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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Comment distinguer les gentils lanceurs d’alerte des méchants délateurs ?

09 mercredi Fév 2022

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dénonciation, Jean-Jacques Rousseau

Comment nous dépêtrer de l’ambivalence de notre rapport à la dénonciation ?

On trouvera matière à réflexion sur ce sujet dans l’étonnant traité de management que livre Rousseau dans la Nouvelle Héloïse à travers la description de la vie domestique de Julie et M. de Wolmar.

« Je ne puis assez admirer comment M. et Madame de Wolmar ont su transformer le vil métier d’accusateur en une fonction de zèle, d’intégrité, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu’elle l’était chez les Romains.

On a commencé par détruire ou prévenir clairement, simplement et par des exemples sensibles, cette morale criminelle et servile, cette mutuelle tolérance aux dépens du maître, qu’un méchant valet ne manque point de prêcher aux bons sous l’air d’une maxime de charité. On leur a bien fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu’à celles qui ne font de tort à personne; qu’une injustice qu’on voit, qu’on tait et qui blesse un tiers, on la commet soi-même; et que, comme ce n’est que le sentiment de nos propres défauts qui nous oblige à pardonner ceux d’autrui, nul n’aime à tolérer les fripons s’il n’est un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en général d’homme à homme et bien plus rigoureux encore dans la relation plus étroite du serviteur au maître, on tient ici pour incontestable que qui voit faire un tort à ses maîtres sans le dénoncer est plus coupable encore que celui qui l’a commis; car celui-ci se laisse abuser dans son action par le profit qu’il envisage, mais l’autre, de sang-froid et sans intérêt, n’a pour motif de son silence qu’une profonde indifférence pour la justice, pour le bien de la maison qu’il sert et un désir secret d’imiter l’exemple qu’il cache. De sorte que, quand la faute est considérable, celui qui l’a commise peut encore quelquefois espérer son pardon, mais le témoin qui l’a tué est infailliblement congédié comme un homme enclin au mal.

En revanche on ne souffre aucune accusation qui puisse être suspecte d’injustice et de calomnie, c’est-à-dire qu’on n’en reçoit aucune en l’absence de l’accusé. Si quelqu’un vient en particulier faire quelque rapport contre son camarade, ou se plaindre personnellement de lui, on lui demande s’il est suffisamment instruit, c’est-à-dire s’il a commencé par s’éclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S’il dit que non, on lui demande encore comment il peut juger une action dont il ne connaît pas assez les motifs. Cette action, lui dit-on, tient peut-être à quelque autre qui vous est inconnue; elle a peut-être quelque circonstance qui sert à la justifier ou à l’excuser et que vous ignorez. Comment osez-vous condamner cette conduite avant de savoir les raisons de celui qui l’a tenue? Un mot d’explication l’eût peut-être justifiée à vos yeux. Pourquoi risquer de la blâmer injustement et m’exposer à partager votre injustice? S’il assure s’être éclairci auparavant avec l’accusé : Pourquoi donc lui réplique-t-on, venez-vous sans lui, comme si vous aviez peur qu’il ne démentît ce que vous avez à dire? De quel droit négligez-vous pour moi la précaution que vous avez cru devoir prendre pour vous-même? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport d’une action dont vous n’avez pas voulu juger sur le témoignage de vos yeux et ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j’en pourrais porter, si je me contentais de votre seule déposition? Ensuite on lui propose de faire venir celui qu’il accuse : s’il y consent, c’est une affaire bientôt réglée ; s’il s’y oppose, on le renvoie après une forte réprimande; mais on lui garde le secret et l’on observe si bien l’un et l’autre, qu’on ne tarde pas à savoir lequel des deux avait tort. »

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IVe Partie, Lettre X

Hasard et génie : Diderot vs Helvétius

30 mardi Nov 2021

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Denis Diderot, génie, hasard, Helvétius, Jean-Jacques Rousseau

« Le génie, selon nous, ne peut être que le produit d’une attention forte et concentrée dans un art ou une science. Mais à quoi rapporter cette attention ? au goût vif qu’on se sent pour cet art ou cette science. Or ce goût n’est pas un pur don de la nature. Naît-on sans idées ? on naît aussi sans goût. On peut donc les regarder comme des acquisitions dues aux positions où l’on se trouve. Le génie est donc le produit éloigné d’évènements ou de hasards à-peu-près pareils à ceux que j’ai déjà cités.

