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~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: utilitarisme

L’utilitarisme se détruit-il lui-même ?

15 samedi Juin 2019

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Bernard Williams, utilitarisme

« Cette capacité de l’utilitarisme à se détruire lui-même, une fois qu’il est séparé du concret, peut être illustrée grâce à un exemple bref par lequel je terminerai. Ses données empiriques de départ ne sont pas, peut-être, incontestables. Mais elles sont certainement au moins aussi vraisemblables que la plupart de celles qui sont utilisées par les utilitaristes en pareille circonstance.

Le fait que des individus soient des utilitaristes actifs et convaincus a un effet gênant qui est d’abaisser tendanciellement le niveau de la morale. La loi de Gresham joue, selon laquelle les actes mauvais d’homme mauvais entraînent les hommes de bien à commettre des actes qui, dans un contexte meilleur, seraient également mauvais. Il y a à cela une raison simple : un utilitariste est toujours justifié s’il accomplit la chose la moins mauvaise qui s’impose pour empêcher la chose la plus mauvaise qui, autrement, se produirait dans le cas de figure donné (y compris, naturellement, la chose la plus mauvaise que quelqu’un d’autre pourrait commettre) — et ce que l’utilitariste a raison de faire dans ces conditions peut souvent être, pris en lui-même, quelque chose de fort répréhensible. L’acte préventif est partie intégrante des conceptions utilitaristes et certaines conceptions de la responsabilité négative (selon lesquelles vous êtes responsable de ce que vous n’essayez pas d’empêcher, autant que de ce que vous faites) sont également caractéristiques de l’utilitarisme.

Les choses étant ainsi, on peut, empiriquement, s’attendre à une escalade des actes préventifs ; et la conséquence in fine de cela, d’après les critères utilitaristes eux-mêmes, sera pire que si tout cela n’avait jamais commencé.

L’utilitariste qui est plongé dans le système, cependant, ne peut apporter aucun correctif à cela ; il doit penser en termes de conséquences réelles, et rien, au royaume des conséquences réelles (en tout cas, rien d’utile), ne sera effectué par un geste de principe — il n’a aucun moyen, à partir du lieu où il se tient, de gagner un terrain moralement plus élevé. S’il prend du champ pour réfléchir, cependant, il peut se dire combien les buts de l’utilitarisme se seraient mieux réalisés qu’ils ne l’ont fait dans un monde où les utilitaristes sont mêlés aux méchants. Nul doute que ces buts se fussent mieux réalisés s’il n’y avait pas eu de méchants — mais cela, assurément, c’est de l’utopie. Ce qui a davantage d’avenir, c’est un monde dans lequel il y aura assez de personnes pour résister à la pourriture envahissante. Résister, par exemple, parce qu’il y a une série de choses que ces personnes ne peuvent envisager de faire, ni se forcer à faire, ni accepter de voir faire, quoique les autres fassent ces choses ou soient prêts à les faire. Il y a une limite aux actes préventifs que ces personnes sont prêtes à envisager. Il faut, semble-t-il, que suffisamment d’individus, dans suffisamment de cas, soient prêts à refuser divers actes quelles qu’en puissent être les conséquences. Cela veut dire qu’il faut que suffisamment d’individus, suffisamment de fois, dans suffisamment de cas, refusent de penser en utilitaristes. Et il ne sera pas question, pour eux, de conserver, à l’arrière-plan, le schéma utilitariste avec lequel coexisterait leur intransigeance morale. Car ils doivent être capables de résister à la tentation utilitariste dans les circonstances les plus difficiles, lorsque le fait de lui résister entraînera un dommage très évident. C’est la raison pour laquelle leur non-utilitarisme doit être très solidement établi.

Certains utilitaristes ont abouti, quoique par un tout autre raisonnement, à quelque chose qui ressemblait à cette conclusion, et ont pensé qu’elle montrait que la vérité de l’utilitarisme pouvait être connue d’une élite responsable, mais qu’elle ne devait pas être trop répandue dans les masses. Une telle proposition est nulle, et du point de vue individuel et du point de vue social. Du point de vue individuel, parce que l’état d’esprit attribué à l’utilitariste réfléchi et l’attitude envers autrui que cet état d’esprit implique ne pourraient se rencontrer, et encore, que chez un homme très naïf (comme l’était peut-être Sidgwick), et aucun homme réfléchi, de nos jours, ne peut être d’une semblable naïveté. Du point de vue social, parce que les institutions éducatives et autres qui seraient nécessaires à la mise en œuvre d’une telle conception devraient être tout à fait différentes de tout ce que nous pouvons aujourd’hui imaginer ou supporter, ou de ce que l’utilitarisme lui-même pourrait vouloir.

