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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives Mensuelles: juillet 2020

Anéantissement

31 vendredi Juil 2020

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Hâfez de Chiraz

J’en jure par Ton âme, ma douce Idole, tout comme la chandelle,
les nuits sombres, mon désir est l’anéantissement de moi-même.

Hâfez de Chiraz, Divân, Ghazal 51, 2

*

Montre Ta face et ôte de ma mémoire mon existence même !
Dis au vent d’emporter l’amas entier de ceux qui ont brûlé !

ibid . 245, 1

Amateurs désirés

30 jeudi Juil 2020

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amateur, critique, Goethe, théâtre

« On ne pouvait dire lequel l’emportait chez eux, de la connaissance ou de l’amour du théâtre. Ils l’aimaient trop pour bien le connaître ; ils le connaissaient suffisamment pour apprécier le bon et rejeter le mauvais. Mais la passion leur faisait trouver le médiocre supportable, et ils jouissaient du bon, soit par avance soit après, avec des délices inexprimables. La partie mécanique les intéressait, la partie intellectuelle les enchantait, et leur goût était si vif, qu’une répétition morcelée suffisait pour les jeter dans une sorte d’illusion. Les défauts ne leur apparaissaient jamais que dans l’éloignement ; le mérite les touchait comme un objet voisin. Bref, c’étaient des amateurs comme l’artiste désire d’en rencontrer dans ses travaux. »

Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, V, 8

Conditions de l’amour de Dieu

29 mercredi Juil 2020

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amour de Dieu, Federíco García Lorca

Nous aimerions Dieu
si le cristal de nos yeux
était convexe et non concave.

Nous verrions les étoiles
non dans l’air
mais en nous-mêmes.

Nous aimerions Dieu
si le cœur, grotte de l’âme,
était en eau, au lieu de chair.

Nous verrions dans cet aquarium
les hommes, la monstrueuse
faune des péchés.

Federico García Lorca
trad. André Belamich

Devise

26 dimanche Juil 2020

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diginité, Marina Tsvetaieva

« J’offre à mon fils ma devise : « NE DAIGNE » ! Elle m’est soudain venue à l’esprit quelques jours avant sa naissance – appliquée à moi, sans penser à lui. (c’était peut être lui qui pensait en moi?) la devise que j’ai trouvée et dont je suis plus heureuse et fière que de tout mes poèmes mis bout à bout.

« Ne daigne » – quoi ? Rien qui abaisse : quoi que ce soit. Je ne daigne m’a baisser (à la peur, au lucre, à la douleur personnelle, aux considérations existentielles – et aux économies).

Cette devise m’aidera aussi à l’heure de ma mort. »

Marina Tsvetaïeva, Vivre dans le feu, p. 320

Montaigne vs Rousseau

25 samedi Juil 2020

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Claude Romano, Jean-Jacques Rousseau, Montaigne