M. Rousseau n’est pas de cet avis. Lui-même cependant est un exemple du pouvoir du hasard.

En entrant dans le monde la fortune l’attache à la suite d’un ambassadeur. Une tracasserie avec ce ministre lui fait abandonner la carrière politique et suivre celle des arts et des sciences ; il a le choix entre l’éloquence et la musique. Également propre à réussir dans ces deux arts, son goût est quelque temps incertain ; un enchaînement particulier de circonstances lui fait enfin préférer l’éloquence : un enchaînement d’une autre espèce eût pu en faire un musicien. Qui sait si les faveurs d’une belle cantatrice n’eussent pas produit en lui cet effet ? Nul ne peut du moins assurer que du Platon de la France l’amour alors n’en eût pas fait l’Orphée. Mais quel accident particulier fit entrer M. Rousseau dans la carrière de l’éloquence ? C’est son secret ; je l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en ce genre son premier succès suffisait pour fixer son choix.

L’académie de Dijon avait proposé un prix d’éloquence. Le sujet était bizarre ; il s’agissait de savoir si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. La seule manière piquante de traiter cette question, c’était de prendre parti contre les sciences. M. Rousseau le sentit. Il fit sur ce plan un discours éloquent qui méritait de grands éloges et qui les obtint. Ce succès fit époque dans sa vie. De là sa gloire, ses infortunes, et ses paradoxes.

Frappé des beautés de son propre discours, les maximes de l’orateur deviennent bientôt celles du philosophe ; et, de ce moment, livré à l’amour du paradoxe, rien ne lui coûte. Faut-il pour défendre son opinion soutenir que l’homme absolument brute, l’homme sans art, sans industrie, et inférieur à tout sauvage connu, est cependant et plus vertueux et plus heureux que le citoyen policé de Londres et d’Amsterdam ? Il le soutient.

Dupe de sa propre éloquence, content du titre d’orateur, il renonce à celui de philosophe, et ses erreurs deviennent les conséquences de son premier succès. De moindres causes ont souvent produit de plus grands effets. Aigri ensuite par la contradiction, ou peut-être trop amoureux de la singularité, M. Rousseau quitte Paris et ses amis. Il se retire à Montmorency. Il y compose, y publie sont Emile, y est poursuivi par l’envie, l’ignorance et l’hypocrisie. Estimé de toute l’Europe pour son éloquence, il est persécuté en France. On lui applique ce passage : Cruciatur ubi est, laudatur ubi non est. Obligé enfin de se retirer en Suisse, de plus en plus irrité contre la persécution, il y écrit la fameuse lettre adressée à l’archevêque de Paris : et c’est ainsi que toutes les idées d’un homme, toute sa gloire et ses infortunes, se trouvent souvent enchaînées par le pouvoir invisible d’un premier évènement. M. Rousseau, ainsi qu’une infinité d’hommes illustres, peut donc être regardé comme un des chefs-d’œuvre du hasard. »

Helvétius, De l’homme, Section I, chapitre VIII

*

« Vous parlez de Rousseau et de l’accident particulier de sa visite au château de Vincennes. J’y étais. Il vint m’y voir en effet et me consulter sur le parti qu’il prendrait dans la question posée par l’Académie de Dijon : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. — « Il n’y a pas à balancer, lui dis–je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit–il, et il travailla en conséquence. Changez les rôles. C’est Rousseau qui est à Vincennes. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fais ; il me répond comme je lui répondis. Et vous croyez que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe ? que j’aurais donné à ces sophismes–là toute la couleur qu’il leur donna ? et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ? Credat judœus Apella, non ego. Rousseau fit ce qu’il devait faire, parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait toute autre chose, parce que j’aurais été moi. — Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’eau–de–vie ou qui s’éteint dans un baquet d’eau. Vous dites que le génie est le produit du hasard. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun… L’homme de génie par modestie, le sot par sottise, le méchant pour se tromper lui–même, veulent presque toujours retrouver à l’origine des événements qui l’ont mené soit au bonheur, soit au malheur, soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle ils rapportent toute leur destinée. Mais, sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette circonstance, tu serais resté sot toute ta vie et tu serais seulement arrivé au mépris par un autre chemin. Mais, méchant, ne doute pas que, même sans cet incident, que tu charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelqu’autre côté. Et toi, homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est le hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi–même et aux autres, le chef–d’œuvre de la nature. »

Denis Diderot, Réfutation d’Helvétius

Fichte vs Rousseau

29 dimanche Août 2021

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J. G. Fichte, Jean-Jacques Rousseau

