les opinions et les mœurs deviennent suffisamment conformes. Mais, une philosophie qui réduisait nos langues à fournir la base générale de la logique individuelle ne pouvait jamais apercevoir leur unité finale.

Surgi de la vie domestique, comme chez tous les autres animaux, le langage humain varie d’abord d’une famille à l’autre, sans jamais cesser d’offrir le type commun propre à notre espèce. Toujours sa propagation reste aussi bornée que son extension. Quand l’état social commence à se développer, le régime correspondant ne comporte que des coalitions partielles, dont les liens intérieurs sont inséparables des antipathies extérieures. Car, la foi théologique et l’activité militaire ne combinent quelques familles qu’en les isolant des autres. L’ensemble des hommes ne peut pas s’accorder davantage sur des croyances chimériques que d’après un but hostile. Or, le langage doit suivre la même marche que la communauté d’opinions et de mœurs qu’il suppose et développe. Une anomalie peu durable le répandrait seule au delà de l’association correspondante, sinon temporelle, du moins spirituelle. Même alors, il pousserait spontanément à réunir les populations respectives. Au milieu des luttes les plus acharnées, l’homme éprouva toujours une répugnance involontaire à détruire l’ennemi qui lui demandait merci dans sa propre langue. Toutes ces notions, dont je dois seulement indiquer ici le principe, se trouveront convenablement expliquées et vérifiées en dynamique sociale.

C’est ensuite au dernier volume de ce traité qu’il faut réserver aussi l’appréciation directe de l’unité finale vers laquelle je viens de signaler la tendance nécessaire du langage humain. Quelque vaines que dussent être les utopies conçues à cet égard, d’après une « philosophie absolue et individuelle, leur essor croissant pendant les trois derniers siècles, chez des penseurs même éminents, indique confusément, comme dans les autres rêves analogues, ce prochain avènement. Il était, sans doute, absurde d’espérer la langue universelle en laissant prévaloir des croyances divergentes et des mœurs hostiles. Mais il serait autant contradictoire de concevoir toutes les populations humaines unies par une foi positive dirigeant une activité pacifique, et parlant ou écrivant des langues toujours différentes. Je dois encore moins déterminer ici l’époque d’une telle harmonie que sa constitution. Néanmoins, en renvoyant à mon quatrième volume cette double appréciation, il fallait maintenant compléter la théorie statique de la langue humaine, en faisant surgir, de sa vraie nature générale, son unité définitive.

Système de politique positive, Tome II, chapitre IV, p. 260 – 262

L’adoption d’une langue commune apparaît ainsi comme le couronnement (et non comme le préalable) d’un processus général d’unification qui ne consiste pas seulement dans la constitution d’un système d’interdépendance des intérêts des différents peuples mais dans une véritables homogénéisation idéologique et morale. Ainsi s’explique une thèse qui peut paraître étonnante : que l’adoption d’une langue commune soit présentée comme répondant non pas aux nécessités pratiques du commerce (comme on pourrait s’y attendre) mais à la nécessité du culte positiviste de l’humanité.

Deux éléments de la position de Comte mériteraient une discussion plus précise  : d’une part l’idée que l’adoption d’une même langue serait impossible si les idées et les mœurs restent différentes :

(1) « Il était, sans doute, absurde d’espérer la langue universelle en laissant prévaloir des croyances divergentes et des mœurs hostiles. »

d’autre part (et réciproquement) l’idée qu’une communauté de foi et de mœurs implique l’adoption d’une même langue :

(2) « Mais il serait autant contradictoire de concevoir toutes les populations humaines unies par une foi positive dirigeant une activité pacifique, et parlant ou écrivant des langues toujours différentes. »

A la thèse (1) il est tentant d’objecter les multiples exemples de divergences religieuses et morales au sein de populations parlant la même langue. Mais l’objection manque peut-être sa cible, car la question n’est pas exactement de savoir (a) si des groupes de foi et de mœurs divergentes peuvent avoir la même langue mais de savoir (b) s’ils  peuvent adopter une même langue (qui ne serait pas déjà commune) alors que leurs fois et leurs mœurs s’opposent. Il est en effet concevable de répondre positivement à (a) et négativement à (b) en soutenant qu’une divergence de mœurs ou de religion peut bien apparaître au sein d’une population jusque là homogène sans remettre en question la communauté de langue mais que des populations hétérogènes tant au niveau linguistique que morale religieux ne pourraient pas dépasser la différence linguistique sans dépasser aussi (et d’abord) leurs divergences morales. A cela  on objectera  les cas où des colonisateurs ont diffusé leur langue chez les colonisés sans remettre en question leur religion (les Anglais en Inde, les Français en Algérie). Il faudrait alors rappeler que  pour Comte il est essentiel que la langue qui deviendra universelle soit spontanément adoptée et non imposée par la force.