« À la différence de l’auteur des Confessions qui croit pouvoir déterminer lui-même s’il est sincère ou non par un acte d’auscultation interne (« je sens mon cœur »), Montaigne est parfaitement averti de ce que la mauvaise foi peut se dissimuler derrière la revendication la plus ingénue de véracité. En effet, la sincérité qui se veut telle et réclame d’être tenue pour telle partage avec la mauvaise foi un certain nombre de traits. Il est vital au menteur d’être cru pour pouvoir mener à bien son entreprise, et par conséquent il lui est indispensable de passer pour sincère. Mais n’en va-t-il pas de même de celui qui, non content d’être vérace, exige en outre d’être reconnu comme tel ? Le « sincère » qui veut se voir attribuer cette qualité use de la véracité elle-même comme d’un subterfuge : il l’amplifie, il la met en scène, il la surjoue pour amener autrui à y croire. On peut tromper en n’usant que de la vérité. Car à partir du moment où sa bonne foi poursuit un dessein additionnel – ne serait-ce que celui de passer pour telle aux yeux des autres – elle n’est déjà plus au service de la seule vérité et abrite en elle un germe d’insincérité. La franchise qui se veut telle, qui se revendique telle, ne se contente pas d’être ce qu’elle est, elle a aussi pour dessein de le paraître, c’est-à-dire de l’être dans l’opinion des autres, et, ce faisant, elle se mêle de fausseté et dérive vers le cabotinage. La présence d’un second dessein (passer pour sincère) aux côtés du premier (être sincère) entraîne sa ruine et aboutit inévitablement à l’ambivalence. Il devient alors impossible de déterminer si le faussaire de bonne foi aspire à passer pour sincère parce qu’il l’est, ou s’il ne l’est pas plutôt pour se voir attribuer cette qualité — ce qui détruit par là même sa bonne foi. Une telle sincérité se préoccupe trop des effets qu’elle produit pour être vraiment ce qu’elle est — ou plu­tôt, ce pour quoi elle veut se faire passer. Elle a un dessein trop évident, et dont la présence même contredit ce qu’elle avance. Les Confessions administrent amplement la preuve que plus on clame son intégrité, et plus on la rend douteuse aux yeux des autres.

Montaigne est conscient de cette duplicité qui hante toute revendication de bonne foi. C’est ce qui sépare absolument son exorde de l’incipit des Confessions. Il sait que la sincérité véritable est celle qui ne se préoccupe pas du tout d’elle-même, se rappro­chant ainsi de la simplicité. Mlle de Scudéry, peut-être sous l’in­fluence des Essais, le redira avec force : il y a une « vraie » et une « fausse » sincérité. « L’une [la fausse] songe toujours à paraître ce qu’elle n’est pas ; et l’autre ne pense pas même à paraître ce qu’elle est. La fausse sincérité s’étudie, se regarde, et se propor­tionne aux autres ; et la véritable, sans réfléchir sur autrui, ni sur soi, est toujours la même. » Mais cette sincérité véritable n’entre-t-elle pas alors fatalement en conflit avec un projet lit­téraire aussi sophistiqué que celui des Essais ? Est-elle même simplement compatible avec le genre de réflexivité qu’implique la rédaction d’une adresse ? En effet, les contradictions qui minent le projet de se peindre au naturel ne sont que trop évidentes : Montaigne affirme que les Essais pourraient demeurer sans lec­teur sans que cela ne leur cause aucun dommage, mais il n’en confie pas moins son manuscrit à un imprimeur ; il dit vouloir conserver sa simplicité entière, mais il sait que déclarer celle-ci est déjà contraire à la simplicité. Au lieu de chercher à aplanir ces difficultés, Montaigne les souligne dès son préambule, leur confé­rant le sceau de l’ironie et même de l’auto-ironie, toute proche de l’humour. Au lieu de se draper dans les atours de l’auteur sincère, il donne congé à son lecteur en lui recommandant de ne pas lire son livre : son projet d’autoportrait n’a rien de bien intéressant ; le sujet qu’il s’est donné n’est ni élevé ni original ; il n’est pas non plus exemplaire ; il est ordinaire, il est même trivial. »

Claude Romano, Être soi-même, p. 283 – 284

Socio-anthropologie de l’idéalisme allemand

24 vendredi Juil 2020

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holisme, indivisualisme, Louis Dumont, philosophie

Dans le deuxième tome d‘Homo aequalis, l’anthropologue Louis Dumont étudie le mouvement culturel de réactions aux Lumières et à la révolution française en Allemagne. Il y discerne, conformément à sa grille d’analyse, la production d’un mixte de holisme et d’individualisme. Au passage il fait quelques remarques sur l’idéalisme qui méritent d’être partagées.

