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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives Mensuelles: août 2021

Pour ou contre l’uniforme à l’école ?

31 mardi Août 2021

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garçons et filles, Goethe, uniforme

Aujourd’hui j’ai le projet d’éclairer un pseudo débat récurrent sur l’école à partir de mes lectures de vacances. La question de l’uniforme est en effet abordé par Goethe dans les Affinités électives. Charlotte et Ottilie après avoir parlé aménagement funéraire avec un architecte conversent en effet au sujet de la pédagogie avec un ancien professeur d’Ottilie.

« Charlotte venait d’apercevoir les petits jardiniers qui traversaient la cour, et elle le fit mettre à la fenêtre pour les voir passer. Il admira de nouveau leur bonne tenue, et approuva, surtout, l’uniformité de leurs vêtements.

– Les hommes, dit-il, devraient depuis leur enfance, s’accoutumer à un costume commun à tous. Cela leur apprendrait à agir ensemble, à se perdre au milieu de leurs pareils, à obéir en masse, et à travailler pour le bien général.

L’uniforme a, en outre, l’avantage de développer l’esprit militaire et de donner à nos allures quelque chose de décidé et de martial, analogue à notre caractère, car chaque petit garçon est né soldat. Pour s’en convaincre, il suffit  d’examiner les jeux de notre enfance, qui, tous, se renferment dans le domaine des sièges et des batailles.

– J’espère que vous me pardonnerez, dit Ottilie, de ne pas avoir soumis mes petites élèves à l’uniformité du costume. Je vous les présenterai un de ces jours, et vous verrez que la bigarrure aussi peut avoir son charme.

– J’approuve très fort la liberté que vous leur avez laissée à ce sujet : la femme doit toujours s’habiller à son gré, non seulement parce qu’elle seule sait ce qui lui sied et lui convient le mieux, mais parce qu’elle est destinée à agir seule et par elle-même.

– Cette opinion me paraît paradoxale, observa Charlotte, car nous ne vivons jamais pour nous…

– Toujours, au contraire, interrompit le Professeur ; je dois ajouter cependant que ce n’est que par rapport aux autres femmes. Examinez l’amante, la fiancée, l’épouse, la ménagère, la mère de famille ; toujours et partout elle est et veut rester seule ; la femme du monde elle-même éprouve ce besoin que toutes tiennent de la nature. Oui, chaque femme doit nécessairement éviter le contact d’une autre femme, car chacune d’elles remplit à elle seule les devoirs que la nature a imposés à l’ensemble de leur sexe. Il n’en est pas ainsi de l’homme, il a besoin d’un autre homme, et s’il n’existait pas il le créerait, tandis que la femme pourrait vivre pendant toute une éternité sans songer à produire son semblable.

– Lorsqu’on a l’habitude d’énoncer des vérités d’une manière originale, dit Charlotte, on finit par donner, à ce qui n’est qu’original, les apparences de la vérité. Votre opinion, au reste, est juste sous quelques rapports, nous devrions toutes en faire notre profit, en cherchant à nous soutenir et à nous seconder, afin de ne pas donner aux hommes trop  d’avantages sur nous.

Rencontres aristotéliciennes

30 lundi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations, Tentatives de dialogues

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amitié, la philosophie comme manière de vivre, vertu

— C’est toujours un plaisir de passer du temps avec toi.

— C’est gentil, mais je recherche plutôt une amitié fondée sur la vertu.

*

C’est bien beau de faire découvrir à ses élèves la théorie aristotélicienne de l’amitié comme un vénérable monument de l’histoire de la philosophie, mais qu’en est-il de la mise en pratique ? Qui est prêt à trier ses relations en fonctions des distinctions aristotéliciennes des formes d’amitié, ainsi que nous y invitait Oscar Gnouros. Y a-t-il un seul authentique aristotélicien qui mette en pratique dans sa vie sociale les recommandations du stagirite parmi les plus érudits des aristotelian scholars ?

