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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Catégorie: Perplexités et ratiocinations

Adorno facts

27 dimanche Mar 2022

Posted by patertaciturnus in Insatiable quête de savoir, Perplexités et ratiocinations

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Günther Anders, T. W. Adorno

Il est amusant de rapprocher ces deux extraits de l’article de Wikipedia consacré à Gunther Anders.

« Günther tente en 1929 d’obtenir une habilitation à l’université de Francfort, sous la direction de Paul Tillich, en présentant ses recherches philosophiques sur les situations musicales. Elle lui est refusée à cause des réserves émises par l’un des membres du jury, assistant de Tillich : Theodor W. Adorno. »

« Günther Anders a reçu de nombreux prix, dont […] le prix Theodor W. Adorno de la ville de Francfort (1983). »

Adorno est mort en 1969.  Le prix portant son nom a été créé en 1977 et il est décerné tous les 3 ans ; Anders en fut donc le 3e récipiendaire après Norbert et Elias et Jürgen Habermas  (le palmarès comprend quelques autres « pointures »).

Je suis curieux de savoir si Anders a fait un discours de réception de son prix et s’il y a fait référence au fait qu’il devait à Adorno de ne pas avoir eu la carrière universitaire qu’il avait initialement visée.

On peut également se poser quelques questions contrefactuelles. Adorno aurait il accepté qu’Anders reçoive un prix portant son nom ? (j’ignore complètement quelles relations ils ont eu dans la suite de leur carrière mais je n’ai guère de doute qu’ils ont continué à entendre parler l’un de l’autre puisqu’ils brassaient les mêmes thèmes et qu’ils sont tous deux revenus en Allemagne après, leur exil américain).  Anders aurait-il eu le « prix Adorno » si Adorno n’avait pas fait obstacle à sa carrière universitaire 54 ans auparavant ? (d’ailleurs est-on sûr qu’il y a un monde possible dans lequel Anders aurait eu l’habilitation en 1929 et où un prix Adorno serait créé en 1977 – ou à une autre date- ?). Valait-il mieux pour Anders ne pas avoir l’habilitation en 1929 et avoir le prix Adorno en 1983 ou avoir l’habilitation en 1929 mais pas le prix en 1983?

La bienveillance qui n’engage à rien

15 mardi Fév 2022

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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bienveillance, hypocrisie, stoïcisme

En faisant du tri dans mes favoris sur mon navigateur, je suis retombé sur ce merveilleux site de posters démotivationnels. Je l’ai sûrement déjà mentionné sur ce blog à l’époque – heureusement révolue – où j’y postais des articles tels que Litanie de la désespérance ou In the mood for death, mais comme mon lectorat se renouvelle, un rappel ne peut pas faire de mal.

En redécouvrant ce poster incitant à la confiance en soi, je me suis rendu compte que j’étais enclin à proposer le même détournement de la recommandation « prends soin de toi ». En effet, derrière « prends soin de toi » je crois qu’il faut souvent entendre « parce qu’il ne faut pas compter sur nous pour le faire ». « Prends soin de toi » c’est « démerde-toi ! » avec un emballage en carton de bienveillance qui n’engage à rien.

Rien de bien original dans cette remarque, j’en conviens.  Ce n’est finalement qu’une variation autour de la critique rousseauiste  de l’hypocrisie de la politesse. Que vaut ton « bonjour » si tu n’es pas disposé au moindre effort (au delà de l’expression même de ce souhait)  pour que la personne à qui tu l’adresses passe une bonne journée ? On fera remarquer à bon droit que ce genre de critique ne fait qu’exprimer l’aigreur des attentes déçues ( tu « entends « démerde-toi » sous le « prends soin de toi » parce que tu attendais un « tu peux compter sur moi »). Quelque perspicace que soit cette remarque sur la motivation des critiques du « prends soin de toi », elle reste insuffisante à titre d’objection car il reste à savoir si les attentes déçues étaient excessives.

Que peut-on dire en défense de la bienveillance qui n’engage à rien ?