Nous avons jusqu’ici insisté sur les relations à l’environnement comme essentielles au mouvement de la pensée allemande. Considérons maintenant le rythme ou l’allure de ce mouvement lui-même. De même qu’il y a une radicalisation progressive dans une révolution, nous pouvons détecter ici une progression dans la réaffirmation de l’identité collective, à travers des combinaisons de plus en plus intenses, de plus en plus audacieuses et extrêmes de l’ancien avec le nouveau. Que cet aspect était en quelque façon conscient se voit à la fréquence d’occurrence du mot Steigerung, disons « intensification » (montée) dans tout le mouvement. Le mot est chéri des romantiques, mais ne se limite pas à eux, et on le trouve, toujours avec une connotation positive, jusque chez Goethe. En vérité, Steigerung peut être pris comme le mot d’ordre de tout le processus : un mouvement d’intensification, de dépassement incessant. On en trouve sans doute l’exemple le plus clair et le plus central dans la relation entre Kant et ses trois grands successeurs, Fichte, Schelling et Hegel. Comme d’un commun accord, ils ne le suivirent que pour le surpasser, et le contraste entre eux et lui est frappant. Ils ont voulu avant tout réunir ce qu’il avait pris grand-peine de distinguer, de séparer. Les frontières qu’il avait établies comme définitives, ils ont immédiatement fait profession de les transgresser. Ainsi Kant avait écrit dans sa critique du jugement que l’intellektuelle Anschauung, l’« intuition intellectuelle », était « surhumaine »> et du ressort de Dieu seul. Et voilà que bientôt ses trois successeurs prétendent l’avoir réalisée. Le cas est typique. Ce qui était pour Kant une sorte d’horizon de pensée, une « idée régulatrice », un idéal, quelque chose d’inatteignable, mais de nécessaire comme l’étoile polaire pour orienter notre pensée et diriger notre effort, devient pour ses successeurs pro­méthéens une possession sûre et solide, un élément dans des constructions rationnelles. Dans le langage de Kant, un prudent « jugement réflexif » devient un « jugement détermi­nant ». Un effort devient une affirmation. Le point est impor­tant, pour nous anthropologues, car les grands idéalistes alle­mands ont exploré des territoires que nous ne pouvons ignorer tout à fait, et nous bénéficions de leurs explorations pourvu que nous retournions à la prudence exigeante de Kant.

Plus hypothétiquement, peut-on suivre le besoin constaté de « surpasser » jusque dans ses conséquences psychologiques ? Je voudrais suggérer que la situation allemande a occasionné un changement, en fait une distance accrue, dans la relation entre l’auteur et le lecteur de travaux philosophiques, et que ce changement, loin de rester cantonné à l’Allemagne, est en quelque manière toujours avec nous et continue à contribuer à l’obscurité et aux difficultés de communication en ces matières. L’obscurité de ces philosophes sera naturellement attribuée en premier lieu à l’audace de leur pensée, à leur expansion de la « Raison » à l’opposé du trivial « entende­ment », à leur hardiesse à poser — et à résoudre — des pro­blèmes précédemment considérés, par Kant et par d’autres, comme dépassant les capacités humaines. Cette ambition démesurée est elle-même selon toute apparence liée aux cir­constances extérieures. Alors regardons d’un peu plus près cette liaison.

[…]

La distance accrue entre auteur et lecteur se dégage clairement d’une violente diatribe de Schopenhauer, lui-même une figure exceptionnelle de la philosophie allemande, contre « les philosophes de l’Université » et particulièrement Hegel. Schopenhauer attaque tout à la fois leur fonction sociale et, spécialement dans le cas de Hegel, l’inanité de leurs théories et l’obscurité de leurs écrits. Il est clair que Schopenhauer n’acceptait pas la transition entre Kant, qu’il admirait beaucoup, et les « philosophes de la chaire ». Il les voit imposant au lecteur leurs bizarres construc­tions au moyen de l’impénétrabilité de leur style. S’il est per­mis d’isoler, à notre propre usage, une forme relativement modérée de l’accusation, Schopenhauer soutient que Hegel omet de se conformer aux règles habituelles de la communication en rejetant sur le lecteur une grande part du travail qu’auteur doit effectuer pour se faire comprendre. Pour quelqu’un qui a peiné pour pénétrer les écrits de Hegel, la plainte n’est pas dénuée de sens. Il est symptomatique, soit dit en passant, qu’il y ait eu, jusqu’à une époque récente, une sorte de tabou sur cette question chez ceux qui ont écrit sur la philosophie de Hegel : Hegel était accepté — et, faut-il supposer, compris — en bloc, ou rejeté en bloc. C’est un réconfort d’apprendre d’un philosophe professionnel allemand qu’il demeure difficile de découvrir de quoi il s’agit réellement pour Hegel.

