La farce était dans la tragédie

On connaît l’incipit du 18 Brumaire Louis Napoléon Bonaparte :

« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 à 1851 pour la Montagne de 1793 à 1795, le neveu pour l’oncle. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire.

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière. »

Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte

27 juillet 1794 : chute de Robespierre | lhistoire.fr

Même s’il n’y fait pas explicitement référence, il est difficile de croire que Bronislaw Baczko n’a pas en tête ce texte fameux, lorsqu’il évoque la théâtralisation des événements du 9 Thermidor ainsi que la part de farce dans la tragédie.

« Ne quittons pas encore cette journée exaltée par les uns comme un soulèvement héroïque contre le « tyran », dénoncée par les autres comme un moment tragique où le ressort même de la Révolution aurait été brisé. On sait bien que la Révolution manifeste tout à son long une forte tendance à théâtraliser ses faits et ses gestes, à s’offrir comme un spectacle contraignant, imposant à ses acteurs des rôles et des costumes. Le 9 Thermidor ne fait, sur ce plan non plus, pas exception et les récits de cette journée s’en sont souvent inspirés. Il faudrait pourtant préciser chaque fois la théâtralité de cette mise en représentation. On se souvient des épisodes, maintes fois contés, qui en font un drame, voire une tragédie à l’antique : les députés qui se lèvent en criant A bas le tyran ! ; ces mêmes conventionnels, menacés par les canons, qui décident de rester dans la salle et de mourir pour la République, à l’instar des sénateurs romains ; Robespierre, à la Commune, hésitant à se réclamer du peuple contre la Convention, qui est le pouvoir légitime de la République ; la salle du Comité de salut public où Robespierre, blessé, est étendu sur une table, où Saint-Just, impassible, fixe de ses yeux la Constitution, affichée sur le mur, et prononce les paroles : « Voilà pourtant mon ouvrage, et le gouvernement révolutionnaire aussi. » Images d’Epinal, dira-t-on, dont plusieurs ne résistent pas à la critique historique. Nul n’en doutera mais ces clichés sont entrés dans la mémoire historique pour laquelle les représentations engendrées par un événement sont souvent plus importantes que l’événement lui-même. Mais que l’imagerie ne masque pas le mélange de genres : le tragique tourne sans cesse au grotesque. Tallien agite à la tribune de la Convention un poignard dont il n’a guère l’intention de faire usage ni contre Robespierre ni contre lui-même ; Hanriot, chef de la force armée parisienne, tour à tour garrotté par quelques gendarmes et libéré par ses fidèles ; quelques centaines de Jacobins qui ne se lassent pas d’acclamer Robespierre et de lancer des appels héroïques à combattre les « scélérats » mais dont le nombre ne cesse de fondre, que dix ( !) personnes suffisent à disperser et dont la salle, « le bastion invincible de la Révolution » est, tout bêtement, fermée à clé, comme pour marquer la fin du spectacle. Des milliers d’hommes armés, groupés dans leurs bataillons, semblent se livrer à un étrange ballet : les mêmes qui, l’après-midi, sont partis pour soutenir la Commune se retrouvent, le soir, du côté de la Convention. Les canonniers se livrent à un aller-retour, entre place de Grève et place du Carrousel, sans avoir tiré un seul coup de canon. Comme pour ajouter à ce côté grotesque, le personnage à qui il incombe de jouer cette nuit-là le rôle particulièrement dramatique, le gendarme qui tira sur Robespierre, s’appelait Merda. Et cela sentait tellement le ridicule qu’on le rebaptisa vite en Meddat avant de le présenter à la Convention qui l’accueillit triomphalement. Cette nuit où les passions se déchaînèrent, où on ne jura, des deux côtés, que de « vivre libre ou mourir », on n’entendit tirer que deux coups de pistolet : celui du « brave gendarme » Merda et celui de Lebas, qui se suicida. La vraie tuerie ne commença que le lendemain de la victoire, place de la Révolution : vingt-deux guillotinés le 10 thermidor, soixante-six exécutés le 11 thermidor, la plus grande « fournée » qu’avait jamais connue Paris depuis l’avènement de la Terreur. Nous ne saurons jamais quel aurait été le nombre d’exécutés si le parti adverse, Robespierre et ses partisans, l’avait emporté… »

Bronislaw Baczko, Sortir de la TerreurThermidor et la révolution

Duplicités kantiennes

« Malice de Kant. — Kant voulait démontrer, d’une façon qui abasourdirait « tout le monde », que « tout le monde » avait raison : — ce fut là la secrète malice de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé populaire, mais il écrivit pour les savants et non pas pour le peuple »

Nietzsche, Le Gai savoir, §. 193

*

« On a souvent fait observer qu’il a, presqu’en tout temps, existé deux tendances divergentes dans le travail de la réflexion humaine ; on peut les distinguer, faute de meilleurs termes, par des noms empruntés à l’histoire du Moyen Âge et dire que les penseurs se divisent en scolastiques et en mystiques. Les auteurs du premier groupe croient que notre intelligence, en partant du témoignage des sens, peut découvrir comment les choses sont réellement, exprimer les relations qui existent entre les essences, dans un langage qui s’impose à tout homme raisonnable, et ainsi parvenir à la science du monde extérieur. Les autres sont préoccupés des convictions person­nelles ; ils ont une confiance absolue dans les décisions de leur conscience; ils veulent faire partager, à ceux dont ils peuvent se faire écouter, leur manière de concevoir le monde; mais ils n’ont aucune preuve scientifique à faire valoir.