Pour discuter la thèse (2) il peut être intéressant d’examiner le cas du latin dans l’Église catholique. Les traditionalistes qui se sont opposés à l’abandon du latin dans la liturgie étaient peut-être des comtiens qui s’ignoraient (inversement il est bien connu que Comte tenait le positivisme pour la relève du catholicisme) puisqu’ils considéraient, contre les réformateurs de Vatican II, que l’abandon de la langue commune signifiait un renoncement à la catholicité (c’est-à-dire à l’universalité). Cet exemple me semble intéressant pour signaler une difficulté qu’a à affronter la position de Comte  : si c’est pour un culte universel qu’il faut une langue universelle, comment éviter que cette langue ne soit maîtrisée que par les clercs et  restent étrangère aux fidèles ? Peut-être les nécessités profanes du commerce seraient elles finalement un ressort plus efficace pour atteindre une universalité effective.

L’universalisme comme particularisme

08 mardi Mar 2016

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Emile Durkheim, universalisme

En novembre dernier, j’avais cité un extrait de L’enracinement où Simone Weil évoque les contradictions dans lesquelles s’empêtre le patriotisme français en raison de sa tendance à l’invocation de valeurs universelles.  Je viens de découvrir un texte de Durkheim, dans l’Evolution pédagogique en France, qui éclaire le sujet. Durkheim propose une explication du penchant français pour l’universalisme, d’après lui, ce serait un effet du type d’enseignement dispensé dans les collèges (notamment jésuites) à partir du XVIe siècle.

« L’élève des Jésuites, pour ne parler que de lui, vivait dans un commerce assidu avec les hommes de l’Antiquité; seulement, il était dressé à ne pas apercevoir en eux ce qu’ils avaient de grec et de romain; on ne les lui montrait que par les côtés où ils étaient simplement des hommes, à peine différents (sauf pour ce qui concerne la lettre de la foi) de ceux qu’il voyait autour de lui. C’étaient les mêmes sentiments généraux qui semblaient animer les uns et les autres et les mêmes idées qui semblaient les conduire. Si donc cette humanité lointaine différait si peu de celle qu’il avait sous les yeux, comment aurait-il pu avoir l’idée que l’humanité varie dans le temps, qu’elle est diverse et d’une diversité réelle et profonde, que, suivant les lieux et les siècles, elle a des manières différentes de juger, de raisonner, de sentir et d’agir, une autre morale et une autre logique ?

Tout, au contraire, devait entretenir la jeunesse dans cette conviction que l’homme est toujours et partout semblable à lui-même; que les seuls changements qu’il présente au cours de l’histoire se réduisent à des modifications extérieures superficielles; qu’il peut bien porter d’autres costumes, habiter d’autres maisons, parler un autre langage, observer une autre étiquette, mais que le fond de sa vie intellectuelle reste, toujours et partout identique, sans variations essentielles. On ne pouvait donc, en sortant de l’école, concevoir la nature humaine autrement que comme une sorte de réalité éternelle, immuable, invariable, indépendante du temps et de l’espace, puisque la diversité des conditions de temps et de lieux ne l’affecte pas.

N’est-il pas clair que des esprits qui avaient reçu cette culture, qui, par suite, étaient atteints de cette espèce d’infirmité qui les rendait insensibles à ce qu’il y a de changeant et de variable dans l’histoire, ne pouvaient nous peindre l’homme que comme on leur avait appris à le voir, c’est-à-dire par ce qu’il a de plus général, de plus abstrait, de plus impersonnel ? Quant à ces caractères multiples et complexes qui font la physionomie particulière de chacun de nous, qui font que l’homme d’un pays et d’une condition n’est pas l’homme d’une autre condition et d’un autre pays, ils n’y voyaient que des détails accessoires, qui pouvaient être négligés sans inconvénient, dont il convenait même de faire abstraction pour atteindre ce qu’il y a d’essentiel, c’est-à-dire d’invariable et d’universel. Et voilà comment la culture intellectuelle, fruit de l’humanisme, devait nécessairement donner naissance à cette attitude mentale qui est restée un des traits distinctifs de notre littérature nationale. […]

Mais ce trait de caractère n’a pas seulement affecté notre vie littéraire ; tout notre tempérament intellectuel et moral en porte la marque.