L’obscurité de ces auteurs est évidemment en rapport avec l’ambition démesurée de leur pensée, mais on peut aussi observer que cette ambition est spécialement exprimée dans leur volonté de construire un système. L’idéalisme allemand est le berceau des systèmes philosophiques. Pour ces philo­sophes, rationalité et système sont identiques. Or, il y a là un aspect sociologique. Dans le système, la pensée de l’auteur se replie sur elle-même et sa relation à l’extérieur devient secondaire. Dès lors, étant donné les difficultés de la tâche, il n’est pas étonnant que les besoins de la communication soient relativement négligés. Prenant sur lui totalement l’exigence de cohérence qui précédemment se posait encore, pour une part, au niveau de la communication entre personnes, le penseur allemand s’agrandit lui-même infiniment. Il domine de haut le lecteur, comme on l’a dit de Goethe dans un sens tout dif­férent. Le centre de gravité de la cohérence, de la « rationa­lité » s’est déplacé de la communauté à l’individu. Le lecteur, pour autant qu’il accepte la nouvelle relation, est devenu le complice de l’auto-agrandissement de l’auteur. Le champ de la communication s’est rétréci, comme s’il était devenu un simple additif à une quasi-indépendance individuelle, et la communication s’est de plus en plus vidée de sa substance.

Remarquons d’abord qu’il y a là un pas en avant significatif de l’individualisme moderne, qui se produit dans la situation générale que nous avons esquissée, dans un climat de rivalité interculturelle et de Steigerung, et, en second lieu, que tout naturellement la nouvelle attitude n’est pas restée cantonnée à l’Allemagne, mais s’est répandue dans les écrits philosophiques ou quasi philosophiques en général.

Louis DUMONT, Homo aequalis II, L’idéologie allemande France-Allemagne et retour, p.48 – 52

 

Une comparaison inattendue pour louer la vertu

22 mercredi Juil 2020

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Marc-Aurèle, vertu

« Quelle perversité, quelle fausseté de dire J’ai décidé de jouer franc jeu avec toi.  – que fais-tu mon pauvre ami ? On n’emploie pas ce préambule ! Cela paraîtra sur l’heure ; cela doit être écrit sur ton visage ; immédiatement cela sonne  dans ta voix ; immédiatement cela éclate dans tes yeux, comme la personne aimée connaît immédiatement  à leurs regards tout ce qu’éprouvent ses amants. En définitive,  l’homme droit et vertueux doit ressembler à celui dont les aisselles puent le bouc, en sorte que quiconque s’approche de lui sente ce qu’il est dès le premier abord, bon gré mal gré. Mais affectation de droiture c’est un coutelas. Rien de plus odieux qu’une amitié de loup. Évite ce vice entre tous. L’homme de bien, l’homme droit, l’homme bienveillant portent ces qualités dans leurs yeux et elles n’échappent pas. »

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, XI, 15

 

Effacement

21 mardi Juil 2020

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Hâfez de Chiraz

Quand tu auras bu un demi-litre à la coupe de l’absence à toi même,
tu te vanteras moins toi-même