La cinquième des  savant est consacrée à un « examen critique des thèses de Rousseau sur l’influence des arts et des sciences sur la bonté de l’humanité ». L’argumentation de Fichte part d’une interprétation de Rousseau qui vaudrait une mauvaise note à tout étudiant qui la soutiendrait aujourd’hui dans une copie : il prétend que Rousseau prône un retour à l’état de nature. Pour autant la critique qu’il adresse finalement à Rousseau n’est pas dénuée d’intérêt :

« Ici se trompa Rousseau. Il avait de l’énergie, mais plutôt l’énergie de la souffrance que celle de l’activité ; il sentait fortement la misère des hommes; mais il sentait beaucoup moins la force propre qu’il avait pour porter aide à cette misère; et ainsi il jugea des autres de la même façon qu’il se sentait lui-même ; le rapport qu’il avait avec sa douleur particulière, il le vit de même entre l’humanité entière et sa souffrance universelle. Il tint compte de la souffrance ; mais il ne tint pas compte de la force que l’humanité a en soi pour se secourir.

Paix à ses cendres et bénédiction à sa mémoire ! — Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ont mené plus loin ce qu’il avait commencé. Mais il agit presque sans être conscient lui-même de son activité indépendante. Il agit sans appeler d’autres hommes à l’action ; sans tenir compte de leur action face à la somme du mal et de la corruption universels. Cette absence d’effort en vue de l’activité indépendante règne sur tout son système d’idées. Il est l’homme de la sensibilité souffrante, mais pas en même temps celui de la lutte person­nelle et active contre son emprise. — Ses partisans menés à l’erreur par la passion deviennent vertueux ; mais ils devien­nent simplement vertueux, sans bien voir comment? Le combat de la raison contre la passion, progressive et lente, remportée avec effort, peine et travail, — spectacle le plus intéressant, et le plus instructif que nous puissions voir — il le cache à nos yeux. — Son élève se développe de lui-même. Le guide de celui-ci ne fait rien d’autre que d’écarter les obstacles à son éducation, et laisse pour le reste gouverner la bienveil­lante nature. Elle devra même le garder toujours sous sa tutelle. Car la force active, l’ardeur, la ferme résolution de la combattre et de la soumettre, le guide ne les a pas apprises à son élève. Il sera bon parmi des hommes bons ; mais parmi des méchants — et où les méchants ne sont-il pas la majorité? — il souffrira indiciblement. — Ainsi Rousseau dépeint généralement la raison au repos, mais non au combat; il affaiblit la sensibilité, au lieu de fortifier la raison. »

J. G. Fichte, La destination du savant, Ve conférence, trad. J-L Vieillard-Baron, Vrin p. 103 – 104

Deux versions de la Chute

20 dimanche Juin 2021

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Blaise Pascal, Chute, Ernst Cassirer, Jean-Jacques Rousseau, théodicée

« Tous ces biens que l’humanité s’imagine avoir acquis dans le cours de son évolution, ces trésors préten­dument amassés, ceux de la science, de l’art, les joies d’une existence relevée et raffinée, sont réduits à rien par l’inexorable critique de Rousseau. Loin que ces biens aient pu renouveler la valeur et le contenu de la vie, ils n’ont fait que l’éloigner toujours davantage de sa source première et, en définitive, l’aliéner entièrement de son sens authentique. De ce point de vue, dans le tableau qu’il trace des formes de vie traditionnelles et conven­tionnelles, de l’existence de l’homme dans la société, Rousseau s’accorde étonnamment avec Pascal. Il est le premier penseur du XVIIIe siècle qui, de nouveau, prenne au sérieux les accusations pascaliennes, qui en sente tout le poids. Au lieu de les affaiblir, de les mettre au compte, comme fait Voltaire, de l’humeur masochiste d’un misanthrope irréaliste, il revient au cœur de la question. La description que donnaient les Pensées de Pascal de la grandeur et de la misère de l’homme se retrouve trait pour trait dans les premières œuvres de Rousseau, dans le Discours sur les arts et les sciences et le Discours sur l’inégalité. Comme Pascal, Rousseau ne voit dans les colifichets dont la civilisation a pourvu les hommes qu’illusion et futilité. Comme lui, il insiste sur le fait que toute cette richesse n’a d’autre rôle que d’aveugler l’homme sur sa pauvreté intérieure. L’homme ne se fuit lui-même dans le monde, dans la société, dans une foule d’occupations et de divertissements disparates que parce qu’il ne supporte pas sa propre présence, parce qu’il appréhende sa propre vue. Toute cette agitation inces­sante et vaine ne vient que de la peur du repos. Car s’il pouvait rester en place un seul instant afin de prendre véritablement conscience de lui-même, de reconnaître tout ce qu’il est, l’homme s’abandonnerait au plus profond désespoir. Quant aux forces qui, dans l’état présent, empirique de la société, rapprochent et unissent les hommes, le jugement de Rousseau n’est pas non plus différent de celui de Pascal. Il ne cesse d’insister sur ce point : il n’y a nulle part un éthos primitif, une volonté de vivre en commun dans une unité véritable, aucune sympathie naturelle n’unit les hommes les uns aux autres. Tous les liens sociaux ne sont que leurres. Amour-propre et vanité, volonté de dominer autrui et de se mettre en avant : telles sont les véritables chaînes qui retiennent la société humaine.