Si tout cela est vrai, le monde que l’utilitariste réfléchi doit finalement accepter comme étant le plus susceptible d’apporter le résultat qu’il désire est un monde dans lequel la loi de Gresham est battue en brèche parce que suffisamment d’individus, suffisamment de fois, sont profondément déterminés à refuser la manière de penser des utilitaristes. Il n’est pas possible que cette détermination cohabite avec la foi dans l’utilitarisme ; et il n’est acceptable ni du point-de vue individuel, ni du point de vue social, que d’un côté la majorité des individus soit dans cette disposition d’esprit, tandis que d’autres, l’élite utilitariste, croiraient dans l’utilitarisme. Tout ce qu’il en reste, c’est que le monde qui serait à l’image des aspirations de l’utilitariste serait un monde d’où la croyance dans l’utilitarisme comme doctrine morale universelle serait totalement absente, sauf, peut-être, comme une excentricité secondaire et dépourvue d’effet.

Ainsi, si l’utilitarisme est vrai et que certaines propositions empiriques assez plausibles sont également vraies, il est préférable que les hommes ne croient pas à l’utilitarisme. Si, d’un autre côté, il est faux, il vaut certainement mieux que les hommes n’y croient pas. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, il vaut mieux ne pas y croire. »

Bernard WILLIAMS, L’utilitarisme, in La fortune morale, PUF, p. 91 – 93

 

Pétrarque contre la Schadenfreude

23 jeudi Fév 2017

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Pétrarque, Schadenfreude, utilitarisme

« JOIE – Je me réjouis de la mort de mon ennemi.
RAISON – Bientôt un autre fêtera la tienne.
JOIE – Mon ennemi est mort et je m’en félicite.
RAISON – Si seulement vous pouviez vous souvenir de votre condition, vous ne vous réjouiriez jamais de la mort d’un autre homme. A-t-on jamais vu deux hommes, conduits ensemble au supplice, se réjouir chacun de la mort de l’autre, sachant qu’ils sont promis au même genre d’exécution ? Ils pleureraient plutôt sur la mort l’un de l’autre en pensant à la leur. »

Pétrarque, Contre la bonne et la mauvaise fortune
trad. Anne Duprat, Rivage Poche p. 108

*

Malheureusement j’ai bien peur qu’il ne suffise pas de rappeler à celui qui se réjouit du malheur de ses ennemis qu’il connaîtra le même sort. A la question rhétorique de la deuxième réplique de la Raison, on peut rétorquer qu’on a vu pire que deux hommes, conduits ensemble au supplice, se réjouissant chacun de la mort de l’autre : on a en effet déjà vu des hommes courir consciemment à leur propre  destruction pour s’assurer de celle de leurs ennemis. La haine aussi peut être désintéressée ! Rien ne garantit que la concomitance du malheur des ennemis les conduira à pleurer l’un pour l’autre. Au contraire il est courant que les malheurs de nos ennemis (adversaires politiques, supporters d’une équipe sportive rivale etc.) nous tiennent lieu de consolations pour ceux qui nous frappent au même moment.

Cette dernière remarque soulève une question concernant la valeur morale de la Schadenfreude. Après tout, qu’ y a-t-il de mal à se réjouir du malheur de ses ennemis ou du moins trouver dans leurs malheurs une consolation pour les siens ? Dans une perspective utilitariste (c’est-à-dire si on vise le plus grand bonheur pour le plus grand nombre) n’apparaitrait-il pas préférable que les deux hommes conduits au supplice se réjouissent – ou du moins se consolent de leur propre sort – grâce au malheur de l’autre, plutôt que de rajouter du malheur au malheur en pleurant sur le sort de l’autre en plus de pleurer sur leur propre sort? Pourquoi priver d’une possibilité de tirer du bonheur d’un malheur en réprimant notre disposition à la Schadenfreude ? Évidemment, si plutôt qu’au principe utilitariste du plus grand bonheur,  on se fonde sur le principe déontologique « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », se réjouir du malheur des autres n’apparaît guère moral … mais, tout bien considéré, se réjouir du malheur de l’autre est-ce vraiment lui faire quelque chose? On pourrait soutenir que l’immoralité commence seulement quand on affiche sa joie mauvaise dans le but de renchérir la douleur de son ennemi. Quant à l’appréciation de la Schadenfreude dans la perspective d’une éthique des vertus, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici.

Féminisme médiéval

05 vendredi Août 2016

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Boccace, cocuage, féminisme, fidélité, utilitarisme

Sous ce titre un brin anachronique, je souhaite partager un extrait du Décaméron, plus exactement de la septième nouvelle de la sixième journée. Posons d’abord quelques éléments de contexte  : une noble dame nommée Filippa a été surprise dans les bras de son amant par son mari Rinaldo de Pugliesi.  Celui-ci, plutôt que de laisser immédiatement s’exprimer sa colère contre les amants pris sur le fait, recourt à la justice ce qui expose sa femme à un châtiment particulièrement sévère :

« Une disposition statutaire, aussi sévère que critiquable à vrai dire, était en vigueur à Prato, aux termes de laquelle devait être brûlée vive, sans distinction, aussi bien la femme adultère trouvée par son mari en compagnie de son amant que celle qui se donnait au premier venu pour de l’argent. »

