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« Donc la poésie et l’Histoire, me demande-t-on… Mais qu’est-ce que l’Histoire sinon un cycle d’horreurs : des pactes entre les grandes puissances qui ont pour enjeu des millions de créatures humaines, des batailles, des massacres, des camps de concentration, des chambres à gaz ? Je me défie des définitions qui peuvent laisser croire que la poésie peut être un journalisme de plus haut niveau, car ce n’est pas vrai. Mais on ne peut, à l’évidence, oublier tout simplement ces événements ; ils persistent en toile de fond dans notre conscience et ce savoir particulier, sensible dans la poésie polonaise contemporaine, explique pourquoi elle est très appréciée dans les milieux littéraires américains.
Les tragédies de notre siècle ont parfois servi de test à la poésie, permettant d’évaluer combien de réalité elle était capable de supporter. La quantité prodigieuse de poèmes qui ont été écrits en Pologne pendant la Seconde Guerre, dans les ghettos et dans les camps, réactualise la constatation de Thomas Mann selon laquelle « l’artiste doit être en dehors de l’humanité, être un peu inhumain », alors que les auteurs de ces poèmes ne sont restés le plus souvent qu’humains. Et dans la mesure où ils étaient humains, ils connaissaient un échec du point de vue artistique, de sorte que tous leurs poèmes composent un document immense par ses dimensions et passionnant, mais rien de plus. J’ai connu moi-même ce conflit, car aujourd’hui, avec le recul, ceux de mes poèmes qui émouvaient autrefois mon public à Varsovie me semblent faibles, et d’autres, en revanche, se révèlent forts, obscurs alors quant à leur intention, cruels, chargés d’un blessant sarcasme. On pourrait s’étonner présent que je voie là un problème. En dernier lieu, inter arma silent Musae — pendant la guerre les Muses restent silencieuses —, et remarquons les traces infimes qu’ont laissées, en poésie, les guerres napoléoniennes, la Guerre de Sécession américaine ou la Première Guerre mondiale. Mais je réponds à cela que les analogies historiques sont trompeuses ; le problème existe, à savoir que la parole écrite est confrontée à notre époque à un phénomène tout à fait nouveau, et il ne s’agit pas ici de massacres de populations en tant qu’incident survenu par la volonté du maître, d’un quelconque Gengis Khan. Ce serait une erreur également de classer les événements de la première moitié du XXe siècle dans une rubrique intitulée « passé », car tout indique que le monde des camps de concentration ne fut et n’est toujours que la première des formes prises par le Léviathan émergeant des eaux, primordiales, l’État omnipotent, la Bête de l’Apocalypse. Les hommes qui se trouvèrent pour la première fois confrontés à lui en tant que réalité sentaient confusément que les concepts de l’homme et de la société utilisés jusqu’alors étaient renversés, qu’une nouvelle dimension se dévoilait, non par l’ampleur du crime mais par son caractère impersonnel. C’est pourquoi le comportement de la langue face à cette forme sociale nouvelle, la faculté ou l’incapacité à l’appréhender dans ce qu’elle est réellement, ne peut que concerner le poète.
Si j’attache une importance exceptionnelle au livre de Michal Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation allemande, c’est parce que ce livre, publié en 1954 (Presses Universitaires de France), constitue une introduction pratique et terriblement explicite à la thématique qui émerge seulement aujourd’hui de la sémiotique, science des signes. Borwicz étudie le contraste qui existait entre l’expérience des hommes condamnés à mort par un État totalitaire et la langue dans laquelle ils pouvaient transmettre cette expérience. Ils le faisaient toujours dans la langue héritée, conventionnelle, propre au milieu culturel qui les avait formés avant la guerre. Ils voulaient laisser d’eux une trace dans les mots, mais ils cherchaient également le moyen d’exprimer leur savoir, qu’ils ressentaient comme tout à fait nouveau, radicalement différent de celui qu’ils détenaient jusqu’alors sur la réalité. Et la langue ne suivait pas, mais reculait en quelque sorte vers des lieux communs et des formules tout prêts, y cherchant un refuge. Il est probable que les chercheurs qui analyseront l’abondante littérature (poèmes, chansons, graffiti sur les murs des cellules) née dans les prisons et les goulags soviétiques parviendront à des conclusions analogues à celles de Borwicz. »
Czeslaw Milosz, L’immoralité de l’art, p. 221 – 222