Fichte vs Rousseau

29 dimanche Août 2021

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J. G. Fichte, Jean-Jacques Rousseau

La cinquième des  savant est consacrée à un « examen critique des thèses de Rousseau sur l’influence des arts et des sciences sur la bonté de l’humanité ». L’argumentation de Fichte part d’une interprétation de Rousseau qui vaudrait une mauvaise note à tout étudiant qui la soutiendrait aujourd’hui dans une copie : il prétend que Rousseau prône un retour à l’état de nature. Pour autant la critique qu’il adresse finalement à Rousseau n’est pas dénuée d’intérêt :

« Ici se trompa Rousseau. Il avait de l’énergie, mais plutôt l’énergie de la souffrance que celle de l’activité ; il sentait fortement la misère des hommes; mais il sentait beaucoup moins la force propre qu’il avait pour porter aide à cette misère; et ainsi il jugea des autres de la même façon qu’il se sentait lui-même ; le rapport qu’il avait avec sa douleur particulière, il le vit de même entre l’humanité entière et sa souffrance universelle. Il tint compte de la souffrance ; mais il ne tint pas compte de la force que l’humanité a en soi pour se secourir.

Paix à ses cendres et bénédiction à sa mémoire ! — Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ont mené plus loin ce qu’il avait commencé. Mais il agit presque sans être conscient lui-même de son activité indépendante. Il agit sans appeler d’autres hommes à l’action ; sans tenir compte de leur action face à la somme du mal et de la corruption universels. Cette absence d’effort en vue de l’activité indépendante règne sur tout son système d’idées. Il est l’homme de la sensibilité souffrante, mais pas en même temps celui de la lutte person­nelle et active contre son emprise. — Ses partisans menés à l’erreur par la passion deviennent vertueux ; mais ils devien­nent simplement vertueux, sans bien voir comment? Le combat de la raison contre la passion, progressive et lente, remportée avec effort, peine et travail, — spectacle le plus intéressant, et le plus instructif que nous puissions voir — il le cache à nos yeux. — Son élève se développe de lui-même. Le guide de celui-ci ne fait rien d’autre que d’écarter les obstacles à son éducation, et laisse pour le reste gouverner la bienveil­lante nature. Elle devra même le garder toujours sous sa tutelle. Car la force active, l’ardeur, la ferme résolution de la combattre et de la soumettre, le guide ne les a pas apprises à son élève. Il sera bon parmi des hommes bons ; mais parmi des méchants — et où les méchants ne sont-il pas la majorité? — il souffrira indiciblement. — Ainsi Rousseau dépeint généralement la raison au repos, mais non au combat; il affaiblit la sensibilité, au lieu de fortifier la raison. »

J. G. Fichte, La destination du savant, Ve conférence, trad. J-L Vieillard-Baron, Vrin p. 103 – 104

Reste dans ton monde

28 samedi Août 2021

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Jacek Podsiadło

Nie odejdź. Świat będzie taki, jakim go opiszesz.
Innego nie będzie.

Jacek Podsiadło

https://patertaciturnus.files.wordpress.com/2021/08/e4e2f-podsiadlo_jacek_portret_el.jpg

Ne partez pas. Le monde sera tel que vous le décrivez.
Il n’y en aura pas d’autre.

trad. K. Padami

*

Ces vers avaient vocation à compléter la série « Ne partez pas en vacances ! » que j’ai commencée en juillet, mais cet avertissement arriverait aujourd’hui à contretemps.

Libre donc libérateur

27 vendredi Août 2021

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J. G. Fichte, liberté

https://www.les-philosophes.fr/images/stories/fichte-2.jpg
Johann-Gottlieb Fichte

La lecture de la Doctrine de la science (la version de 1801) reste un des souvenirs les plus pénibles de mes études de philosophie et m’a durablement fâché avec Fichte. Quelques années plus tard un collègue m’a vivement encouragé à lire La destination du savant, œuvre sur laquelle j’avais – stupidement – fait l’impasse l’année ou Fichte était au programme de l’agrégation. J’ai pris mon temps pour suivre ce bon conseil (merci Sylvain) mais je m’empresse de partager ce beau passage. 

