Avant d’apporter la réponse à la devinette proposée avant-hier, jetons un œil aux raisons invoquées par Comte pour déterminer la langue qui a vocation à devenir universelle. Comte tranche d’abord la question de savoir si cette langue doit être une des langues naturelles existantes ou s’il faut créer une langue artificielle à cette fin :
Son institution [celle d’une langue commune aux différents peuples] préoccupa les principaux penseurs, depuis que la révolution occidentale suscita des aspirations décisives à la régénération finale. Mais l’esprit métaphysique fit méconnaître la spontanéité d’une telle construction, qui, nécessairement fondée sur l’élaboration populaire, ne peut résulter que de l’adoption unanime d’une langue existante.
Système de politique positive, Tome IV, chapitre I, p.75
La position prise ici par Comte Comte n’a rien de surprenant quand on sait que pour réfuter l’individualisme il fait valoir l’impossibilité pour un individu de construire seul une langue :
« Celui qui se croirait indépendant des autres, dans ses affections, ses pensées, ou ses actes, ne pourrait même formuler un tel blasphème sans une contradiction immédiate, puisque son langage ne lui appartient pas. La plus haute intelligence est incapable isolément de construire la moindre langue, qui exige toujours la coopération populaire de plusieurs générations. »
Système de politique positive, Tome I,
Discours préliminaire sur l’ensemble du positivisme, IVe partie, p. 221
« Faute de pouvoir s’élever au seul point de vue qui soit vraiment universel, la philosophie théologico-métaphysique méconnut toujours la nature profondément sociale du langage humain. Il est, en lui-même, tellement relatif à la sociabilité que les impressions purement personnelles ne peuvent jamais s’y formuler convenablement, comme le prouve l’expérience journalière envers les maladies. Sa moindre élaboration suppose toujours une influence collective, où le concours des générations devient bientôt non moins indispensable que celui des individus. Les plus grands efforts des génies les plus systématiques ne sauraient parvenir à construire personnellement aucune langue réelle. C’est pourquoi la plus sociale de toutes les institutions humaines place nécessairement dans une contradiction sans issue tous les penseurs arriérés qui s’efforcent aujourd’hui de retenir la philosophie au point de vue individuel. En effet, ils ne peuvent jamais exposer leurs sophistiques blasphèmes que d’après une série de formules toujours due à une longue coopération sociale. »
Système de politique positive, Tome II, chapitre IV, p.220
Si la langue commune des « peuples civilisés » ne peut pas être une langue artificielle, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne peut être l’œuvre d’un individu seul mais aussi parce qu’elle doit « lier dignement l’avenir au passé ». On peut relever que l’idée d’une historicité essentielle du langage donne lieu au même type d’argument (fondé sur la contradiction performative) que ceux que l’on vient de voir fondés sur l’idée de sa nature fondamentalement sociale.
« … le communiste ou socialiste ; qui rejette aveuglément la continuité humaine, prêche ses utopies anarchiques d’après des formules construites par l’ensemble des générations antérieures. »
Système de politique positive, Tome II, chapitre IV, p. 256
On peut discerner cependant une difficulté dans le fait que l’avenir commun ne serait lié qu’au passé particulier du peuple dont la langue est empruntée par les autres. On pourrait justement invoquer l’exigence d’un lien avec le passé comme un obstacle à l’adoption d’une langue commune.
S’il est entendu que la langue universelle sera une des langues existantes, le problème est alors de savoir laquelle. On peut d’abord noter que ce qui importe pour Comte ce sont les qualités intrinsèques de la langue qui la rendent apte à cette universalisation.
« cette universalité doit appartenir à celui que la poésie et la musique ont le mieux cultivé »
Système de politique positive, Tome IV, chapitre I, p.75
Il est frappant que Comte ne fasse pas intervenir de considérations extrinsèques tels que le nombre de locuteurs de la langue et leur répartition à la surface du globe au moment où il écrit. Il peut paraître bien « métaphysique » et peu « positif » de se demander quelle langue mérite le plus de devenir commune et d’écarter l’hypothèse que les atouts extrinsèques/ immérités d’une langue jouent un rôle prépondérant dans sa diffusion. A cet égard, une remarque de Comte est particulièrement frappante :
Formé par la population la plus pacifique et la plus esthétique, seule pure de toute colonisation, il trouvera moins d’obstacles qu’aucun autre à la libre adoption que le sacerdoce positif devra lui procurer partout, en le consacrant au culte de l’humanité. »
Système de politique positive, Tome IV, chapitre I, p.75
On ne peut que s’étonner que Comte soutienne que la langue universelle sera celle d’une population « pure de toute colonisation » (comprenons pure de visées colonisatrices) lorsqu’on constate que les langues européennes les plus parlées dans le monde aujourd’hui doivent justement leur prépondérance aux empires coloniaux qui ont contribué à leur diffusion. Pourtant on comprend l’argument de Comte : pour lui la langue commune devra être librement adoptée par tous les peuples « civilisés »et elle ne saurait être imposée. Il me semble que Comte transpose ici à la langue le genre de considérations que Condorcet (dont il fait l’éloge par ailleurs) développait à propos des idées. En effet, il apparaît dans le dernier chapitre de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain que ce qui distingue les idées authentiquement universelles (celle des Lumières pour Condorcet) du faux universalisme théologique c’est que les premières seront librement adoptées alors que le second impliquait nécessairement le recours à la contrainte faute d’être suffisamment fondé en raison pour convaincre :
« Parcourez l’histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance ; l’insolence de nos usurpations ; l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres, détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu. Mais l’instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs. […]
Alors les Européens, se bornant à un commerce libre, trop éclairés sur leurs propres droits pour se jouer de ceux des autres peuples, respecteront cette indépendance, qu’ils ont jusqu’ici violée avec tant d’audace. […] A ces moines, qui ne portaient chez ces peuples que de honteuses superstitions, et qui les révoltaient en les menaçant d’une domination nouvelle, on verra succéder des hommes occupés de répandre, parmi ces nations, les vérités utiles à leur bonheur, de les éclairer sur leurs intérêts comme sur leurs droits. Le zèle pour la vérité est aussi une passion, et il doit porter ses efforts vers les contrées éloignées, lorsqu’il ne verra plus autour de lui de préjugés grossiers à combattre, d’erreurs honteuses à dissiper.
