
« Ce médium du sentiment que nous avons de nous-même et de notre conscience intellectuelle c’est — le langage. Des personnes muettes et sourdes de naissance témoignent par d’étranges exemples combien la raison, la conscience de soi sommeillent profondément où elles ne peuvent imiter .; et je crois (de façon assez contraire à mon ancienne opinion) que vraiment un tel bâton d’éveil a dû venir en aide à notre conscience interne, comme la lumière pour pour qu’il puisse voir, le son pour l’oreille pour qu’elle puisse entendre. Tout comme ces media externes sont vraiment pour le sens qui leur correspond un langage, qui épelle pour eux certaines propriétés et les côtés des choses, de même, je crois, il faut que le mot, le langage, vienne en aide pour éveiller et conduire notre vision intérieure et notre audition. Aussi, voyons-nous, l’enfant se rassemble lui-même [en un soi], il apprend à parler tout comme il apprend à voir, et exactement, par conséquent, à penser. Qui a observé des enfants, comment ils apprennent à parler et à penser, les drôles d’anomalies et d’analogies qui s’expriment tout du long, ne sera guère dans le doute. Même dans les langues les plus profondes raison et mot ne sont qu’Un concept, Une chose : λόγος. L’être humain regarde bouche bée images et couleurs jusqu’à ce qu’il parle, jusqu’à ce qu’à l’intérieur de son âme, il donne des noms. Ces êtres humains qui, si je peux parler ainsi, possèdent beaucoup de ce mot intérieur, ce don intuitif et divin de la désignation, ont aussi beaucoup d’entendement, beaucoup de jugement. Ceux qui n’en ont pas, même si une mer complète d’images devait nager autour d’eux, ils regardent seulement fixement quand ils les voient, ils ne peuvent pas les comprendre, ni les transformer en soi, ni en avoir usage. Plus on renforce, guide, enrichit, forme ce langage intérieur d’un être humain, plus on guide sa raison et on rend le divin vivant en lui, qui a besoin du bâton de la vérité, et qui s’élève en s’appuyant sur eux, comme en sortant du sommeil. — Nous verrons ailleurs les conséquences nombreuses que cela entraîne.
Notre connaissance n’est donc pas, même si c’est également bien sûr le soi le plus profond en nous, aussi autonome, volontaire et indépendante qu’on le croit. Tout cela mis de côté (ce qui a été montré jusqu’ici), [on peut voir] que notre connaître vient uniquement de la sensation, [mais que] l’objet doit encore venir à nous par des liens secrets, par un signe, qui nous enseigne à connaître. Cet enseignement, ce signe d’un étranger, qui imprime en nous sa marque, donne à notre penser toute sa forme et sa direction. Sans considération pour tout ce que l’on voit, ce qu’on entend et ce qui afflue de dehors, nous pourrions avancer à tâtons dans la nuit profonde et l’aveuglement, si l’instruction n’avait pas auparavant pour nous gravé en nous des formules de pensée également [déjà] toutes prêtes à l’emploi. C’est alors que notre force s’éleva vers le haut, apprit à se sentir et à s’utiliser soi-même. Pendant longtemps et souvent toute notre vie durant, nous avançons en nous appuyant sur les béquilles que l’on nous a fournies dans la plus tendre enfance, nous-mêmes pensons mais seulement dans les formes dans lesquelles les autres ont pensé, nous connaissons ce que le doigt de telles méthodes nous indique; le reste est pour nous comme s’il n’existait pas du tout.
Pour la plus grande part, cette « naissance de notre raison » est tellement indécente pour les sages de notre monde qu’ils la méconnaissent totalement et vénèrent leur raison comme un oracle incarné, éternel, indépendant de tout, comme un oracle incarné, éternel, indépendant de tout, infaillible. Sans un doute, ces sages n’ont jamais marché en culottes courtes, ils n’ont jamais appris à parler comme leurs nourrices parlaient, ou bien ils n’ont peut-être assurément aucun « cercle de sensation » déterminé, aucune langue maternelle et humaine. Ils parlent comme les dieux : c’est-à-dire, ils pensent purement et connaissent de façon éthérée, c’est pourquoi aussi seuls des proverbes divins et raisonnables peuvent sortir de leurs bouches. Tout pour eux est inné, [déjà] implanté [en eux], l’étincelle de raison infaillible dérobée au ciel sans un Prométhée. Laisse-les parler et adorer leurs mots imaginaires : ils ne savent pas ce qu’ils font. Plus quelqu’un est descendu profondément en soi-même, dans la structure et l’origine de ses pensées les plus nobles, plus il couvrira ses yeux et ses pieds et dira : « Ce que je suis, je le suis devenu. J’ai grandi comme un arbre : le germe était là ; mais l’air, la terre et tous les éléments que je n’ai pas plantés autour de moi devaient contribuer pour former le germe, le fruit, l’arbre. »
Johann Gottfried Herder,Du connaître et du sentir de l’âme humaine, trad. Claire Pagès, ed. Allia, p. 46 – 48