« En outre la tendance [sociale] pousse à trouver des êtres libres et raisonnables en dehors de nous et à entrer en communauté avec eux ; elle ne pousse pas à la subordination comme dans le monde des corps, mais à la coordination. Si l’on ne veut pas rendre libres les êtres raisonnables cherchés en dehors de soi, c’est qu’on ne considère en quelque sorte que leur habileté théorique, et non leur raison pratique : on ne veut pas entrer en communauté avec eux, on veut au contraire les dominer, comme des  animaux déterminés par le sort, et l’on fait entrer sa tendance à la sociabilité en contradiction avec elle-même. — Pourtant, que dis-je : on met cette tendance en contradiction avec elle-même? Disons plutôt qu’on ne l’a pas encore le moins du monde — cette tendance si noble : l’humanité ne s’est pas encore cultivée en nous d’une façon assez profonde ; nous en restons même au degré inférieur de la semi-humanité ou de l’esclavage. Nous ne sommes pas encore mûrs au sentiment de notre liberté et de notre activité indépen­dante [Selbsttätigkeit]; car alors nous devrions nécessairement vouloir contempler en dehors de nous des êtres semblables à nous, c’est-à-dire des être libres. Nous sommes esclaves et nous voulons rester esclaves. Rousseau dit : beaucoup d’hommes se croient maîtres des autres qui sont pourtant plus esclaves qu’eux ; il aurait pu dire encore bien plus justement: Tout homme qui se croit maître des autres est lui-même un esclave. Si ce n’est pas toujours le cas en fait, il a sûrement pourtant une âme d’esclave, et devant le premier homme plus fort que lui qui le soumet, il rampera dans l’infamie. — Seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure, et le rend libre en fait par une certaine influence dont on n’a pas toujours remarqué l’origine. Sous son regard, nous respirons plus librement ; nous ne sentons rien qui nous limite, nous entrave ou nous opprime; nous sentons un plaisir inhabituel à être et à faire tout ce que le respect de nous-mêmes ne nous interdit pas.

L’homme doit utiliser les objets privés de raison comme des moyens pour ses fins, mais non les êtres raisonnables : il ne doit même pas utiliser ceux-ci comme moyens pour leurs propres fins; il ne doit pas agir sur eux comme sur la matière inerte ou l’animal, de façon à atteindre seulement son but par leur intermédiaire, sans avoir tenu compte de leur liberté. — Il ne doit pas rendre un être raisonnable vertueux ou sage ou heureux contre son gré. Sans compter que cette peine serait perdue, et que personne ne peut devenir vertueux, sage ou heureux si ce n’est par son propre travail et son propre effort — outre que ce que l’homme ne peut pas, il ne doit même pas le vouloir, quand même il pourrait ou croirait le pouvoir; car c’est illégitime, et il se met par là en contradiction avec lui-même. »

J. G. Fichte, La destination du savant, IIe conférence, trad. J-L Vieillard-Baron, Vrin p. 59 – 61

Il suffirait de presque rien

26 jeudi Août 2021

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amour, Dostoievski, presque, Serge Reggiani

Une des scènes les plus fortes de L’adolescent intervient dans la 3e partie du roman (après plus de 500 pages dans l’édition Folio). Elle met au prise Andreï Petrovitch Versilov le père (biologique mais non légal) du narrateur et Katerina Nikolaevna veuve du général Akhmatov et fille du vieux prince Sokolski, lui-même ami de Versilov. Au moment où intervient cette scène lecteur sait depuis un bon moment qu’il s’est passé quelque chose entre les deux personnages quelques mois avant le début de la narration ; l’énigme de cette relation (pour le lecteur mais d’abord pour le narrateur) a commencé à s’éclaircir une quarantaine de pages auparavant, depuis que les confidences de Versilov à son fils (le narrateur) ont donné un aperçu de sa version des faits.

Un point essentiel à signaler c’est que le narrateur assiste à cette scène caché : les deux protagonistes ne savent pas qu’ils sont écoutés. C’est important, d’une part parce qu’on peut supposer qu’ils ne tiendraient pas les mêmes propos s’ils se savaient écoutés (en particulier par ce personnage en raison de la nature de ses relations avec chacun d’eux) et d’autre part par ce que le fait que le narrateur assiste lui-même à la scène plutôt que d’en avoir des versions rapportées par les protagonistes change la donne par rapport à la situation antérieure.

La scène commence par une « classique » demande d’explication rétrospective formulée par Versilov « m’avez-vous aimé au moins un moment ou bien … me suis-je trompé ». A quoi Katerina Nikolaevna répond « oui je vous ai aimé, mais pas longtemps ». Elle donne au passage un élément d’explication étonnant « il me semble que si vous aviez pu moins m’aimer je vous aurais aimé alors. » Les échanges se poursuivent et intervient ce passage que j’ai souhaité partager (et qui a suscité le titre de cet article) :

— Si je suis venue, c’est que j’ai fait tous  mes efforts pour ne pas vous blesser en quoi que ce soit, ajouta-t-elle soudain. Je suis venue ici pour vous dire que je vous aime presque… pardonnez-moi, je me suis-peut-être mal exprimée, se hâta-t-elle d’ajouter.