1. A l’accusation d’hypocrisie on peut rétorquer qu’une bienveillance qui ne s’engage pas demeure distincte d’une indifférence déguisée. A celui qui nous dis « prend soin de toi », il serait donc injuste de répondre « tu serais plus honnête de dire simplement « démerde-toi » ». Pour soutenir cette idée, il faut donner un critère permettant de distinguer la bienveillance qui ne s’engage pas d’une réelle indifférence. Qu’est-ce qui permet de dire que je souhaite réellement le bien d’une personne alors même que je n’ai que de mauvaises raisons (paresse, lâcheté) de ne pas contribuer à son bien ?  Le fait que je sois moi-même affecté de ce qui lui arrive. Le problème de la bienveillance qui n’engage à rien n’est pas de mentir à l’autre en lui suggérant que son bien nous importe que le risque de se mentir à soi-même en se disant qu’on ne peut rien faire pour lui. Ceci nous amène au 2e  argument.

2. On peut faire valoir que la bienveillance peut avoir de très bonne raison de ne pas s’engager ; après tout il y a des situations où l’on ne peut effectivement rien faire de plus pour l’autre que de lui exprimer sa bienveillance. On dispose même d’une philosophie qui justifie qu’au fond le bien de chacun ne dépend que de lui : cette philosophie c’est le stoïcisme. L’ami stoïcien c’est celui sur lequel vous pouvez compter pour vous rappeler que vous ne devez compter au fond que sur vous-mêmes.

Que peut on répondre à ces arguments ?

1. La défense de la bienveillance qui n’engage à rien contre l’accusation d’hypocrisie consiste à démarquer la bienveillance sans engagement de l’indifférence, mais on peut objecter que cet argument repose sur une idée de la « pure indifférence » qui n’est qu’une fiction. En la matière, il faudrait raisonner en termes de différences de degré et non de nature. A première vue je ne suis pas indifférent si je suis triste que quelqu’un se noie sous mes yeux, mais imaginons que je l’aie laissée se noyer parce que j’aurais été encore plus triste d’abîmer mon beau costume en plongeant dans le canal pour la sauver ? N’aurait-il pas été hypocrite de ma part de lui exprimer ma « bienveillance » pendant qu’elle tâchait de nager jusqu’à la rive ?.

2. Difficile de nier qu’il est parfois rigoureusement impossible de venir en aide à autrui. On peut cependant faire deux observations.

– Même les stoïciens reconnaissent que venir donner des leçons de stoïcisme n’est pas toujours l’action la plus opportune quand quelqu’un est dans le malheur. On peut, de même, concevoir, que recommander à une personne de prendre soin d’elle n’est pas toujours du meilleur goût.

– Sans nier qu’il existe des situations d’impossibilité d’aider, on pourrait s’intéresser à l’attitude envers cette impossibilité. On pourrait distinguer un « je ne peux rien faire pour toi et je le regrette » et un « je ne peux rien faire pour toi, et ça m’arrange bien ». Dans ce second cas l’expression d’une bienveillance à bon marché tomberait de nouveau sous l’accusation d’hypocrisie.

Les trahisons amicales sont elles pardonnables ?

12 dimanche Déc 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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amitié, fidélité et trahison, Francis Bacon, héroïsme moral, pardon, trahison

« Cosme de Médicis, duc de Florence, eut un mot terrible contre les amis perfides et négligents, comme si c’étaient là des fautes impardonnables : « On lit, disait-il, qu’il nous est ordonné de pardonner à nos ennemis, mais il n’est écrit nulle part  que nous ayons l’ordre de pardonner à nos amis. » Néanmoins l’âme de Job était à un meilleur diapason lorsqu’il disait  : « Si l’on accepte le bien de la main de Dieu, ne doit on pas consentir à en accepter le malheur? » Il en va de même, proportions gardées, de nos amis. »

Francis Bacon, De la vengeance in Essais, Aubier Montaigne, p. 21

Cosme 1er de Médicis
(l’auteur de la citation rapportée par Bacon pourrait être Cosme II qui était son contemporain, mais j’ai choisi le plus beau gosse des deux pour illustrer cet article)

Il est un point sur lequel le mot de Cosme de Médicis touche juste : un mal donné est plus facile à pardonner quand il nous est infligé par une personne dont nous n’attendions aucun bien que lorsque nous le subissons du fait d’une personne dans laquelle nous avions placé notre confiance. Cependant cela ne suffit pas à trancher la question car ce n’est pas parce que c’est plus difficile à pardonner qu’il ne le faut pas (l’attitude de  l' »ami » après sa trahison étant vraisemblablement un élément à prendre en compte).