Tous, avec un beau vernis de paroles, tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s’y trompe, et pas un n’est la dupe des autres, quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître : tous, esclaves et dupes de l’amour-propre, ne vivent point pour vivre mais pour faire croire qu’ils ont vécu[1].

Rousseau accorde donc à Pascal toutes les prémisses sur lesquelles celui-ci avait fondé son argumentation. Jamais il ne cherche à embellir ou à affaiblir : il dépeint comme lui l’état présent de l’humanité comme l’état de la plus profonde dégradation. Cependant, autant il reconnaît le phénomène dont est parti Pascal, autant il se refuse à admettre les explications proposées par la métaphysique mystique et religieuse de Pascal. Ses sentiments comme sa pensée se révoltent contre l’hypothèse d’une perversion originelle de la volonté humaine. Pour lui comme pour toute son époque, l’idée de péché originel a perdu toute force et toute valeur. Sur ce point, il n’a pas combattu le système orthodoxe moins sévèrement et radicalement que n’ont fait Voltaire et les penseurs de l’Encyclopédie. C’est même à ce propos, justement, qu’il s’est produit entre lui et la doctrine ecclésiastique un conflit sans merci et une rupture définitive. Dans le jugement qu’elle a prononcé sur l’œuvre de Rousseau, l’Église a du reste aussitôt dégagé, en toute lucidité, cette question centrale comme le seul point véritablement critique. Le mandement par lequel Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, condamne l’Émile précise, en effet, que la thèse de Rousseau soutenant que les premiers instincts de la nature humaine sont toujours innocents et bons se trouve en contradiction absolue avec tout ce que l’Écriture et l’Église ont toujours enseigné de la nature de l’homme. Rousseau, effectivement, affronte un dilemme, auquel il ne cherche pas, du reste, d’échappatoire. Car, s’il recon­naît le fait que l’homme est « dégénéré », s’il dépeint cette dégénérescence avec une rigueur toujours plus grande et des couleurs toujours plus noires, comment peut-il n’en pas reconnaître la cause, comment peut-il échapper à la conclusion que l’homme est « radicale­ment mauvais » ? Rousseau s’arrache à ce dilemme en introduisant sa doctrine de la nature et de l’« état de nature ». Dans tout jugement que nous portons sur l’homme, il nous faut distinguer avec le plus grand soin si notre énoncé porte sur l’homme de la nature ou sur l’homme de la culture — s’il s’agit de l’« homme natu­rel » ou de l’« homme artificiel ». Alors que Pascal expliquait les insolubles contradictions que nous pré­sente la nature humaine en disant que, d’un point de vue métaphysique, nous avions affaire à une double nature, pour Rousseau, cette double nature et le conflit qui en résulte résident au sein même de l’existence empirique, dans le développement empirique de l’homme. C’est ce développement qui a poussé l’homme dans le carcan de la société, le vouant ainsi à tous les maux moraux, qui a nourri en lui tous les vices, vanité, orgueil, soif inextin­guible de pouvoir. « Tout est bien, dit Rousseau au début de l’Émile, en sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Dieu est donc disculpé et la responsabilité de tous les maux revient à l’homme. Mais cette faute appartient à ce monde, non à l’au-delà, elle n’est pas antérieure à l’exis­tence historique empirique de l’humanité, elle est appa­rue en même temps qu’elle : c’est pourquoi il nous faut chercher sur ce seul terrain la solution et la libération. Aucun secours d’en haut, aucune assistance surnaturelle ne peut nous apporter la libération : nous devons l’ac­complir et en répondre nous-mêmes. Cette conclusion va indiquer à Rousseau la voie nouvelle qu’il suivra sans dévier d’une ligne dans ses œuvres politiques.