— Pourquoi ne savez-vous pas feindre ? Pourquoi êtes vous si simplette, pourquoi n’êtes vous pas comme tout le monde ? … Allons, comment peut-on dire à un homme qu’on met à la porte : « je vous aime presque ».

L’incongruité de l’expression « je vous aime presque » est mise en valeur par la réaction des deux personnages mais ce qui mérite d’être éclairci c’est pourquoi cela ne se dit pas. S’agit-il d’une faute de grammaire du jeu de langage amoureux ? [j’écris cette phrase sans être sûr de ce qu’elle peut elle même signifier !!]. Est ce parce que l’amour (au sens d’être amoureux) exige absolu : on aime ou on n’aime pas, mais on aime pas « presque », de même qu’on ne peut pas être « à moitié enceinte ».  A moins qu’il ne s’agisse d’une sorte d’inconvenance : la phrase a un sens mais elle ne se dit pas parce que son énonciation a des conséquences qui sont à éviter. C’est plutôt en direction de cette interprétation que fait signe la remarque de Versilov concernant le contexte d’énonciation de la phrase. Le problème serait de dire cette phrase « à un homme qu’on met à la porte » parce que dire « je vous aime presque » équivaudrait à « je pourrais vous aimer si … » ce qui d’une part appelle des explications potentiellement embarrassantes sur ce qui manque pour aimer (pour le cas qui nous occupe une part d’explication, a déjà été donnée) et d’autre part semble laisser ouverte des possibilités de réciprocité de l’amour (il y aurait contradiction entre « mettre à la porte » et laisser une porte entr’ouverte). 

Peut-être faut il préciser que la scène entre Versilov et Katerina Nikolaevna se poursuit après cette étonnante réplique mais pour en savoir plus, il vous faudra lire ce livre !

Add. le 28/08/21

Scrupule post-publication de l’article : j’ai emprunté le titre d’une fameuse chanson de Serge Reggiani pour cet article, mais le « presque » du roman et celui de la chanson sont-ils du même ordre? Notons d’abord que la chanson ne dit pas « il suffirait de presque rien pour que je t’aime » mais « il suffirait de presque rien pour que je te dise « je t’aime » ». Mais paradoxalement sa manière de dire qu’il ne peut pas lui dire qu’il l’aime, montre qu’il l’aime. S’il ne l’aimait pas, il ne lui dirait pas que leur relation est impossible à cause de la différence d’âge, il invoquerait un autre motif. C’est justement parce qu’il l’aime qu’il suffirait de presque rien pour qu’il lui dise, ou, pour être plus précis que les « peut-être dix années de moins » peuvent sembler « presque rien ».

 

 

Les vivants et les morts

25 mercredi Août 2021

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Goethe, les vivants et les morts

Dans le premier chapitre de la seconde partie des Affinités électives Goethe nous présente le réaménagement du cimetière opéré à l’initiative de Charlotte ce qui donne lieu à des échanges entre celle-ci et un jeune architecte sur la raison d’être des monuments funéraires. Je livre à votre méditation cette tirade de Charlotte :

« Faut-il vous dire ma pensée tout entière à ce sujet ? Les bustes et les statues, considérés comme monuments funéraires, ont quelque chose qui me répugne. J’y vois un reproche perpétuel qui, en nous rappelant ce qui n’est plus, nous accuse de ne pas assez honorer ce qui est. Et comment pourrait-on, en effet, ne pas rougir de soi-même, quand nous songeons au grand nombre de personnes que nous avons vues et connues, et dont nous avons fait si peu de cas ? Combien de fois n’avons-nous pas rencontré sur notre route des êtres spirituels, sans nous apercevoir de leur esprit ;  des savants, sans utiliser leur science ; des voyageurs, sans profiter de leurs récits ; des cœurs aimants, sans chercher à  mériter leur affection ? Cette vérité ne s’applique pas seulement aux individus que nous avons vus passer ; non, elle est l’exacte mesure de la conduite des familles envers leurs plus dignes parents, des cités envers leurs plus estimables  habitants, des peuples envers leurs meilleurs princes, des nations envers leurs plus grands citoyens. » J’ai entendu plusieurs fois demander pourquoi on louait les morts sans restriction, tandis qu’un peu de blâme se mêle toujours au bien qu’on dit des vivants ; et alors des hommes sages et francs répondaient qu’on agissait ainsi parce qu’on n’avait rien à craindre des morts, et qu’on était toujours exposé à rencontrer, dans les vivants, un rival sur la route que l’on suivait soi-même. En faut-il davantage pour prouver que notre sollicitude à entretenir des rapports vivants entre nous et ceux qui ne sont plus, ne découle point d’une abnégation grave et sacrée de nous-mêmes, mais d’un égoïsme railleur. »