Job par Léon Bonnat

La transposition de la citation de Job proposée par Bacon  me laisse circonspect ; tout le problème réside en effet dans la clause de réserve « proportions gardées ». Dans le cas de Dieu,  c’est la référence à l’insondabilité de ses desseins qui permet de réduire la dissonance cognitive et de continuer à croire à sa bienveillance en dépit du mal subi. Soit dit en passant, s’il est bien question ici d’accepter le malheur que nous subissons de son fait, il n’y a pas lieu me semble-t-il de parler de pardon puisque le mal subi n’est pas compris comme l’effet d’une faute commise. Les desseins de nos amis ne sont pas aussi insondables que ceux de Dieu et il n’est pas toujours possible de continuer à croire en leur bienveillance quand nous avons subi un mal de leur fait. Inversement l’ami peut avoir une excuse dont ne dispose pas Dieu : n’étant pas omniscient il a pu nous faire du mal en voulant nous faire du bien. Si Bacon veut simplement nous signifier que l’ami peut n’être pas fautif du mal que nous subissons de son fait, il a  raison mais la comparaison avec Job ne nous éclaire guère sur l’identification des conditions dans lesquelles c’est le cas. Par ailleurs la référence à Job ne nous dit rien de l’attitude à adopter quand ce n’est pas la cas, c’est à dire lorsqu’il y a effectivement eu trahison. L’héroïsme moral de Job qui continue à faire confiance malgré tout pourrait cependant être défendue même dans ce cas (c’est-à-dire, même « proportions non gardées »). Qu’est ce qui peut pousser à rester fidèle à une amitié que l’autre a trahie, si ce n’est la sunk cost fallacy ? demandera-t-on.  L’héroïsme moral, ici comme ailleurs (par exemple dans la fable du colibri), repose sur le pari de sa valeur performative : afficher son héroïsme moral c’est faire appel à la moralité de l’autre : « regarde la confiance que je te fais malgré tout, comment ne désirerais tu pas la mériter ? ». Pari risqué !   

Pas de demi-mesure !

11 lundi Oct 2021

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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mépris

Si tu brûles de cracher ton mépris au visage d’une personne, c’est que tu ne la méprises pas encore suffisamment.

Rassure-moi, mais pas trop

27 lundi Sep 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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embarras, offense

Chose embarrassante : Constater que le meilleur moyen de rassurer une personne est de se montrer désobligeant envers elle.

— Ne t’inquiète pas, je ne te demanderai rien. J’ai  bien compris qu’on ne pouvait pas compter sur toi!

Les considérations sont elles inactuelles ?

19 dimanche Sep 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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culture, Nietzsche, style

Je viens de relire la première des Considérations inactuelles de Nietzsche. Je l’ai lu la première fois quand j’étais étudiant et je ne l’avais pas relue depuis ; j’en avais tout oublié si ce n’est que le méchant de l’histoire était David Strauss, représentant des philistins de la culture. C’est amusant à quel point le propos de cet ouvrage peut aujourd’hui apparaître daté, notamment en raison de sa dépendance envers la cible aujourd’hui largement oubliée des critiques de Nietzsche : David Strauss. La première des considérations inactuelles / intempestives est peut-être, des quatre, celles qui mérite le moins son titre  ; il faudrait que je relise la quatrième pour m’en assurer ( je l’ai encore davantage oubliée que la première … au point que je me demande si je l’ai vraiment lue), et elle mérite sûrement moins ce qualificatif que les ouvrages ultérieurs de Nietzsche qui n’émettent pas cette prétention dans leur titre.

Un autre point sur lequel il y a un écart amusant dans les écrits de jeunesse de Nietzsche (je veux dire, avant Humain trop humain)  entre leur prétention et la réalisation c’est en ce qui concerne le style. De l’avenir de nos établissements d’enseignement comme la Première considération inactuelle mettent l’accent sur le défaut de style de la fausse culture de leur époque, mais le style de ces ouvrages est lui même assez insupportablement pompeux ( a fortiori si on les compare aux écrits aphoristiques ultérieurs qui sont à la hauteur de leur prétention à la légèreté dansante).

