Petit retour sur les spéculations théologiques développées par les personnages du premier des Sept contes gothiques de Karen Blixen, où l’on découvrira que trois quarts de siècle avant que Badiou n’invente le « pétainisme transcendantal », l’écrivaine danoise avait conçu un « orléanisme transcendant ».
Les personnages qui prennent la parole sont ceux des deux passages que j’avais précédemment cités : le cardinal Hamilcar von Sehestedt et Mlle Malin Nat-og-Dag. Les considérations finales du cardinal sur le charlatanisme divin font d’ailleurs écho à ses précédentes considérations sur le sens divin de la mascarade (même si ces nouvelles élucubrations ne sont, par ailleurs, pas vraiment « raccord », avec les précédentes). On peut préciser également que ce discours comme le précédent reçoit un éclairage rétrospectif lors du dénouement de l’intrigue.
« Eminence, dit-elle, croyez-vous au péché originel ? »
Après un moment de réflexion, le Cardinal se pencha en avant, coudes sur ses genoux, et repoussa légèrement le bandeau qu’il avait sur le front.
« C’est un mystère sur lequel j’ai beaucoup médité » dit-il d’une voix changée, plus épaisse, mais aussi plus énergique qu’avant, comme si, dans ce simple mouvement, il avait rejeté dix années de son âge.
« Et je suis heureux d’avoir l’occasion d’en parler cette nuit. Je suis convaincu, déclara-t-il, qu’une chute s’est produite, mais je ne pense pas que ce soit l’homme qui est tombé. Je crois qu’il s’est produit une chute dans la sphère divine et que nous servons maintenant une dynastie céleste inférieure. »
Mlle Malin s’attendait à une argumentation subtile, mais ces mots lui causèrent un tel choc qu’elle se boucha les oreilles.
« Mais c’est terrible, dit-elle, ce sont des mots terribles à l’oreille d’une légitimiste!
— Et croyez-vous qu’ils soient sans amertume dans la bouche d’un légitimiste ? demanda solennellement le Cardinal. Je les ai retenus pendant soixante-dix ans, mais vous me questionnez, madame, et, si la vérité doit sortir, ce lieu et cette nuit sont bien choisis. A une époque inconnue de nous, un terrible bouleversement a eu lieu dans le ciel, comparable à la Révolution française et à ses suites sur la terre. Comme la France de nos jours, notre monde actuel est dans les mains de Louis-Philippe.
« Les traditions du Roi-Soleil et du Grand Siècle, continua-t-il, vivent encore. Mais quiconque possède le sens de la grandeur ne peut croire que le dieu qui a créé les étoiles, les océans, le désert, Homère et la girafe est le même qui vient de créer le Roi des Belges et qui soutient l’Ecole poétique de Souabe, ainsi que les concepts moraux de l’époque. Parlons-en sérieusement.
Nous servons un Louis-Philippe céleste, un dieu humain, de la même manière, le roi de France est un monarque bourgeois. »
Pâle et bouche bée, Mlle Malin le regardait.
Il reprit :
« Nous qui, de naissance, sommes les féaux héréditaires des grandes charges de la cour et qui possédons le cérémonial du grand Roi, nous avons toujours des devoirs envers le roi légitime, quel que soit notre jugement personnel sur lui. Nous devons entretenir sa gloire, car le peuple ne doit jamais douter de la grandeur de son monarque ni soupçonner quelque faiblesse chez lui. Et c’est vous et moi qui sommes responsables de la foi du peuple. Incapable de garder un secret, le barbier du roi Midas chuchota aux roseaux que son roi avait des oreilles d’âne. Mais nous, Votre grâce, sommes-nous des barbiers ? Ah ! par Dieu, non!
N’avons-nous pas fait de notre mieux? demanda fièrement Malin.
– Oui, nous avons fait de notre mieux. Si vous regardez autour de vous, partout vous verrez les exploits que des fidèles vassaux du roi, anonymes et inconnus, ont accomplis en son honneur. […]
« Et pourtant, continua-t-il gravement, la fin est proche. J’entends chanter les coqs. Louis-Philippe ne peut pas se maintenir, et Roland lui-même verserait en vain son sang pour sa cause. Il a toutes les vertus d’un bon bourgeois et aucun des vices d’un grand seigneur. Il n’exige que le rang de premier citoyen de son royaume et il ne réclame aucun privilège qui ne soit dû à sa fidélité à la morale bourgeoise. Quand on en arrive là, les jours de la royauté sont comptés. Je vous prédis, Votre Grâce, que le bon roi de France ne tiendra pas plus de treize ans. Le Bon Dieu, que lui et sa bourgeoisie adorent, a toutes les vertus d’un brave homme et n’exige aucune supériorité divine qu’en raison de ses mérites. Nous ne nous attendons pas davantage à une attitude morale de la part de notre Dieu que nous ne pensons à tenir notre grand Roi pour responsable de la loi pénale. Le dieu humain doit partager le sort du roi bourgeois. J’ai été élevé moi-même parmi des êtres humains dans la foi d’un dieu humain, ce qui m’était intolérable. Ah ! quelle révélation, quel soulagement pour le cœur, quand, dans les nuits mexicaines, je sentais les grandes traditions s’éveiller et témoigner d’un dieu qui n’a cure de nos Dix Commandements ! Ainsi, Votre Grâce, nous mourons pour une cause perdue.
– Pour recevoir notre récompense au Paradis, répondit-elle. — Ah! Dieu vous en garde, Votre Grâce ! Pas du tout. Vous et moi nous n’y entrerons jamais. Regardez les gens que le roi Louis-Philippe décore aujourd’hui, élève au rang de pairs de France et nomme aux postes les plus élevés. Ce ne sont tous que des bourgeois; aucun nom de la vieille aristocratie n’apparaît sur la liste. Ni vous ni moi ne parviendrions à jouir des faveurs du seigneur aujourd’hui. Nous l’irritons même un peu, et il n’est pas loin de nous le montrer lorsqu’il s’adresse à nous. La vieille noblesse, dont les manières et grands noms rappellent les traditions du grand Monarque, doit nécessairement gêner un peu le roi Louis-Philippe.
— Alors, ni vous ni moi n’avons espoir d’aller au ciel ? demanda-t-elle fièrement.
— Mais vous soucieriez-vous encore d’y entrer, si on vous permettait d’y jeter d’abord un coup d’oeil? dit le vieux Cardinal. Ce doit être le rendez-vous de la bourgeoisie. Et je suis convaincu qu’il n’y a jamais eu de grands artistes qui ne soient aussi un peu charlatans. Il en va de même pour un vrai roi et un vrai Dieu. On doit avoir un grain de charlatanisme pour réussir à la cour, au théâtre ou au Paradis. Le tonnerre et la foudre, la nouvelle lune, un rossignol, une jeune fille, ce sont là des effets du charlatanisme divin, comme la Galerie des Glaces à Versailles en est un sur la terre. Mais Louis-Philippe n’a pas une goutte de charlatanisme dans le sang, il est foncièrement sincère. On peut sans doute en dire autant du Paradis, de nos jours. Vous et moi, Votre Grâce, n’avons pas été dressés à nous contenter d’un bien-être vulgaire, mais l’enfer pourra répondre aux exigences de notre éducation. »
Karen Blixen, Le raz de marée de Norderney, in Sept contes gothiques, p. 78 – 82