Hâfez de Chiraz, Divân, 469,2 trad C-H de Fouchécour

Mnémotechnique

19 dimanche Juil 2020

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Goethe, mémoire

« C’est ainsi qu’autrefois, quand on plantait une borne, on donnait aux enfants qui se trouvaient là de vigoureux soufflets, si bien que les plus vieilles gens se sou-viennent encore parfaitement de la place. »

Goethe, Les années d’apprentissages de Wilhelm Meister, IV, 18

Renversement de métaphore

17 vendredi Juil 2020

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Emile Durkheim, Friedrich von Schiller, mécanique vs organique, métaphore, organicisme

L’article du jour partage deux points communs avec celui de dimanche dernier, d’une part il est inspiré par mes lectures en vue de préparer mes cours de spécialité pour la rentrée, d’autre part il porte sur l’usage philosophique d’une métaphore .  Mais ce n’est plus de la métaphore stoïcienne de l’acteur qui nous a occupé en début de semaine qu’il sera aujourd’hui question, c’est de l’application aux sociétés de l’opposition entre la machine et l’organisme vivant.

C’est un passage de la Sixième des lettres de Schiller sur l’éducation esthétique de l’humanité qui a été l’occasion de l’étonnement que je voudrais partager ici.

« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. »

Friedrich von Schiller, VIe Lettre sur l’éducation esthétique de l’humanité,
trad. Robert leroux

Dans le paragraphe, Schiller pense la distinction entre les cités grecques et les sociétés modernes en fonctions de l’opposition de l’organique et du mécanique. De la cité grecque aux états modernes, nous dit Schiller, il y a dégradation de l’organique au mécanique. L’unité organique de la cité antique tient, selon lui, à ce que les citoyens pouvaient s’élever à l’idée du tout auxquels ils appartiennent. Schiller met en relation la perte de cette capacité à s’élever à l’idée du tout et  le développement de la division du travail (« L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire »).

Ce qui a retenu mon attention c’est que l’usage que fait Schiller de l’opposition de l’organique et du mécanique semble fonctionner en sens exactement inverse de l’usage qu’en fait Durkheim dans De la division du travail social. En effet Durkheim qualifie justement d’organique le type de solidarité lié à la division du travail, ce qu’il justifie ainsi :

« Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supé­rieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

  A l’opposé, la solidarité mécanique est ainsi définie par Durkheim :

« La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle. Elle ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. Il y a là deux forces contraires, l’une centripète, l’autre centrifuge, qui ne peuvent pas croître en même temps. Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-même, nous ne pouvons pas être fortement enclin à penser et à agir comme les autres. Si l’idéal est de se faire une physionomie propre et personnelle, il ne saurait être de ressembler à tout le monde. De plus, au moment où cette solidarité exerce son action, notre personnalité s’évanouit, peut-on dire, par définition ; car nous ne sommes plus nous-même, mais l’être collectif.

Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

A ma connaissance Durkheim ne discute pas l’usage que Schiller fait de l’opposition entre organique et mécanique appliquée aux sociétés, en revanche il discute explicitement un autre auteur allemand qui fait lui aussi usage de l’opposition mécanique / organique dans un sens opposé au sien : Ferdinand Tönnies. En effet, pour expliquer la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft, Tönnies mobilise l’opposition du mécanique et de l’organique, plaçant la Gemeinschaft du côté de l’organique, et la Gesellschaft du côté du mécanique. En 1889, soit quatre ans avant la publication de son ouvrage sur la division du travail, Durkheim livre une recension de l’ouvrage de Tönnies Gemeinschaft und Gesellschaft,  il adresse à l’auteur une critique qui concerne justement son usage de l’opposition mécanique / organique :

« Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’État. En un mot, comme je l’ai dit plus haut, c’est la société telle que l’a imaginée Bentham, Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d’ailleurs vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d’être une telle solution de continuité qu’on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d’un même développement. Concilier de cette manière la théorie d’Aristote et celle de Bentham, c’est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière. »

Communauté et société selon Tönnies

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