Goethe, Les affinités électives, II, 1

Comment se défendre d’une accusation d’apostasie ?

25 mercredi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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apostasie, Blaise Pascal, foi, Mohammed ben Abdelwahhab

Cet article est une mise au propre d’idées qui me sont venues au cours d’une discussion avec un fidèle lecteur, mais, selon la formule convenue,  je suis responsable de toutes les sottises qu’il est susceptible de contenir car je m’y aventure, une fois de plus, à parler d’un sujet que je ne maîtrise pas. La première de ces sottises est peut être de traiter avec une certaine désinvolture d’un sujet grave tant pour ceux qui pensent que l’apostasie implique la damnation éternelle que pour ceux pour lesquels l’accusation d’apostasie signifie la menace de perdre leur seule vie : la vie terrestre.

Cette mise au point préalable étant faite, rentrons dans le vif du sujet :

Vous êtes accusé d’apostasie et – pour des raisons qui ne nous occuperons pas ici – vous ne souhaitez pas assumer être un apostat. Quelles stratégies de défense s’offrent à vous ?

1) Vous pouvez contester avoir tenu les propos ou accomplis les actes tenus pour apostat

2) Vous pouvez reconnaître avoir le tenu les propos (ou accompli les actes) incriminés mais contester qu’ils aient valeur d’apostasie

Cette stratégie peut elle-même être mise en œuvre de deux manières très différentes

a) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement de la foi qu’on vous accuse d’abjurer car ils sont parfaitement compatibles avec elle

On devine que la difficulté dépendra ici des critères d’apostasie retenus par les autorités de la religion considérée. Quels sont les propos ou les actes considérés comme ayant valeur d’apostasie ? Ces débats qui se déroulent dans la sphère religieuse impliquent des prises de position sur d’intéressantes questions de philosophie de la croyance. On peut envisager d’échelonner les différentes positions sur le sujet entre deux extrêmes :

  • la conception la plus restrictive de l’apostasie : ne vaut comme apostasie que la négation explicite et non ambiguë des articles de foi de la religion considérée (je laisse de côté la question de savoir comment ceux-ci sont identifiés dans la communauté des fidèles).
  • la conception la plus extensive de l’apostasie : vaut comme apostasie toute transgression d’une règle que les dogmes couvrent de leur autorité

La conception la plus restrictive a pour conséquence, me semble-t-il, que seul celui qui assume d’être apostat peut être  condamné pour apostasie. La conception la plus extensive a pour conséquence que tout pécheur est un apostat (au moins le temps de son péché ?) ce qui n’est sûrement pas ce que voudront soutenir ceux qui tiennent à faire de l’apostasie la plus grave des transgressions religieuses. Pour illustrer ce que peut être une conception extensive de l’apostasie qui ne va pas jusqu’à cette extrémité, on peut prendre l’exemple des Dix annulatifs de l’Islam selon Mohamed ben Abdelwahhab (le fondateur du Wahhabisme).

Si les critères d’apostasie étaient limités aux deux premiers annulatifs on aurait une conception restrictive de l’apostasie (je ne dis pas la plus restrictive, car il me semble qu’il est concevable que quelqu’un soit jugé coupable d’association ou d’admettre des intermédiaires quoi qu’il nie le faire). Il me semble intéressant de jeter un œil aux ressorts de l’extension des critères d’apostasie au delà de ce noyau.

On notera d’abord que sans rallier lui même le polythéisme, un musulman peut être considéré comme apostat (selon la doctrine d’Abdelwahhab) en vertu de son attitude envers les polythéistes  (refuser de les condamner, douter qu’ils soient coupables, voire les défendre cf. 3e et 8e annulatif). Dans la définition de l’apostasie, à l’attitude directe de rejet d’un article de foi, est donc adjoint un ensemble d’attitudes envers ceux qui rejettent cet article de foi. J’attire l’attention de mes lecteurs sur le fait que ce mécanisme d’extension de la faute est courant en dehors de la question de l’apostasie et de la sphère religieuse. 