La théorie éthico-politique de Rousseau situe la res­ponsabilité en un lieu où nul, jusqu’alors, n’avait songé à la chercher. Ce qui constitue la véritable importance historique et la valeur théorique de sa doctrine, c’est qu’elle crée un nouveau sujet d’« imputabilité » qui n’est pas l’homme individuel mais la société humaine. L’indi­vidu comme tel, sortant des mains de la nature, n’est pas encore en mesure de choisir le bien ou le mal. Il s’aban­donne à son instinct naturel de conservation ; il est dominé par l’« amour de soi », mais cet amour de soi n’a pas encore viré à l’« amour-propre » qui ne se complaît et ne s’assouvit que dans l’oppression d’autrui. De cette sorte d’amour-propre, la société porte la responsabilité exclusive. C’est elle qui fait de l’homme un tyran contre la nature et contre soi-même. Elle éveille en lui des besoins et des passions que l’homme naturel n’a jamais connus et lui met entre les mains des moyens toujours nouveaux de les assouvir sans limite et sans frein. La soif de faire parler de soi, la rage de se distinguer d’autrui : tout cela ne cesse de nous rendre étrangers à nous-mêmes, de nous porter en quelque sorte hors de nous-mêmes’. Mais cette aliénation est-elle vraiment inscrite dans la nature de toute société ? N’est-il pas possible de concevoir une communauté réellement humaine qui n’aurait plus besoin du ressort de la force, de la cupidité et de la vanité, qui se fondrait entièrement sur la soumis­sion de tous à une loi reconnue intérieurement comme contraignante et nécessaire ? Telle est la question que Rousseau se pose et qu’il va tâcher de résoudre dans le Contrat social. A supposer que s’effondre la forme oppressive de société qui a prévalu jusqu’à nos jours et qu’à sa place surgisse une nouvelle forme de commu­nauté éthique et politique, une société au sein de laquelle chacun, au lieu d’être soumis à l’arbitraire d’autrui, n’obéirait qu’à la volonté générale qu’il connaîtrait et reconnaîtrait pour sienne — l’heure de la libération n’aurait-elle pas sonné ? Mais c’est en vain qu’on attend d’être affranchi du dehors. Nul dieu ne nous apportera la délivrance : tout homme doit devenir son propre sauveur et, en un sens éthique, son propre créateur. La société, sous la forme qui sévit encore, a porté à l’humanité ses blessures les plus cruelles : c’est elle qui peut et qui doit guérir ces mêmes blessures par sa propre rénovation. Telle est la solution qu’apporte au problème de la théodicée la Philosophie du Droit de Rousseau. Il est de fait qu’il a situé ce problème sur un terrain entièrement nouveau, le faisant passer du plan de la métaphysique au centre de l’éthique et de la politique. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 216 -220

[1] Rousseau, Rousseau juge Jean-Jacques, 3* Dialogue

L’art de la coquette

26 samedi Sep 2020

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Jean-Jacques Rousseau

« Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse : car, pourvu qu’une femme polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez bien fait ; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite ; à force de vouloir obliger tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société, les manières qu’on prend avec tous les hommes ne laissent pas de plaire à chacun ; pour­vu qu’on soit bien traité, l’on n’y regarde pas de si près sur les préférences ; mais en amour, une faveur qui n’est pas exclusive est une injure. Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui peut arriver de pis est de n’être point distingué. Il faut donc qu’une femme qui veut conserver plusieurs amants persuade à chacun d’eux qu’elle le préfère, et qu’elle le lui persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en persuade autant sous les siens.

 

Voulez-vous voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux fem­mes avec chacune desquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes, et sûrement l’exemple ne sera pas plus rare ; vous serez émerveillé de l’adresse avec laquelle elle donnera le change à tous deux, et fera que chacun se rira de l’autre. Or, si cette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, comment seraient-ils un instant ses dupes  ? En les traitant également, ne montrerait-elle pas qu’ils ont les mêmes droits sur elle  ? Oh! qu’elle s’y prend bien mieux que cela! Loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entre eux de l’inégalité ; elle fait si bien que celui qu’elle flatte croit que c’est par tendresse, et que celui qu’elle maltraite croit que c’est par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, la voit toujours s’occuper de lui, tandis qu’elle ne s’occupe en effet que d’elle seule.

Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens : les caprices ne feraient que rebuter, s’ils n’étaient sagement ménagés ; et c’est en les dispensant avec art qu’elle en fait les plus fortes chaînes de ses esclaves.