Dame Filippa se présente devant le magistrat (le podestat) qui s’attend à ce qu’elle nie les faits pour sauver sa vie. Elle déclare alors ce qui suit :

«Messire, Rinaldo est bien mon mari, et il est exact qu’il m’a trouvée la nuit précédente dans les bras de Lazzarino qui m’ont souvent serrée, car j’ai pour lui un amour digne et profond, et il n’est pas question que je nie un instant les faits. Mais vous savez, j’en suis certaine, que les lois doivent être les mêmes pour tous et être faites avec l’assentiment de ceux auxquels elles s’appliquent. Or, tel n’est pas le cas, puisque ladite disposition n’a pour cible que les pauvres femmes sans défense qui pourraient bien mieux que les hommes contenter de nombreux désirs. De plus, jamais femme n’a donné son assentiment à une telle disposition, aucune n’a jamais été appelée à donner son avis en la matière : on peut donc à juste titre considérer ce texte comme mauvais. Libre à vous, si vous le désirez, de prendre la responsabilité de son application, au préjudice de mon corps et de votre âme ; mais, avant que vous ne prononciez votre jugement, faites-moi, je vous en prie, la petite faveur de demander à mon mari si, toutes les fois qu’il en a eu le désir, je ne me suis pas offerte à lui généreusement, sans jamais refuser. »

À quoi Rinaldo, sans attendre que le podestat lui pose la question, répondit promptement que sa femme avait assurément répondu à chacune de ses requêtes, contentant pleinement ses désirs.

«Donc, poursuivit aussitôt la dame, si mon mari a toujours eu de moi ce qu’il voulait et ce qui le contentait, dites-moi, messire le podestat, ce que je devais faire et ce que je dois faire de l’ardeur qui me reste. Dois-je la jeter en pâture aux chiens? Ne vaut-il pas mieux en faire profiter un gentilhomme qui m’aime plus encore que soi-même, plutôt que de la laisser dépérir et se flétrir?»

Boccace, Décaméron VI,7, trad. Christian Bec, Livre de poche p. 512 – 514

Rassurez-vous, tout finit bien : Rinaldo se désiste de son procès et Filippa rentre chez elle « tête haute, libre et heureuse », de plus les habitants de Prato, convaincus par les arguments de Filippa, suppriment la loi qui lui avait fait encourir la mort (plus exactement ils restreignent l’application du châtiment suprême aux femmes trompant leur mari pour de l’argent).

*

Boccaccio-Decameron

A Tale from Decameron par John William Waterhouse

L’argumentation de Filippa comprend deux parties. La première critique la loi punissant de mort les femmes adultères prises en flagrant délit ; il est frappant de constater qu’elle invoque des principes de légitimation qui nous sont aujourd’hui familiers : le principe d’égalité devant la loi et le principe du consentement à la loi. La seconde partie de l’argumentation critique moins la loi que la plainte du mari : Filippa fait valoir que son infidélité n’a causé aucun préjudice à son époux puisque ce qu’elle a accordé à son amant, elle n’en a pas privé son mari.  Sa manière de présenter l’obligation de fidélité comme un gaspillage d’une « ardeur » qui pourrait combler les désirs d’un tiers, donne à son argumentation une allure de critique utilitariste d’une conception déontologique de la fidélité [1]. On notera que l’idéal utilitariste d’une consommation optimale des ressources libidinales se trouverait ici réalisé par la voie « libérale » d’une entente « horizontale » entre les individus, et non sous la forme de la planification centralisée et autoritaire que l’on rencontre dans Nous autres de Zamiatine [2].

Rinaldo qui n’est pas à la hauteur de sa femme en matière d’appétence sexuelle ne l’est manifestement pas non plus en matière de capacité argumentative, sans quoi il aurait pu faire valoir que, même si elle n’induit pas une frustration de sa propre libido, l’infidélité de sa femme  l’expose à un préjudice possible : celui de devoir assumer la paternité d’un enfant qui n’est pas le sien.

Bien sûr toutes les nouvelles du Décaméron ne sont pas aussi « féministes » que celle que je viens de citer. Dans certaines nouvelles, les femmes sont plutôt en position d’objets que de sujets de désir : trésors que les hommes se disputent ou qu’ils se donnent les uns aux autres. Il faut aussi mentionner une nouvelle (Décaméron VIII, 9) qui encourage les hommes à battre leur femme. Cependant on constate que les nouvelles qui évoquent le thème de l’infidélité conjugale des femmes, comme d’ailleurs celles qui évoquent les manquements des religieuses à leur vœu de chasteté, présentent la satisfaction de la libido féminine comme foncièrement légitime et les obstacles à cette satisfaction comme arbitraires (chez Boccace, il semble que le cocu mérite de l’être).