David Friedrich Strauss: Miracle and Myth - Westar Institute

David Strauss

Je fais le malin aux dépens d’un grand auteur, mais finalement je dois reconnaître que j’ai bien dû me demander si le qualificatif de philistin de la culture ne s’appliquait pas à moi. Me revendiquant « légitimiste culturel », je ne peux pas ne pas me sentir concerné par cette remarque  par exemple :

 » Mais pour juger si mal de nos classiques, et pour les honorer si injurieusement, il faut ne plus les connaître – et tel est bien généralement le cas. On saurait autrement qu’il n’y a qu’une manière de les honorer : en poursuivant inlassablement leur quête, dans le même esprit et avec le même courage qu’eux. Les affubler au contraire du titre si douteux de « classiques » et s' »édifier » de temps à autres par la fréquentation de leurs œuvres, c’est-à-dire s’abandonner à ces molles et égoïstes émotions que nos salles de concerts et nos théâtres offrent contre paiement, leur ériger des statues et donner leur nom à des festivals et des associations – tout cela n’est que la parade par laquelle le philistin de la culture s’acquitte envers ces esprits de l’obligation de les reconnaître, et, surtout, de les suivre et de continuer leur quête. »

On conviendra qu’un article de blog est une parade moins coûteuse que l’édification d’une statue  …

Ringardisation des ringardiseurs

01 mercredi Sep 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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moquerie, Phil Collins

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Je découvre avec stupéfaction à l’occasion de ce tweet, qu’il se trouvait des personnes, encore récemment pour faire des blagues sur Phil Collins.

Il me semble que les processus de ringardisation sont soumis à la loi suivante : toute blague reposant sur l’idée que « X est ringard » finit par être plus ringarde que X.

Allez! Le dernier arrivé fait des blagues sur Phil Collins !

Rencontres aristotéliciennes

30 lundi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations, Tentatives de dialogues

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amitié, la philosophie comme manière de vivre, vertu

— C’est toujours un plaisir de passer du temps avec toi.

— C’est gentil, mais je recherche plutôt une amitié fondée sur la vertu.

*

C’est bien beau de faire découvrir à ses élèves la théorie aristotélicienne de l’amitié comme un vénérable monument de l’histoire de la philosophie, mais qu’en est-il de la mise en pratique ? Qui est prêt à trier ses relations en fonctions des distinctions aristotéliciennes des formes d’amitié, ainsi que nous y invitait Oscar Gnouros. Y a-t-il un seul authentique aristotélicien qui mette en pratique dans sa vie sociale les recommandations du stagirite parmi les plus érudits des aristotelian scholars ?

Comment se défendre d’une accusation d’apostasie ?

25 mercredi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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apostasie, Blaise Pascal, foi, Mohammed ben Abdelwahhab

Cet article est une mise au propre d’idées qui me sont venues au cours d’une discussion avec un fidèle lecteur, mais, selon la formule convenue,  je suis responsable de toutes les sottises qu’il est susceptible de contenir car je m’y aventure, une fois de plus, à parler d’un sujet que je ne maîtrise pas. La première de ces sottises est peut être de traiter avec une certaine désinvolture d’un sujet grave tant pour ceux qui pensent que l’apostasie implique la damnation éternelle que pour ceux pour lesquels l’accusation d’apostasie signifie la menace de perdre leur seule vie : la vie terrestre.

Cette mise au point préalable étant faite, rentrons dans le vif du sujet :

Vous êtes accusé d’apostasie et – pour des raisons qui ne nous occuperons pas ici – vous ne souhaitez pas assumer être un apostat. Quelles stratégies de défense s’offrent à vous ?

1) Vous pouvez contester avoir tenu les propos ou accomplis les actes tenus pour apostat

2) Vous pouvez reconnaître avoir le tenu les propos (ou accompli les actes) incriminés mais contester qu’ils aient valeur d’apostasie

Cette stratégie peut elle-même être mise en œuvre de deux manières très différentes

a) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement de la foi qu’on vous accuse d’abjurer car ils sont parfaitement compatibles avec elle

On devine que la difficulté dépendra ici des critères d’apostasie retenus par les autorités de la religion considérée. Quels sont les propos ou les actes considérés comme ayant valeur d’apostasie ? Ces débats qui se déroulent dans la sphère religieuse impliquent des prises de position sur d’intéressantes questions de philosophie de la croyance. On peut envisager d’échelonner les différentes positions sur le sujet entre deux extrêmes :

  • la conception la plus restrictive de l’apostasie : ne vaut comme apostasie que la négation explicite et non ambiguë des articles de foi de la religion considérée (je laisse de côté la question de savoir comment ceux-ci sont identifiés dans la communauté des fidèles).
  • la conception la plus extensive de l’apostasie : vaut comme apostasie toute transgression d’une règle que les dogmes couvrent de leur autorité