Usa ogn’arte la donna, onde sia colte

Nella sua rete alcun novello amante ;

Né con tutti, né sempre un stesso volto

Serba ; ma cangia a tempo atto e sembiante.

A quoi tient tout cet art, si ce n’est à des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans les cœurs des hommes, et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret qu’elle aperçoit la force qu’il faut pour le suspendre ou l’accélérer  ? Or, cet art s’apprend-il  ? Non ; il naît avec les femmes ; elles l’ont toutes, et jamais les hommes ne l’ont eu au même degré. Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence d’esprit, la pénétration, les observations fines sont la science des femmes ; l’habileté de s’en prévaloir est leur talent. »

Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre V

Rousseau nous l’avait bien dit

03 jeudi Sep 2020

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donneur de leçon, Jean-Jacques Rousseau

« Avertissez-le de ses fautes avant qu’il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point ;  vous ne feriez qu’enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : Je vous l’avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu’il ses souvienne de ce qu’on lui a dit est de paraître l’avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles.Il s’affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu’au lieu d’achever de l’écrase, vous le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine et se fera une loi de ne plus vous écouter, comme pour vous prouver qu’il ne pense pas comme vous sur l’importance de vos avis. »

Jean-Jacques Rousseau, Émile, GF, p. 322

Schiller vs Rousseau

14 vendredi Août 2020

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apparence, Friedrich von Schiller, Jean-Jacques Rousseau, politesse, sincérité

« Avant que l’art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles ; et la différence des procédés annonçait au premier coup d’œil celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnait bien des vices.

Aujourd’hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire attendre qu’il n’en soit plus temps, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connaître.

Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. »

Jean Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts

*

« En conséquence, si l’on pose la question de savoir « dans quelle mesure l’apparence a une place légitime dans le monde moral », on répondra en peu de mots : dans la mesure où elle est apparence esthétique, c’est-à-dire apparence qui ne prétend pas remplacer la réalité et n’a pas besoin d’être remplacée par elle. L’apparence esthétique ne peut en aucun cas être un danger pour la vérité des mœurs et, dans les cas où l’on juge qu’il en va autrement, il sera aisé de montrer que l’apparence n’était pas esthétique. Pour prendre un exemple, seul un homme qui est étranger à l’art des bienséances prendra des protestations de politesse, qui sont une forme universelle, pour des signes de sympathie personnelle, et se plaindra, s’il vient à être déçu, qu’on ait usé de dissimulation. Par contre seul un homme qui est un [349] balourd dans l’art des bienséances devra pour être poli appeler la dissimulation à son aide et flatter pour plaire. Au premier il manque encore le sens de l’autonomie dans l’apparence ; c’est pourquoi il ne peut donner de signification à cette dernière que par un contenu de vérité ; le second manque de réalité et il aimerait à y suppléer par l’apparence.

Rien n’est plus habituel que d’entendre certains critiques vulgaires du temps présent se plaindre que tout sérieux ait disparu du monde et que l’être soit négligé pour l’apparence. Je ne me sens nullement appelé à justifier notre époque à l’égard de ce reproche ; cependant l’ampleur même que ces austères censeurs donnent à leur accusation atteste à satiété qu’ils tiennent rigueur à notre temps non seulement de l’apparence improbe, mais aussi de celle qui est sincère ; et même s’il leur arrive de faire certaines exceptions en faveur de la beauté, elles concernent l’apparence mesquine plutôt que l’apparence autonome. Ils ne s’en prennent pas seulement au maquillage mensonger qui dissimule la vérité et prétend se substituer à la réalité ; leur zèle s’exerce également contre l’apparence bienfaisante qui garnit ce qui est vide et recouvre ce qui est misérable, et aussi contre l’apparence idéale qui ennoblit une réalité commune. L’hypocrisie des mœurs offense à juste titre leur austère sentiment de la vérité ; il est regrettable toutefois que la politesse fasse à leur yeux partie de cette hypocrisie. Il leur déplaît qu’un éclat extérieur emprunté obscurcisse fort souvent le vrai mérite ; mais ils ne sont pas moins contrariés que l’on demande au mérite d’avoir lui aussi de l’apparence et que l’on ne dispense pas le contenu intérieur d’une forme qui plaise. Ils déplorent que nous n’ayons plus ce qu’il y avait de cordial, de robuste et de qualités de bon aloi dans les temps passés, mais ils voudraient aussi que l’on fît revivre ce qu’il y avait d’anguleux et de rude dans les mœurs primitives, de lourdeur dans les formes anciennes et la superfluité gothique d’autrefois. Des jugements de cette espèce témoignent qu’ils ont pour la matière considérée en elle-même une estime qui n’est pas digne de l’humanité, car celle-ci ne doit au contraire apprécier la matière que dans la mesure où elle est capable de recevoir une forme et de manifester amplement le monde des Idées. Le goût du siècle n’a donc pas besoin de prêter grande attention aux voix de ces censeurs pourvu qu’il puisse d’autre part se justifier devant une juridiction meilleure. »