*

[1] C’est-à-dire une conception selon laquelle on doit être fidèle – parce qu’on l’a promis lors du mariage, par exemple – quelles qu’en soient les conséquences.

[2] Une autre nouvelle (VIII,8) se conclut par une sorte de transition d’un libéralisme sexuel à un communisme sexuel. D’abord Monsieur A couche avec Madame B la femme de son meilleur ami, Monsieur B prend sa revanche en couchant avec Madame A. Finalement après que chacun a été trompeur et trompé (en étant conscient de l’être) la propriété privée des « moyens de reproduction » se trouve abolie : « A partir de ce jour là, chacune des femmes eut deux maris et chacun d’eux deux épouses, sans jamais avoir à ce sujet la moindre discussion ou querelle » (p.670).

Faut-il simuler quand l’autre n’est pas à la hauteur?

14 samedi Mai 2016

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hypocrisie, J.J.C. Smart, utilitarisme

En dépit de son titre putassier, cet article ne parlera que de philosophie morale.

*

Je souhaite revenir sur le problème que j’évoquais hier  : le fait qu’il peut-être justifiable d’un point de vue utilitariste (du moins de l’utilitarisme de l’acte)  de louer des actes qui sont mauvais du point de vue utilitariste. En effet il n’est pas inconcevable qu’en disant du bien d’un acte qui n’a pas contribué positivement au plus grand bonheur du plus grand nombre, on contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. Cela, bien sûr, suppose des circonstances particulières, à propos desquelles J. C. C. Smart fait une observation que je trouve intéressante :

What I have said in the last paragraph about the occasional utility of praising harmful actions applies, I think, even when the utilitarian is speaking to other utilitarians. It applies even more when, as is more usually the case, the utilitarian is speaking to a predominantly non-utilitarian audience.

J.J.C. Smart, An outline of a system of utilitarian ethics, chap. VII
in Utilitarianism for and against

L’hypocrisie utilitariste se justifiera ainsi de la confrontation à un contexte social imperméable à l’utilitarisme :

« in an ordinary society […] many people can be got to adopt a utilitarian, or almost utilitarian, way of thought , but many cannot. We may consider whether it may not be better  to throw our weight on the side of the prevailing traditional morality, rather than on the side of triying to improve  it with the risk of weakening respect for morality altogether. […] In general, we may note, it is always dangerous to influence a person contrary to his conviction of what is right. More harm may be done in weakening his regard for duty than would be saved by  preventing the particular action in question. »

SMART

John Jamieson Carswell Smart

La difficulté tient à ce que l’utilitarisme peut justifier les comportements les plus opposés selon les conséquences prévisibles en fonction du contexte. Le diagnostic à ce sujet est donc déterminant.  On peut concevoir tout aussi bien un utilitariste passant sa vie à simuler l’adhésion à la morale courante de crainte que sa remise en question nuise au bien-être général, qu’un utilitariste provocateur assumant les effets néfastes de l’ébranlement de la morale courante au nom des effets bénéfiques à long terme d’un changement des mentalités. Certes, la question de savoir si les mentalités non-utilitaristes sont mûres pour le changement est une question empirique. Mais il est vraisemblable que, lorsque la question pratique « simuler ou non? » se pose aux utilitaristes, ils la tranchent en vertu d’un pari plutôt que d’une véritable connaissance de la réponse à la question « les autres seront-ils à la hauteur de la vérité? ».

Un utilitariste peut-il être chevaleresque ?

13 vendredi Mai 2016

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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esprit chevaleresque, J.J.C. Smart, utilitarisme, vertu

« Consider, for example, the case of an act-utilitarian, fighting in a war, who succeeds in capturing the commander of the ennemy submarine. Assuming that it is a just war and that the act-utilitarian is fighting on the right side, the very courage and ability of the submarine commander as a tendency which is reverse of optimific. […] Nevertheless, once the enemy commander is captured, or even perhaps before he is captured, our act utilitarian sailor does the right thing in praising the enemy commander, behaving chivalrously towards him, giving him honour and so on, for he is powerfully influencing his own men to aspire to similar professional courage and efficiency, to the ultimate benefit of mankind. »

J.J.C. Smart, An outline of a system of utilitarian ethics, chap. VII
in Utilitarianism for and against

Lorsque le comportement chevaleresque est adopté après qu’on a calculé ses effets, et s’il ne reflète pas le véritable jugement du sujet sur son adversaire, il semble que l’on ait affaire qu’à une contrefaçon de la vertu chevaleresque. Comme on l’a déjà vu, la vertu s’accommode parfois mal du calcul. On ne saurait fondre une éthique des vertus dans l’utilitarisme (c’est à dire justifier par leurs conséquences les conduites que l’homme vertueux accomplit pour elles-mêmes) sans la dénaturer.