Et d’abord, c’est manifestement de là que vient notre cosmopolitisme constitutionnel. Quand une société est ainsi dressée à se représenter l’homme dégagé de toutes les contingences nationales et historiques, dans ce qu’il a de plus général et de plus abstrait, elle ne peut s’attacher qu’à un idéal qui lui paraisse valable pour le genre humain tout entier. De ce point de vue, par conséquent, le Français ne peut, sans contredire sa mentalité, se poser les problèmes moraux ou politiques dans des termes étroitement nationaux. Quand il légifère, c’est pour l’humanité qu’il croit légiférer, puisque l’humanité est la seule réalité véritable, et que les formes superficielles dans lesquelles elle s’enveloppe et qui la particularisent aux différents moments de l’histoire ne méritent pas plus de retenir l’attention du philosophe et de l’homme d’État que du poète. Voilà pourquoi, quand les Constituants entreprirent de dresser la liste des libertés qui leur paraissaient nécessaires, ce n’est pas pour eux, Français du XVIIIe siècle, qu’ils les revendiquaient, mais pour l’homme de tous les pays et de tous les temps. Et ce qui montre bien qu’il y a un lien entre cette espèce d’universalisme, de cosmopolitisme intellectuel et la culture gréco-latine, c’est que le sens du particularisme national est bien plus aiguisé chez les peuples où l’humanisme a poussé de moins profondes racines que chez nous, chez les peuples anglo-saxons et germaniques, où l’influence de l’humanisme a été très vite enrayée, grâce aux progrès du protestantisme. Certes, je ne veux pas dire que l’Angleterre ou l’Allemagne aient plus d’égoïsme collectif que la France : nous avons le nôtre. J’entends seulement qu’elles sentent plus vivement que nous ce qu’il y a de réel dans les différences qui séparent les uns des autres les types nationaux, et que l’homme d’État doit tenir compte de cette diversité. »

E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, IIe partie chapitre VIII

Patriotisme

27 vendredi Nov 2015

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patriotisme, Simone Weil, universalisme

« La France se sent mal à l’aise dans son patriotisme, et cela bien qu’elle-même, au XVIIIe siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu’on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux Français qu’à d’autres. C’est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour les Français, parce qu’ils ne peuvent pas complètement réussir, ni à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à l’intérieur de leur patriotisme même. […]

Il est facile de dire, comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne la France… La vérité, c’est mon pays. » Malheureusement, cela n’aurait un sens que si France et vérité étaient des mots équivalents. Il est arrivé, il arrive, il arrivera que la France mente et soit injuste ; car la France n’est pas Dieu, il s’en faut de beaucoup.  […]

La vocation universelle de la France ne peut pas, à moins de mensonge, être évoquée avec une fierté sans mélange. Si l’on ment, on la trahit dans les mots mêmes par lesquels on l’évoque ; si l’on se souvient de la vérité, la honte doit toujours se mêler à la fierté, car il y a eu quelque chose de gênant dans tous les exemples historiques qu’on peut en fournir. Au XIIIe siècle, la France a été un foyer pour toute la chrétienté. Mais c’est au début même de ce siècle qu’elle avait détruit pour toujours, au sud de la Loire, une civilisation naissante qui brillait déjà d’un grand éclat ; et c’est au cours de cette opération militaire, en liaison avec elle, qu’a été établie pour la première fois l’Inquisition. C’est là une souillure qui compte. Le XIIIe siècle est celui où le gothique s’est substitué au roman, la musique polyphonique au chant grégorien, et, en théologie, les constructions tirées d’Aristote à l’inspiration platonicienne ; dès lors on peut douter que l’influence française en ce siècle ait correspondu à un progrès. Au XVIIe siècle, la France a de nouveau rayonné sur l’Europe. Mais le prestige militaire lié à ce rayonnement a été obtenu par des méthodes inavouables, du moins si l’on aime la justice ; au reste, autant la conception classique française a produit des œuvres merveilleuses en langue française, autant elle a exercé une influence destructrice à l’étranger. En 1789, la France est devenue l’espoir des peuples. Mais trois années plus tard elle est partie en guerre, et dès les premières victoires elle a substitué aux expéditions de délivrance des expéditions de conquête. Sans l’Angleterre, la Russie et l’Espagne, elle aurait imposé à l’Europe une unité peut-être à peine moins étouffante que celle qui est aujourd’hui promise par l’Allemagne. Dans la deuxième partie du siècle dernier, quand on s’est aperçu que l’Europe n’est pas le monde, et qu’il y a plusieurs continents sur cette planète, la France a été reprise d’aspirations à un rôle universel. Mais elle n’a abouti qu’à fabriquer un Empire colonial imité de celui des Anglais, et dans le cœur d’un certain nombre d’hommes de couleur, son nom est maintenant lié à des sentiments auxquels il est intolérable de penser. Ainsi la contradiction inhérente au patriotisme français se retrouve aussi le long de l’histoire de France. « 

Simone Weil, L’enracinement

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