Friedrich von Schiller, Vingt-sixième lettre sur l’éducation esthétique de l’humanité

Montaigne vs Rousseau

25 samedi Juil 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Claude Romano, Jean-Jacques Rousseau, Montaigne

« À la différence de l’auteur des Confessions qui croit pouvoir déterminer lui-même s’il est sincère ou non par un acte d’auscultation interne (« je sens mon cœur »), Montaigne est parfaitement averti de ce que la mauvaise foi peut se dissimuler derrière la revendication la plus ingénue de véracité. En effet, la sincérité qui se veut telle et réclame d’être tenue pour telle partage avec la mauvaise foi un certain nombre de traits. Il est vital au menteur d’être cru pour pouvoir mener à bien son entreprise, et par conséquent il lui est indispensable de passer pour sincère. Mais n’en va-t-il pas de même de celui qui, non content d’être vérace, exige en outre d’être reconnu comme tel ? Le « sincère » qui veut se voir attribuer cette qualité use de la véracité elle-même comme d’un subterfuge : il l’amplifie, il la met en scène, il la surjoue pour amener autrui à y croire. On peut tromper en n’usant que de la vérité. Car à partir du moment où sa bonne foi poursuit un dessein additionnel – ne serait-ce que celui de passer pour telle aux yeux des autres – elle n’est déjà plus au service de la seule vérité et abrite en elle un germe d’insincérité. La franchise qui se veut telle, qui se revendique telle, ne se contente pas d’être ce qu’elle est, elle a aussi pour dessein de le paraître, c’est-à-dire de l’être dans l’opinion des autres, et, ce faisant, elle se mêle de fausseté et dérive vers le cabotinage. La présence d’un second dessein (passer pour sincère) aux côtés du premier (être sincère) entraîne sa ruine et aboutit inévitablement à l’ambivalence. Il devient alors impossible de déterminer si le faussaire de bonne foi aspire à passer pour sincère parce qu’il l’est, ou s’il ne l’est pas plutôt pour se voir attribuer cette qualité — ce qui détruit par là même sa bonne foi. Une telle sincérité se préoccupe trop des effets qu’elle produit pour être vraiment ce qu’elle est — ou plu­tôt, ce pour quoi elle veut se faire passer. Elle a un dessein trop évident, et dont la présence même contredit ce qu’elle avance. Les Confessions administrent amplement la preuve que plus on clame son intégrité, et plus on la rend douteuse aux yeux des autres.

Montaigne est conscient de cette duplicité qui hante toute revendication de bonne foi. C’est ce qui sépare absolument son exorde de l’incipit des Confessions. Il sait que la sincérité véritable est celle qui ne se préoccupe pas du tout d’elle-même, se rappro­chant ainsi de la simplicité. Mlle de Scudéry, peut-être sous l’in­fluence des Essais, le redira avec force : il y a une « vraie » et une « fausse » sincérité. « L’une [la fausse] songe toujours à paraître ce qu’elle n’est pas ; et l’autre ne pense pas même à paraître ce qu’elle est. La fausse sincérité s’étudie, se regarde, et se propor­tionne aux autres ; et la véritable, sans réfléchir sur autrui, ni sur soi, est toujours la même. » Mais cette sincérité véritable n’entre-t-elle pas alors fatalement en conflit avec un projet lit­téraire aussi sophistiqué que celui des Essais ? Est-elle même simplement compatible avec le genre de réflexivité qu’implique la rédaction d’une adresse ? En effet, les contradictions qui minent le projet de se peindre au naturel ne sont que trop évidentes : Montaigne affirme que les Essais pourraient demeurer sans lec­teur sans que cela ne leur cause aucun dommage, mais il n’en confie pas moins son manuscrit à un imprimeur ; il dit vouloir conserver sa simplicité entière, mais il sait que déclarer celle-ci est déjà contraire à la simplicité. Au lieu de chercher à aplanir ces difficultés, Montaigne les souligne dès son préambule, leur confé­rant le sceau de l’ironie et même de l’auto-ironie, toute proche de l’humour. Au lieu de se draper dans les atours de l’auteur sincère, il donne congé à son lecteur en lui recommandant de ne pas lire son livre : son projet d’autoportrait n’a rien de bien intéressant ; le sujet qu’il s’est donné n’est ni élevé ni original ; il n’est pas non plus exemplaire ; il est ordinaire, il est même trivial. »