La conception la plus restrictive a pour conséquence, me semble-t-il, que seul celui qui assume d’être apostat peut être  condamné pour apostasie. La conception la plus extensive a pour conséquence que tout pécheur est un apostat (au moins le temps de son péché ?) ce qui n’est sûrement pas ce que voudront soutenir ceux qui tiennent à faire de l’apostasie la plus grave des transgressions religieuses. Pour illustrer ce que peut être une conception extensive de l’apostasie qui ne va pas jusqu’à cette extrémité, on peut prendre l’exemple des Dix annulatifs de l’Islam selon Mohamed ben Abdelwahhab (le fondateur du Wahhabisme).

Si les critères d’apostasie étaient limités aux deux premiers annulatifs on aurait une conception restrictive de l’apostasie (je ne dis pas la plus restrictive, car il me semble qu’il est concevable que quelqu’un soit jugé coupable d’association ou d’admettre des intermédiaires quoi qu’il nie le faire). Il me semble intéressant de jeter un œil aux ressorts de l’extension des critères d’apostasie au delà de ce noyau.

On notera d’abord que sans rallier lui même le polythéisme, un musulman peut être considéré comme apostat (selon la doctrine d’Abdelwahhab) en vertu de son attitude envers les polythéistes  (refuser de les condamner, douter qu’ils soient coupables, voire les défendre cf. 3e et 8e annulatif). Dans la définition de l’apostasie, à l’attitude directe de rejet d’un article de foi, est donc adjoint un ensemble d’attitudes envers ceux qui rejettent cet article de foi. J’attire l’attention de mes lecteurs sur le fait que ce mécanisme d’extension de la faute est courant en dehors de la question de l’apostasie et de la sphère religieuse. 

De même, il y a extension de l’attitude envers l’article de foi à l’attitude envers le messager qui l’a communiqué  : se moquer du prophète vaut apostasie (6e annulatif).

Le ressort des 4e et 9e annulatifs est d’un autres genre : l’extension de la culpabilité va cette fois de la négation de la vérité du message à la relativisation de sa portée.

Le 5e annulatif présuppose que la foi est affaire de cœur (thèse pascalienne !) : quand bien même vous professeriez en parole les articles de foi et accompliriez les actes prescrits, si cela vous inspire de la répulsion, vous rejetez la foi.

Enfin le 10e annulatif est intéressant car il pose la question de la limite avec la conception de l’apostasie que j’ai appelé « la plus extensive » : s’il est exclu de parler d’apostasie au moindre manquement, quand peut on considérer que la religion est suffisamment peu pratiquée pour que cela vaille apostasie. Je présume qu’il y a là une grosse marge d’interprétation. J’ignore s’il y a des transpositions juridiques des Dix annulatifs, mais si tel est le cas, j’imagine que la jurisprudence subséquente est passionnante.

Examinons maintenant la seconde sous-stratégie pour se dépêtrer d’une accusation d’apostasie en niant non les propos/ les actes incriminés, mais leur qualification.

b) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement parce que vous n’avez jamais juré ce qu’on vous reproche d’abjurer

Cela revient à dire quelque chose du genre suivant.

« Ou j’ai bien dit / fait cela.

Oui, cela équivaut à un rejet de la foi pastafarienne

Mais non, je ne suis pas un apostat du pastafarisme, car figurez-vous que je n’ai jamais été pastafarien »

Cette stratégie n’a évidemment d’intérêt que si l’apostat s’expose à des tourments plus graves que le simple impie qui n’a jamais professé la vraie foi. On peut indiquer au moins un exemple historique de mise en œuvre de ce genre de stratégie :

« Les musulmans refusant leur doctrine [celle des Azraqites] étaient pourchassés et mis à mort alors que les chrétiens et les juifs n’étaient pas inquiétés et considérés comme simples dimmi (protégés).

