J’étais convaincu que la formule « les extrêmes se rejoignent » exprimait un lieu commun typiquement centriste que les personnes visées récusaient purement et simplement, je viens de prendre conscience que je me trompais. Grâce en soit rendue à la discussion qu’Étienne Balibar consacre à ce topos dans Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes (texte repris dans Violence et Civilité). Le ressort intellectuel de cette sorte de retournement du stigmate consiste on va le voir à retourner au centre un « extrémiste toi-même ».
Que les « extrêmes se touchent » est une vieille idée, moins simple qu’il n’y paraît, qui a fait la force et les limites de la théorie du totalitarisme, et qui s’applique ici directement. On sait que Schmitt lui-même en a proposé plusieurs illustrations, depuis la relation établie par ses premiers textes entre l’institution révolutionnaire de la « dictature » de salut public et la nécessité pour le souverain qui « décide sur la situation d’exception » de préserver I’Etat au détriment du droit positif, jusqu’à l’étude des guerres de guérilla du xxe siècle en tant que symptômes de l’émergence d’un nouvel ordre international de la paix et de la guerre (« nomos de la terre ») après l’effondrement du ius publicum europaeum fondé sur la primauté des États nationaux, en passant par l’analyse des analogies entre les deux grands « mythes » politiques de masse de l’histoire contemporaine : le mythe prolétarien (la grève générale sorélienne, la révolution des Soviets) et le mythe nationaliste (dont la « marche sur Rome » de Mussolini illustre à ses yeux la puissance propre).
Il importe de prendre conscience du fait que cette idée, soit sous la forme d’une exposition des thèmes communs aux « extrêmes » (par exemple la critique du formalisme juridique), soit sous la forme d’une étude des effets d’imitation qui se sont produits entre les mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires, n’est la propriété d’aucune idéologie : on la rencontre en effet aussi bien chez des auteurs libéraux que socialistes ou conservateurs. Sa force, me semble-t-il, ne vient pas tant de la symétrie qu’elle établit entre des adversaires dont chacun a vu dans l’autre le représentant du « mal », ce qui ne les a pas empêchés d’emprunter l’un à l’autre des formes politiques et des méthodes de répression et, le cas échéant, de collaborer momentanément. Elle vient plutôt de ce qu’une telle jonction des extrêmes met en évidence le refoulé qui affecte intrinsèquement la constitution républicaine « modérée » fondée sur la division des pouvoirs, l’ordre libéral ou, comme on disait naguère, la démocratie «bourgeoise » c’est-à-dire aussi, à prendre le terme étymologiquement, la démocratie des citoyens, la politeia). En clair, si les doctrines extrêmes théorisent et pratiquent la politique à partir de l’état d’exception, cherchant au besoin à le rendre « permanent », en tout cas aussi durable qu’une transformation totale de la société, l’ordre libéral comporte en permanence une face d’exception, avouée ou dissimulée, qui tient à ce qu’il s’incarne dans un État garant d’intérêts communautaires et particuliers. Il est État de droit, mais aussi État de police; État d’intégration des individus et des groupes à la «communauté des citoyens », mais aussi État d’exclusion des rebelles, des anormaux, des déviants et des étrangers ; État social », mais aussi État de classe organiquement associé au marché capitaliste et à ses lois de population implacables ; État démocratique et civilisé, mais aussi État de puissance, de conquête coloniale et impériale. De façon latente et parfois ouverte, l’extrémisme n’est pas seulement aux marges, il est aussi au centre . C’est pourquoi la rencontre des extrêmes, dans ce qu’elle a de substantiel ou de contingent, de subjectif ou d’objectif, n’exprime pas seulement leur incompatibilité commune avec l’ordre existant, ou leur remise en question du sens de l’histoire tel qu’il est dessiné par les relations de pouvoir hégémoniques (et parfois de son non-sens), mais constitue aussi une réaction à la façon dont celles-ci définissent une normalité « cuirassée » de contraintes et de pratiques sécuritaires, de façon à neutraliser les conflits sociaux, religieux, moraux, et à constituer l’espace légal du pluralisme légitime. C’est lorsqu’elle tente de réfléchir son propre extrémisme de l’intérieur (ce qui, notons-le, a été plus souvent le fait de la pensée contre-révolutionnaire que de la pensée révolutionnaire), ou de conceptualiser comme tel le nœud de l’ordre apparent et du désordre refoulé, de la normalité et du conflit latent (ce qui a été à l’époque contemporaine plutôt le fait de la pensée révolutionnaire, notamment dans les différents discours issus du marxisme), que la théorie qui se porte aux extrêmes pour « déconstruire » I’image dominante de la société et de l’État apporte une contribution essentielle à l’intelligence de l’institution politique.
Etienne Balibar, Violence et civilité, Galilée 2010, p. 327 – 329