Ces vastes pays lui offriront ici des peuples nombreux, qui semblent n’attendre, pour se civiliser, que d’en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frères dans les Européens, pour devenir leurs amis et leurs disciples…
CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
On peut tout autant s’étonner du type de qualités de la langue que Comte considère comme déterminantes : pourquoi l’universalité devrait elle appartenir à la langue « que la poésie et la musique ont le mieux cultivée » plutôt qu’à la langue dont la construction serait la plus rationnelle ou que la science aurait le mieux cultivée. Le positivisme ne se veut-il pas pourtant la philosophie de l’âge de la science ? En fait, c’est la philosophie du langage de Comte qui nous permet de comprendre le primat qu’il accorde ici à la poésie et à la musique sur la rationalité. La langue qui sera universelle est selon lui celle qui cultive le mieux les qualités qui sont à l’origine du langage, celles qui réalise le mieux l’essence profonde du langage :
« Nos facultés quelconques d’expression sont toujours d’origine esthétique, puisque nous n’exprimons qu’après avoir fortement éprouvé. Aussi concernent-elles davantage, surtout au début, les sentiments que les pensées, vu l’énergie supérieure des premiers, principaux stimulants de toute manifestation. Même dans nos langues les plus élaborées, où l’intelligence a tant empiété sur l’affection, sous l’impulsion des besoins publics, on peut encore constater chaque jour cette source nécessaire, en appréciant la partie musicale du moindre discours. Qu’on examine soigneusement les intonations mêlées à la plus sèche exposition mathématique, on ne tardera pas à sentir qu’elles Tiennent du cœur et non de l’esprit, au point qu’on y peut discerner le caractère moral de l’orateur le moins spontané. La biologie explique aisément cette loi, en rappelant que la réaction musculaire, vocale ou mimique, d’où résulte l’expression, est surtout commandée par la partie affective du cerveau, sa partie spéculative étant trop inerte pour provoquer des contractions qui ne lui semblent pas indispensables. C’est pourquoi la sociologie conçoit le fond de chaque langue comme recueillant ce qu’il y a de spontané et d’universel dans l’évolution esthétique de l’humanité, pour satisfaire aux besoins communs de manifestation. Des arts spéciaux exploitent d’abord ce domaine, public, et ensuite l’agrandissent. Mais l’opération ne change pas de nature, soit qu’elle émane de l’instinct populaire ou d’un organe particulier. Le résultat dépend toujours davantage du sentiment que de la raison, même aujourd’hui, dans la plupart des cas, malgré la moderne insurrection de l’esprit contre le cœur. Ainsi, la parole dérive du chant, et l’écriture du dessin, parce que nous exprimons d’abord ce qui nous affecte le plus. »
Système de politique positive, Tome I,
Discours préliminaire sur l’ensemble du positivisme, Ve partie, p. 290
Il est à noter qu’aux yeux de Comte le fait de mettre l’accent sur l’office scientifique du langage au détriment de son origine esthétique est caractéristique d’une approche métaphysique :
« Son office dans la conception scientifique fut même conçu avec une exagération très vicieuse sous le régime métaphysique, par des penseurs qui , presque toujours livrés au vague et à la fluctuation , devaient surtout aux signes l’apparente fixité de leurs idées. Outre qu’ils méconnurent essentiellement la combinaison directe des notions réelles, ils négligèrent entièrement la réaction logique des sentiments , et même celle des images. Toute leur attention resta donc bornée au moins puissant des trois auxiliaires généraux de nos méditations , en attachant beaucoup trop de prix à la disponibilité qui le caractérise. Quoique les études scientifiques aient souvent conduit à constater partiellement ces aberrations ontologiques , l’esprit positif ne put acquérir assez de généralité pour construire à cet égard une meilleure théorie, jusqu’à ce que la fondation de la sociologie eut constitué le seul point de vue convenable. Car, c’est surtout en rapportant le langage à sa destination sociale qu’on peut concevoir sainement sa principale efficacité théorique. »
Système de politique positive, Tome II, chapitre IV, p. 248