Smart assume d’ailleurs parfaitement l’hypocrisie du comportement décrit ci-dessus :

« A utilitarian must […] learn to control his acts of praise and dispraise, thus perhaps concealing his approval of an action  when he thinks  that the expression of such approval might have bad effetcs, and perhaps even praising actions of which he does not really approve. »

et il cite avec faveur une phrase dans laquelle Sidgwick énonce la distinction qui soutient cette attitude hypocrite:

« In distributing our praise of human qualities , on utilitarian principles, we have to consider not primarily the usefulness of the quality, but the usefullness of the praise. »

Smart présente cette distinction comme un point fort de l’utilitarisme (il prétend qu’elle neutralise certaines des critiques adressées à l’utilitarisme), pour ma part il me semble qu’elle n’est pas sans lien avec la menace pour l’intégrité du sujet que Bernard Williams impute à l’utilitarisme.

Chansons enfantines et philosophie morale

30 samedi Avr 2016

Posted by patertaciturnus in Fantaisie, Paroles et musiques

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Helvétius, utilitarisme, William Godwin

Aujourd’hui, initions nos enfants à l’utilitarisme avec Il était un petit navire.

« Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le Législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois ; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment  même de l’humanité. L’humanité publique est parfois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu’un vaisseau est surpris par un long calme et que la famine a, d’une voix impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée  qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l’égorge sans remord : ce vaisseau est l’emblème de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. »

Helvétius, De l’esprit, Discours II, chap. VI
cité par C. Audard dans L’anthologie historique et critique de l’utilitarisme I, p. 149

*

Le pédagogue habile saura, bien entendu, conduire l’enfant à s’interroger sur la pertinence du tirage au sort pour désigner qui sera mangé, et peut être à retrouver par lui même la position défendue par William Godwin à propos de l’exemple de Fénelon et son valet :

In a loose and general view I and my neighbour are both of us men; and of consequence entitled to equal attention. But, in reality, it is probable that one of us is a being of more worth and importance than the other. A man is of more worth than a beast; because, being possessed of higher faculties, he is capable of a more refined and genuine happiness. In the same manner the illustrious archbishop of Cambray was of more worth than his valet, and there are few of us that would hesitate to pronounce, if his palace were in flames, and the life of only one of them could be preserved, which of the two ought to be preferred.

But there is another ground of preference, beside the private consideration of one of them being further removed from the state of a mere animal. We are not connected with one or two percipient beings, but with a society, a nation, and in some sense with the whole family of mankind. Of consequence that life ought to be preferred which will be most conducive to the general good. In saving the life of Fenelon, suppose at the moment he conceived the project of his immortal Telemachus, should have been promoting the benefit of thousands, who have been cured by the perusal of that work of some error, vice and consequent unhappiness. Nay, my benefit would extend further than this; for every individual, thus cured, has become a better member of society, and has contributed in his turn to the happiness, information, and improvement of others.

Suppose I had been myself the valet; I ought to have chosen to die, rather than Fenelon should have died. The life of Fenelon was really preferable to that of the valet. But understanding is the faculty that perceives the truth of this and similar propositions; and justice is the principle that regulates my conduct accordingly. It would have been just in the valet to have preferred the archbishop to himself. To have done otherwise would have been a breach of justice.

Suppose the valet had been my brother, my father, or my benefactor. This would not alter the truth of the proposition. The life of Fenelon would still be more valuable than that of the valet; and justice, pure, unadulterated justice, would still have preferred that which was most valuable. Justice would have taught me to save the life of Fenelon at the expense of the other. What magic is there in the pronoun “my,” that should justify us in overturning the decisions of impartial truth? My brother or my father may be a fool or a profligate, malicious, lying or dishonest. If they be, of what consequence is it that they are mine?”

William Godwin, Enquiry Concerning Political Justice, Livre II, Chap.II: “Of Justice”

Le recours au tirage au sort peut, évidemment, se justifier par l’impossibilité d’identifier le membre de l’équipage le moins susceptible de contribuer au plus grand bonheur du plus grand nombre,  mais on pourrait aussi faire valoir que c’est le mode de désignation du sacrifié qui serait choisi dans les conditions du voile d’ignorance de Rawls.

Culpabilité en cadeau

15 mardi Déc 2015

Posted by patertaciturnus in Mon métier ma passion

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culpabilité, EMC, utilitarisme

Que faire pendant cette dernière séance d’Enseignement moral et civique avant les vacances ? Pourquoi pas une petite discussion à partir de Famine, affluence, and morality de Peter Singer?

…

– Au revoir, bonnes vacances !
– Bonnes vacances ! Et surtout en ouvrant les cadeaux au pied du sapin, n’oubliez pas de penser aux vies qui auraient pu être sauvées en donnant une somme équivalente à des associations humanitaires …

Mamie est de mauvaise foi

20 samedi Sep 2014

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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Bertrand Russell, utilitarisme

A la demande générale de moi-même, je refais une petite visite à l’Autobiographie de Russell. Reprenons le chapitre consacré à son adolescence et jetons un œil au passage consacré à sa prise de conscience utilitariste.