Plus de cinquante ans après la naissance de la secte, Wasil ibn `Ata, le fondateur de l’école mu`tazilite n’eut la vie sauve, lors d’une rencontre avec les Azariqa, que parce qu’il affirma ne pas être musulman. »

Djaffar Mohamed-Sahnoun, Les chi’ites: contribution à l’étude de l’histoire du chi’isme des origines

Ce qui est intéressant avec ce type de défense c’est qu’elle contraint l’accusateur à prouver tout autre chose que ce qu’il s’attendait à devoir prouver  : il devra en effet établir que l’accusé a été auparavant suffisamment attaché à la vraie foi pour pouvoir en être apostat. Là encore tout dépend des critères d’appartenance à la communauté retenu par les autorités de la religion considérée.  Mais on peut reprendre l’exemple du 10e annulatif d’Abdelwahab pour illustrer la difficulté : pour que « ne pas apprendre la religion » vaille apostasie encore faut il l’avoir suffisamment apprise.

On pourrait écrire une fiction mettant en scène un accusé d’apostasie mettant en œuvre cette stratégie de défense de manière particulièrement retorse. Lorsque ses accusateurs feraient valoir une multitude de témoins assurant l’avoir vu réciter les articles de foi et mettre en pratique les prescriptions avant de rejeter sa foi, il répondrait qu’en fait il n’a jamais cru, qu’il a toujours fait semblant. Peut-être, objectera-t-on, une telle argumentation se retournerait-elle contre lui, cette conduite simulatrice pouvant être tout aussi coupable que l’apostasie qu’on lui reproche. Mais notre accusé ferait valoir que cette simulation était bien intentionnée ; lecteur de Pascal, il mimait les formes extérieures de la foi dans l’espoir d’accéder à celle-ci. Malheureusement, parce qu’il était trop conscient de ce qu’il essayait de se faire croire quelque chose qu’il ne croyait pas, cette entreprise échoua. Mais, ferait-il valoir sans un succès temporaire, cet aveu final d’échec ne saurait valoir apostasie.

Foi de l’homme fort

21 samedi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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adoration, Dostoievski, Elias Canetti, foi

— Vous figurez-vous qu’il puisse croire en Dieu ?

— C’est un homme très fier, comme vous l’avez dit vous-même  et beaucoup d’hommes très fiers aiment croire en Dieu, surtout ceux qui méprisent un peu les hommes. Beaucoup d’hommes forts éprouvent une espèce de besoin naturel de trouver quelqu’un ou quelque chose à adorer. L’homme fort a parfois beaucoup de peine à supporter sa force. […] Oh la cause en est claire : ils choisissent Dieu, pour ne pas adorer les hommes, naturellement sans se rendre compte eux-mêmes de ce qui se passe en eux. Adorer Dieu n’a rien de vexant. Voilà comment se recrutent les croyants les plus passionnés, ou plus exactement ceux qui désirent passionnément croire ; mais ils prennent leur désir pour la foi. Et ce sont ceux-là aussi qui, sur la fin, perdent le plus souvent leurs illusions.

Dostoïevski, L’adolescent, trad. Pierre Pascal, Folio, p. 63

*

Le lien suggéré dans ce texte entre besoin d’adorer et peine à supporter sa force mériterait évidemment des éclaircissements. N’est ce pas une forme de faiblesse que d’avoir de la peine à supporter sa force ? Faut-il alors supposer que celui qui atteint le degré supérieur de la force n’a plus de peine à supporter celle-ci et est libéré du désir d’adorer? A moins que, pour être libéré d’un pareil désir, il faille soi-même être un dieu?

Quoi qu’il en soit l’idée d’une foi qui ne serait pas l’expression d’un désir de consolation (et donc de la faiblesse) est intéressante. J’ai mentionné naguère un texte de Canetti qui évoque cette idée sous une forme un peu différente : il suggère qu’on pourrait se tourner vers Dieu, non pas pour avoir quelqu’un à adorer, mais pour avoir quelqu’un à remercier. Le besoin de remercier s’articule peut être plus clairement que le désir d’adoration aux notions de force et de faiblesse : car celui qui ressent le besoin de remercier n’est certes pas en position de faiblesse comme celui qui implore le secours, mais il a conscience des limites de sa force, il sait que certains des biens dont il jouit, il ne dépendait pas que de lui de les obtenir.

L’affirmation finale est également assez mystérieuse, pourquoi celui dont la foi est animée par le désir d’adorer serait -il plus facilement désillusionné que celui qu’anime le désir de consolation ? On conçoit qu’un homme finisse par se désespérer par l’absence de réponse à ses appels au secours, mais en quoi Dieu se soustrait-il à notre besoin d’adoration ?

 

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