De même, il y a extension de l’attitude envers l’article de foi à l’attitude envers le messager qui l’a communiqué  : se moquer du prophète vaut apostasie (6e annulatif).

Le ressort des 4e et 9e annulatifs est d’un autres genre : l’extension de la culpabilité va cette fois de la négation de la vérité du message à la relativisation de sa portée.

Le 5e annulatif présuppose que la foi est affaire de cœur (thèse pascalienne !) : quand bien même vous professeriez en parole les articles de foi et accompliriez les actes prescrits, si cela vous inspire de la répulsion, vous rejetez la foi.

Enfin le 10e annulatif est intéressant car il pose la question de la limite avec la conception de l’apostasie que j’ai appelé « la plus extensive » : s’il est exclu de parler d’apostasie au moindre manquement, quand peut on considérer que la religion est suffisamment peu pratiquée pour que cela vaille apostasie. Je présume qu’il y a là une grosse marge d’interprétation. J’ignore s’il y a des transpositions juridiques des Dix annulatifs, mais si tel est le cas, j’imagine que la jurisprudence subséquente est passionnante.

Examinons maintenant la seconde sous-stratégie pour se dépêtrer d’une accusation d’apostasie en niant non les propos/ les actes incriminés, mais leur qualification.

b) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement parce que vous n’avez jamais juré ce qu’on vous reproche d’abjurer

Cela revient à dire quelque chose du genre suivant.

« Ou j’ai bien dit / fait cela.

Oui, cela équivaut à un rejet de la foi pastafarienne

Mais non, je ne suis pas un apostat du pastafarisme, car figurez-vous que je n’ai jamais été pastafarien »

Cette stratégie n’a évidemment d’intérêt que si l’apostat s’expose à des tourments plus graves que le simple impie qui n’a jamais professé la vraie foi. On peut indiquer au moins un exemple historique de mise en œuvre de ce genre de stratégie :

« Les musulmans refusant leur doctrine [celle des Azraqites] étaient pourchassés et mis à mort alors que les chrétiens et les juifs n’étaient pas inquiétés et considérés comme simples dimmi (protégés).

Plus de cinquante ans après la naissance de la secte, Wasil ibn `Ata, le fondateur de l’école mu`tazilite n’eut la vie sauve, lors d’une rencontre avec les Azariqa, que parce qu’il affirma ne pas être musulman. »

Djaffar Mohamed-Sahnoun, Les chi’ites: contribution à l’étude de l’histoire du chi’isme des origines

Ce qui est intéressant avec ce type de défense c’est qu’elle contraint l’accusateur à prouver tout autre chose que ce qu’il s’attendait à devoir prouver  : il devra en effet établir que l’accusé a été auparavant suffisamment attaché à la vraie foi pour pouvoir en être apostat. Là encore tout dépend des critères d’appartenance à la communauté retenu par les autorités de la religion considérée.  Mais on peut reprendre l’exemple du 10e annulatif d’Abdelwahab pour illustrer la difficulté : pour que « ne pas apprendre la religion » vaille apostasie encore faut il l’avoir suffisamment apprise.

On pourrait écrire une fiction mettant en scène un accusé d’apostasie mettant en œuvre cette stratégie de défense de manière particulièrement retorse. Lorsque ses accusateurs feraient valoir une multitude de témoins assurant l’avoir vu réciter les articles de foi et mettre en pratique les prescriptions avant de rejeter sa foi, il répondrait qu’en fait il n’a jamais cru, qu’il a toujours fait semblant. Peut-être, objectera-t-on, une telle argumentation se retournerait-elle contre lui, cette conduite simulatrice pouvant être tout aussi coupable que l’apostasie qu’on lui reproche. Mais notre accusé ferait valoir que cette simulation était bien intentionnée ; lecteur de Pascal, il mimait les formes extérieures de la foi dans l’espoir d’accéder à celle-ci. Malheureusement, parce qu’il était trop conscient de ce qu’il essayait de se faire croire quelque chose qu’il ne croyait pas, cette entreprise échoua. Mais, ferait-il valoir sans un succès temporaire, cet aveu final d’échec ne saurait valoir apostasie.