« Il me paraissait évident que la fin de toute activité devait être le bonheur de  l’humanité et je m’étonnais de découvrir que tout le monde ne pensait pas ainsi. Je m’étais avisé que la philosophie du bonheur s’appelait utilitarisme et que ce n’était qu’une  éthique entre beaucoup d’autres. L’ayant adopté j’eus le front de dire à ma grand-mère que j’étais utilitariste. Elle m’accabla de son ironie et se plut dès lors à me proposer une série de cas de conscience en m’invitant à les résoudre selon les principes de l’utilitarisme. Je voyais bien que pour réfuter cette philosophie elle n’avait pas d’arguments valables et intellectuellement respectables. »  p. 46 – 47

Pourquoi le procédé utilisé par sa grand-mère ne constitue-t-il pas à ses yeux une argumentation valable? Pour répondre à cette question, peut-être faut il d’abord préciser le fonctionnement de l’argumentation par cas de conscience.

Il me semble qu’on peut envisager deux manières d’utiliser des cas de conscience pour mettre  en difficulté l’utilitarisme.

1) On peut proposer des situations que l’utilitarisme ne permettrait pas de trancher parce qu’on serait incapable de dire de quel côté du dilemme se trouve le plus grand bonheur. Pourquoi ne serait-ce pas là un argument valable? On peut envisager deux raisons :

a) On peut faire valoir que mettre un utilitariste dans l’incapacité de trancher un cas de conscience ne prouve pas que le principe de l’utilitarisme est erroné mais seulement qu’on ne sait pas encore l’appliquer à tous les cas. Dans ce cas l’argument pour être valable devrait montrer qu’il est impossible de savoir ce qui produira le plus de bonheur à long terme ce qui implique d’élever le niveau de généralité de l’argumentation et interdirait de se contenter de cas singuliers.

b) On peut faire valoir que l’honnêteté intellectuelle exigerait d’examiner si les conceptions rivales de l’utilitarisme ne seraient pas confrontées aux mêmes difficultés (sur le même cas ou des cas différents).

2) On peut envisager des situations pour lesquelles la réponse utilitariste est claire mais rentre en contradiction manifeste avec nos intuitions morales spontanées. Pourquoi une telle argumentation ne serait elle pas valable? Après tout il semble que l’argumentation classique contre l’utilitarisme qui l’accuse de courir le risque de justifier les phénomènes de bouc-émissaire fonctionne exactement sur ce principe.  La principale raison de récuser ce mode d’argumentation supposerait de récuser l’autorité de nos intuitions morales spontanées (si elles sont en désaccord avec l’utilitarisme, l’erreur serait de leur côté) mais dans ce cas ne doit-on pas s’interdire inversement de défendre l’utilitarisme en faisant valoir qu’il permet de justifier certaines de nos intuitions morales courantes?

Faut-il vraiment secourir la misère sexuelle ?

13 mardi Mai 2014

Posted by patertaciturnus in Fantaisie, Perplexités et ratiocinations

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envie et désir de faire envie, misère sexuelle, utilitarisme

Confronté à la demande d’une personne unanime de continuer à traiter de l’approche utilitariste de la misère sexuelle, je me suis souvenu d’un texte propre à nourrir notre réflexion sur le sujet. Il s’agit de l’abstract [1] d’un article de Tim Wadsworth intitulé Sex and the Pursuit of Happiness: How Other People’s Sex Lives are Related to our Sense of Well-Being.

A growing literature suggests that income, marriage, friendship, sex, and a variety of other factors influence self-reported happiness. Why these characteristics matter has been less examined. Scholars have recently demonstrated that part of the effect of income is relative. More income makes people happier, in part, because it sets them above their peers. Until now, the role of relative comparison in the study of happiness has been limited to income. The current work extends this focus to another activity—sex. Using GSS data, I examine how respondents’ frequency of sex, as well as the average sexual frequency of their cohort, influences their happiness. The findings suggest that happiness is positively correlated with their own sexual frequency, but inversely correlated with the sexual frequency of others.

L’idée que la satisfaction que nous procure ce que nous avons dépend, au moins en partie [2], de ce qu’ont les autres autour de nous, n’est pas spécialement nouvelle ou originale : il existe un texte assez célèbre de Marx à ce sujet :

« Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement, on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’une hutte ».

Travail salarié et capital, chap. IV

Le fait de découvrir que cette idée s’applique aussi à la sexualité n’est guère surprenant non plus : on conçoit que la fréquentation de personnes plus comblées que nous en la matière nuise à notre bien être (en nous faisant ressentir que nous n’avons pas tout ce que nous pourrions espérer) et qu’ inversement la fréquentation de frustrés contribue positivement à notre bonheur (en rehaussant l’image que nous nous faisons de ce que nous avons).

*

Mais quelles implications pratiques de telles observations devraient-elles avoir pour un utilitariste soucieux de maximiser le bonheur collectif?

