« Il faut aussi distinguer la question du progrès évolutif et celle de la plasticité adaptative. On conclut souvent que l’humanité est l’espèce « la plus évoluée », parce que c’est celle dont la plasticité adaptative est la plus grande. C’est oublier que la plasticité adaptative peut être réalisée par deux moyens fort différents : comme plasticité comporte-mentale et cognitive au niveau de l’individu ou comme plasticité phylogénétique au niveau de l’espèce. L’humanité est sans conteste l’espèce qui fait preuve de la plus grande plasticité cognitive, donc de la plus grande intelligence adaptative au niveau des individus. De manière plus générale, les mammifères et les oiseaux sont les deux familles d’êtres vivants qui ont le plus investi dans la plasticité individuelle. Pourtant, si on se place du strict point de vue des avantages et coûts évolutifs, le même degré de plasticité a été atteint par les insectes, bien que par une voie opposée à celle des mammifères et plus spécifiquement de l’homme. En effet, si le répertoire comportemental des insectes est presque entièrement encodé génétiquement, ils remplacent ce manque de plasticité au niveau de l’adaptation individuelle par la plasticité de leur évolution phylogénétique rendue possible notamment par des populations très étendues et une durée de vie individuelle relativement courte. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’à côté de l’espèce humaine ce sont sans doute les insectes qui tirent le plus grand profit adaptatif de la sociabilité. Mais ils ont développé cette sociabilité selon des voies opposées aux humains : non pas en maximalisant la flexibilité de la communication interindividuelle, mais tout au contraire, en encodant génétiquement les différents rôles sociaux »’. Comment décider laquelle des deux solutions est la plus « évoluée », sinon en se situant d’entrée de jeu dans une perspective anthropocentrique ?
L’« investissement » dans la flexibilité phylogénétique plutôt que dans la maximalisation de la flexibilité individuelle se traduit au niveau du nombre des espèces. Ce nombre est infiniment plus grand (entre 70 000 et 80 000 espèces) dans l’ordre des insectes que dans celui des mammifères 8 700 espèces, avec seulement entre 7 et 10 espèces directement parentes de l’espèce humaine (les grands singes). Et lorsqu’on étudie la phylogenèse des hominidés on découvre, comme Gould l’a rappelé, l’existence d’un véritable goulot d’étranglement : en quelques centaines de milliers d’années, les hominidés sont passés d’une demi-douzaine d’espèces à trois (Néandertal, Homo erectus, Homo sapiens sapiens) il y a trente mille ans, puis à une seule espèce aujourd’hui. Or, ajoute-il, plus une lignée devient pauvre en espèces plus elle est en général proche de l’extinction78. Voilà qui devrait sans doute nous inciter à un peu d’humilité quant à notre destin…
En effet, comparée à celle des insectes, la stratégie évolutive des mammifères, et de manière privilégiée celle de l’espèce humaine, est risquée. Nous avons en quelque sorte mis tous les oeufs dans le même panier. Tant que la plasticité individuelle marche, elle nous donne un avantage sélectif énorme dont témoigne notre domination actuelle, mais est-ce qu’elle marcherait encore si, par exemple, la terre entrait dans une phase d’instabilité écologique forte et prolongée ? Dans une telle phase qui se traduirait par des changements environnementaux de grande envergure il est probable que la plasticité individuelle — concrètement l’adaptation grâce à des stratégies cognitives et sociales —atteindrait vite ses limites. Or, nous venons de voir que notre plasticité génétique est bien moindre que celle des organismes plus « simples », voire que celle de nos plus proches cousins, et en plus nous sommes la seule espèce survivante de notre lignée. Dans des circonstances de ce type notre espèce, et au-delà notre lignée, serait donc vite condamnée à la disparition. Et comme, à en juger par l’histoire passée de la terre, de tels bouleversements écologiques vont tôt ou tard se produire, l’avenir à long terme de l’espèce humaine est sans doute des plus précaires. »
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, p. 192 – 194