Examine comment il rit, tu apprendras qui il est.

24 mardi Août 2021

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connaissance d'autrui, Dostoievski, rire

Le narrateur de L’adolescent se lance, au cours de la 3e partie dans une tirade sur le rire dont il recommande l’enseignement aux jeunes filles pour l’examen de leurs soupirants et que je me dois de partager. 

« J’ai cette idée que, lorsqu’un homme rit, la plupart du temps il est répugnant à regarder. Le rire manifeste d’ordinaire chez les gens je ne sais quoi de vulgaire et d’avilissant, bien que le rieur presque toujours ne sache rien de l’impression qu’il produit. Il l’ignore, de même qu’on ignore en général la figure qu’on a en dormant. Il est des dormeurs dont le visage reste intelligent, et d’autres, intel­ligents d’ailleurs, dont en dormant le visage devient très bête et partant ridicule. J’ignore d’où cela vient : je veux dire seulement que le rieur, comme le dormeur, le plus souvent ne sait rien de son visage. Il est une multitude extraordinaire d’hommes qui ne savent pas du tout rire. Au fait, il n’y a pas à savoir : c’est un don qui ne s’acquiert pas. Ou bien, pour l’acquérir, il faut refaire son éducation, se rendre meilleur et triompher de ses mauvais instincts : alors le rire d’un pareil homme pourrait très probablement s’améliorer. Il est des gens que leur rire trahit : vous savez aussitôt ce qu’ils ont dans le ventre, Même un rire incontestablement intelligent est parfois repoussant. Le rire exige avant tout la franchise : où trouver la franchise parmi les hommes? Le rire exige la bonté, et les gens rient la plupart du temps méchamment. Le rire franc et sans méchanceté, c’est la gaieté : où trouver la gaieté à notre époque et les gens savent-ils être gais? […] La gaieté de l’homme, c’est son trait le plus révélateur, avec les pieds et les mains. Il est des caractères que vous n’arrivez pas à percer : mais un jour cet homme éclate d’un rire bien franc, et voilà du coup tout son caractère étalé devant vous. Il n’y a que les gens qui jouissent du développement le plus élevé et le plus heureux qui peuvent avoir une gaieté communicative, c’est-à-dire irrésistible et bonne. Je ne veux pas parler du développe­ment intellectuel, mais du caractère, de l’ensemble de l’homme. Ainsi : si vous voulez étudier un homme et connaître son âme, ne faites pas attention à la façon dont il se tait, ou dont il parle, ou dont il pleure, ou même dont il est ému par les plus nobles idées. Regardez-le plutôt quand il rit. S’il rit bien, c’est qu’il est bon. Et remarquez bien toutes les nuances : il faut par exemple que son rire ne vous paraisse bête en aucun cas, si gai et si naïf qu’il soit. Dès que vous noterez le moindre trait de sottise dans son rire, c’est sûrement que cet homme est d’esprit borné, quand même il fourmillerait d’idées. Si son rire n’est pas bête, mais si l’homme, en riant, vous a paru tout à coup ridicule, ne fût-ce qu’un tantinet, sachez alors que cet homme ne possède pas le véritable respect de soi-même, ou du moins ne le possède pas par­faitement. Enfin, si ce rire, quoique communicatif, vous paraît cependant vulgaire, sachez que cet homme a une nature vulgaire, que tout ce que vous aviez remarqué chez lui de noble et d’élevé était ou bien voulu et factice, ou bien emprunté inconsciemment, et que fatalement il tournera mal plus tard, s’occupera de choses « profitables » et rejettera sans pitié ses idées généreuses comme des erreurs et des engouements de jeunesse. »

Dostoïevski, L’adolescent, trad. Pierre Pascal, Folio, p. 382 – 383

Plus de solitude

23 lundi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Divers vers

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Idea Vilariño, solitude

Peu de choses donnent plus de joie en cette vie que de découvrir un poète qui explore les thèmes de la solitude et du désespoir.  Je vous invite donc à découvrir quelques poèmes de la poétesse uruguayenne Idea Vilariño traduits par Philippe Chéron sur le site Œuvres ouvertes. Pour ceux qui lisent l’espagnol je signale ce compte twitter qui rend hommage à notre autrice.

*

Uno siempre está solo

pero

a veces

está más solo.

*

On est toujours seul

mais

parfois

encore plus seul.

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