Pour commencer je dois avouer les lacunes de mes lectures à ce sujet. Je me souviens vaguement que la place à accorder au phénomène de l’envie dans la définition des critères de la justice sociale a été sérieusement discutée. Je ne suis pas sûr que le phénomène du besoin de faire envie ait été aussi précisément étudié et pris en compte [3].

Sous réserve d’être contredit par des personnes plus expertes sur le sujet, il me semble que les observations selon lesquelles la fréquentation de personnes moins comblées contribue positivement au bien être peuvent conduire à conclure qu’il ne faut pas éradiquer complètement la misère sexuelle (le même raisonnement vaudrait d’ailleurs pour les autres formes de misère). On peut en effet envisager que l’insatisfaction d’un frustré soit plus que compensée, dans le bilan global du bien être, par ses contributions indirectes au bonheur des autres. Il semble pour cela nécessaire que notre frustré ait beaucoup d’amis – ou du moins de relations – que le spectacle de sa misère rassérène.

*

[1] Je n’ai pas lu l’article lui même et je n’ai pas l’intention de payer pour pouvoir le faire mais je m’exprimerai sans vergogne comme si j’en connaissais le contenu. Si un visiteur y a accès, je suis quand même intéressé!

[2] Lorsque la satisfaction que procure un bien réside essentiellement dans le fait d’en avoir plus que les autres les économistes parlent de bien positionnel. A ce sujet je vous recommande cette illustration amusante.

[3] A défaut de me prononcer sur une littérature que j’ignore [4], il me semble quand même que, dans la vie courante, ceux qui pestent contre l’envie oublient souvent de faire le même sort au désir de faire envie qui n’est guère plus à l’honneur de la nature humaine. Il est vrai que ceux qui dénoncent l’envie des autres sont parfois ceux qui cherchent à la susciter.

[4] Le premier qui me recommande la lecture de René Girard sera condamné à lire le démontage en règle opéré par René Pommier (voir aussi chez Stalker).

Gestion des ressources sexuelles

07 mercredi Mai 2014

Posted by patertaciturnus in Food for thought, Lectures

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misère sexuelle, Nous autres, utilitarisme, Zamiatine

A défaut de pouvoir citer des philosophes utilitaristes ayant expliqué comment traiter le problème de la misère sexuelle, je peux quand même compléter mon propos d’hier avec un extrait de Nous autres [1] de Ievgueni Zamiatine qui aborde le problème de manière frappante.

Nous autres, écrit en 1920, est, à ma connaissance, la première des dystopies  mettant en scène un état totalitaire. Le héros de Nous autres, est D-503, un citoyen de l’Etat unique. L’idéologie de cet Etat unique est clairement utilitariste (mais le terme n’est pas utilisé) : il s’agit de maximiser le bien être. Mais cet utilitarisme, à la différence de celui de John Stuart Mill, ne se concilie pas avec le libéralisme, bien au contraire. Dans l’État unique, la liberté n’est pas vue comme une condition essentielle du bonheur mais comme une source de chaos et un obstacle à la maximisation du bonheur … heureusement que l’État est là pour rationaliser l’organisation de la société en vue du plus grand bonheur. C’est ce qu’explique D-503  dans ce passage du chapitre III.

Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. A la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous, au même instant, nous allons nous promener nous nous rendons à l’auditorium à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil…
Je serai franc nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. Deux fois par jour, aux heures fixées par les Tables, de seize à dix-sept heures et de vingt et une à vingt-deux heures, notre puissant et unique organisme se divise en cellules séparées. Ce sont les Heures Personnelles. A ces heures, certains ont baissé sagement les rideaux de leurs chambres, d’autres parcourent posément le boulevard en marchant au rythme des cuivres, d’autres encore sont assis à leur table, comme moi actuellement.
[…]
J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre beaucoup d’histoires incroyables sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c’est-à-dire dans un état inorganisé et sauvage. Ce qui m’a toujours paru le plus invraisemblable est ceci : comment le gouvernement d’alors, tout primitif qu’il ait été, a-t-il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour les repos! On se levait et on se couchait quand l’envie vous en prenait, et quelques historiens prétendent même que les rues étaient éclairées toute la nuit et que toute la nuit on y circulait.
C’est une chose que je ne puis comprendre. Quelque trouble qu’ait été leur raison, les gens ne devaient pourtant pas être sans s’apercevoir qu’une vie semblable était un véritable assassinat de toute la population, un assassinat lent qui se prolongeait de jour en jour. L’État (par un sentiment d’humanité) avait interdit le meurtre d’un seul individu, mais n’avait pas interdit le meurtre progressif de millions d’individus. Il était criminel de tuer une personne, c’est-à-dire de diminuer de cinquante ans la somme des vies humaines, mais il n’était pas criminel de diminuer la somme des vies humaines de cinquante millions d’années. Cela prête au rire. N’importe lequel de nos numéros de dix ans est capable en trente secondes de comprendre ce problème de morale mathématique, alors que tous leurs Kant réunis ne le pouvaient pas: aucun d’eux n’avait jamais pensé à établir un système d’éthique scientifique, basé sur les opérations d’arithmétique.
N’est-il pas absurde que le gouvernement d’alors, puisqu’il avait le toupet de s’appeler ainsi, ait pu laisser la vie sexuelle sans contrôle? N’importe qui, quand ça lui prenait… C’était une vie absolument a-scientifique et bestiale. Les gens produisaient des enfants à l’aveuglette, comme des animaux. N’est-il pas extraordinaire que, pratiquant le jardinage, l’élevage des volailles, la pisciculture (nous savons de source sûre qu’ils connaissaient ces sciences), ils n’aient pas su s’élever logiquement jusqu’à la dernière marche de cet escalier: la puériculture. Ils n’ont jamais pensé à ce que nous appelons les Normes Maternelle et Paternelle.