Claude Romano, Être soi-même, p. 283 – 284

Rousseau fondateur de tout un tas de trucs (2)

05 mercredi Fév 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures

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consommation, Jean-Jacques Rousseau

Saviez vous que, non content d’avoir théorisé l’observation participante avec un siècle et demi d’avance, Rousseau était aussi le précurseur de la consommation responsable ?

« Nous allons dîner dans une maison opulente ; nous trouvons les apprêts d’un festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant et fin. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque chose d’enivrant qui porte à la tête quand on n’y est pas accoutumé. Je pressens l’effet de tout cela sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandis qu’autour de la table règnent mille propos bruyants, je m’approche de son oreille, et je lui dis : Par combien de mains estimeriez–vous bien qu’ait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que d’y arriver ? Quelle foule d’idées j’éveille dans son cerveau par ce peu de mots ! À l’instant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il s’inquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut–être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin ; il m’interroge ; je refuse de répondre, je le renvoie à un autre temps ; il s’impatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle d’être hors de table pour m’entretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité ! Quel texte pour son instruction ! Avec un jugement sain que rien n’a pu corrompre, que pensera–t–il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut–être, ont longtemps travaillé, qu’il en a coûté la vie peut–être à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde–robe ? »

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation

La leçon valait-elle le fromage ? (2)

10 samedi Sep 2016

Posted by patertaciturnus in Fantaisie, Perplexités et ratiocinations

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Jean-Jacques Rousseau, La Fontaine

Après m’être amusé à ratiociner sur le Corbeau et le renard en m’appuyant sur Starobinski, j’ai eu la curiosité de retourner voir ce qu’en dit Rousseau  dans le fameux passage de l’Émile où il critique cette fable d’un point de vue pédagogique. Je dois confesser que je n’avais jamais pris cette critique au sérieux faute peut-être de l’avoir lue d’assez près.

Notons d’abord que Rousseau ne conteste pas la vérité de la morale de la fable mais le fait qu’elle soit accessible aux enfants :

Apprenez que tout flatteur

Maxime générale ; nous n’y sommes plus.

Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-là.

Au delà du problème des tournures linguistiques et de leur intelligibilité pour les enfants, Rousseau s’interroge sur l’âge auquel les enfants peuvent recevoir la morale de la fable.

Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre.

Rousseau considère d’ailleurs que le Corbeau et le renard n’est pas la seule des fables de La Fontaine qui risque d’être comprise comme une leçon d’immoralité :

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On n’aime point à s’humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

Rousseau soutient, de manière assez convaincante,  que la réception de la morale des fables par l’enfant est orientée par son identification aux personnages. Il fait valoir que l’enfant s’identifiera plus volontiers au personnage qui raille (le renard, la fourmi) qu’à celui qui est raillé (le corbeau, la cigale). Cela nous conduit une nouvelle fois (mais dans une perspective différente de celle de Starobinski) à porter notre attention sur les conditions de d’énonciation de la morale de la fable. A première vue c’est la même leçon (au sens du contenu enseigné) qui est donnée par le renard au corbeau et par l’auteur de la fable à son lecteur ; le lecteur et le corbeau recevraient le même enseignement, la seule différence serait que l’un recevrait gratuitement ce que l’autre a payé d’un fromage. Mais, si l’on en croit Rousseau,  le fait que l’énonciation de la morale par le renard constitue un acte d’humiliation du corbeau, contribuerait à subvertir l’enseignement de la fable.

Revenons pour finir à l’affirmation par le renard d’une égalité de valeur de la leçon et du fromage :

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.

Ceci s’entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants !

Rousseau reconnaît la vérité et l’intérêt de la proposition « cette leçon vaut bien un fromage » (qui constitue comme une morale de « second ordre » : une morale sur la valeur de la leçon) comme il concédait la vérité de la proposition « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ». Dans les deux cas c’est la réception de la vérité par l’enfant que Rousseau met en question, dans les deux cas le fait que l’énonciation de la vérité participe à un acte d’humiliation contribue au brouillage de cette réception.

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