Au chapitre V, D-503 nous explique comment est organisée la vie sexuelle dans l’État unique.

Voilà, un des sages de l’antiquité, sans doute par hasard, a dit une parole intelligente: « L’Amour et la Faim mènent le monde. » Par conséquent, pour mener le monde, l’homme doit dominer ces deux souverains. Nos ancêtres ont à grand- peine vaincu la Faim; je parle de la grande Guerre de Deux Cents ans, de la guerre entre la ville et la campagne. Les sauvages paysans, sans doute par préjugé religieux, tenaient beaucoup à leur « pain ».
Cependant, la nourriture naphtée que nous consommons actuellement a été inventée trente-cinq ans avant la fondation de 1’Etat Unique, ce qui eut pour effet de réduire la population du globe aux deux dixièmes de ce qu’elle était. Le visage de la terre, nettoyé d’une saleté millénaire, prit un éclat remarquable et les survivants goûtèrent le bonheur dans les palais de l’Etat Unique.
N’est-il pas évident que la félicité et l’envie ne sont que le numérateur et le dénominateur de cette fraction que l’on appelle le bonheur? Quel sens auraient les innombrables sacrifices de la Guerre de Deux Cents ans si l’envie existait toujours? Malgré tout, elle existe toujours dans une certaine mesure, car il y a encore des nez en forme de « bouton » et des nez « classiques » (c’était le thème de notre conversation au cours d’une promenade); certains ont un grand succès en amour, d’autres, point.
Après avoir vaincu la Faim (ce qui, algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l’État Unique mena une campagne contre l’autre souverain du monde, contre l’Amour. Cet élément fut enfin vaincu, c’est-à-dire qu’il fut organisé, mathématisé, et, il y a environ neuf cents ans, notre « Lex Sexualis » fut proclamée: « N’importe quel numéro a le droit d’utiliser n’importe quel autre numéro à des fins sexuelles. »
Le reste n’est plus qu’une question de technique. Chacun est soigneusement examiné dans les laboratoires du Bureau Sexuel. On détermine avec précision le nombre des hormones de votre sang et on établit pour vous un tableau de jours sexuels. Vous faites ensuite une demande, dans laquelle vous déclarez vouloir utiliser tel numéro, ou tels numéros. On vous délivre un petit carnet rose à souches c’est tout.
Il est évident que les raisons d’envier le prochain ont dis paru. Le dénominateur de la fraction du bonheur a été annulé et la fraction est devenu infinie. Ce qui, pour les anciens, était une source inépuisable de tragédies ineptes, a été transformé par nous en une fonction harmonieuse et agréablement utile à l’organisme. Il en est de même pour le sommeil, le travail physique, l’alimentation, etc. Vous voyez combien la grande force de la raison purifie tout ce qu’elle touche. Oh! lecteurs inconnus, si vous pouviez connaître cette force divine, si vous appreniez à la suivre jusqu’au bout!…

Je regrette un peu que nous n’ayons pas plus d’informations sur ce que D-503 désigne comme une simple question technique : quelles procédures sont appliquées pour gérer la concentration des demandes sur certains « numéros » … y a-t-il un système de points comme pour les mutations dans l’Éducation nationale? une demande à laquelle correspond une demande réciproque est elle prioritaire sur ses concurrentes visant le même « numéro »? Je suis sûr qu’il y aurait de nombreux développements amusants à imaginer sur la base de ces problèmes techniques.

Je voudrais, pour finir, faire remarquer que la gestion de la sexualité par l’État unique ne supprime pas complètement la liberté puisqu’il ne décide pas de l’appariement sexuel des individus complètement indépendamment de leurs désirs (ce qui devrait être le cas si la composante eugéniste de cette dystopie était plus marquée). Il opère les appariement sur la base des demandes formulées par les individus. Les individus ont la liberté de demander (bien-sûr toutes leurs demandes ne pourront pas être satisfaites) en revanche ils n’ont pas la liberté de refuser une demande – validée par l’État –  dont ils font l’objet.

[1] L’ouvrage, publié chez Gallimard – L’imaginaire, est traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel

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