Bien distinguer ces deux tendances devrait être l’objectif le plus important à proposer à la philosophie ; il ne semble pas que cette entreprise soit fort difficile; les obscurités souvent énormes que présente la doctrine de Kant, proviennent de ce que les deux tendances y sont mêlées d’une manière particulièrement compliquée. Les écrivains catholiques reprochent, sans cesse, à Kant d’avoir enseigné un subjec­tivisme qui peut conduire facilement au scepticisme ; il ne croyait point mériter une telle critique, habitué qu’il était à admettre que l’expérience religieuse nous fournit toute l’expression de la vérité compatible avec notre faiblesse humaine. »

Georges Sorel, Réflexions sur la violence

Matériau pour une théorie des méta-complots

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Il y a six ans de cela, j’ai mentionné un texte de Benjamin Constant qui suggère qu’un certain nombre de complots sont en fait créés par ceux qui sont chargés de traquer les complots.

« Dès que la découverte des complots est érigée en mérite, il se trouve des hom­mes qui aspirent à ce mérite et qui créent des complots pour les découvrir. »

Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, chap. XVII

J’avoue que je n’ai pas trop réfléchi aux exemples susceptibles d’illustrer cette idée.  Le Protocole des sages de Sion est un exemple assez évident de ce genre de méta-complot ourdi par un service de sécurité, puisque, comme l’on sait, ce texte un faux créé par la police secrète du Tsar. Mais comme la plus ancienne version de ce texte date de 1903, ce n’est évidemment pas un cas que Constant avait en tête.

La lecture de Sortir de la Terreur de l’historien polonais Bronislaw Baczko permet de découvrir des cas que Constant a pu connaître et qui ont pu nourrir sa réflexion. Après avoir souligné l’importance des rumeurs dans le cours  des événements révolutionnaires, Baczko attire l’attention sur la prégnance du thème du complot parmi ces rumeurs.

« Un survol très rapide permet de dégager un thème répétitif – celui du complot –, inséparable d’un autre, celui de l’ennemi caché. La rumeur est étayée par toute une symbolique, riche et dense, des forces occultes et menaçantes, des ténèbres où les scélérats trament leurs machinations. Le but précis du complot varie selon le cas et les circonstances. Il est pourtant frappant que les grandes vagues de rumeurs populaires ne parlent pas seulement d’un complot contre la Nation, la Révolution, mais désignent une conspiration menaçant la substance vitale du peuple. Les « ennemis » s’attaqueraient à sa santé, à sa vie même, à ses femmes et ses enfants. Ainsi, la rumeur qui accompagne la montée de la violence populaire a pour effet direct que l’exercice de celle-ci soit vécu comme un acte de légitime défense ou de vengeance contre les « scélérats » qui trament des crimes abominables s’ils ne les ont pas déjà commis. Rumeurs qui se greffent sur des conflits sociaux et politiques bien réels, mais qui alimentent et surexcitent les passions, les peurs et les haines, les espoirs et les fureurs, ce matériau dont sont faits les moments de crise pendant une révolution. Rumeurs politiques, certes, puisqu’elles sont alimentées par des conflits et des événements par excellence politiques. Très souvent, ces rumeurs sont politisées par la Révolution mais elles ne font pourtant que prolonger, dans un nouveau contexte, des thèmes et fantasmes fort anciens. Ainsi de la rumeur de « complot de famine », remarquablement étudiée par Steve L. Kaplan. »

Bronislaw Baczko, Sortir de la TerreurThermidor et la révolution

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/52/Bronis%C5%82aw_Baczko.jpg

Bronisław Baczko (1924 – 2016)

Baczko consacre le premier chapitre de son ouvrage à une rumeur de complot qui a circulé parmi les acteurs  et spectateurs du 9 thermidor  : Robespierre aurait projeté de devenir roi en épousant la fille de Louis XVI. Si cette idée nous parait aujourd’hui invraisemblable, il s’est cependant trouvé des gens à l’époque pour la croire. Baczko nous apprend que cette rumeur a été crée de toute pièce et diffusée intentionnellement par certains thermidoriens pour faire pencher le rapport de force en leur faveur alors que l’issue de l’événement était encore incertaine.

« La fable, pour l’histoire de laquelle nous avons fourni quelques repères, fut fabriquée de toutes pièces. Elle n’est pas partie « d’en bas », d’une foule désorientée ou des sections soumises en même temps à des ordres contradictoires, ceux de la Convention et ceux de la Commune. Elle a été lancée d’« en haut », par les Comités de salut public et de sûreté générale, pour rallier les sections et la force armée, pour canaliser leurs émotions, triompher de leurs hésitations, réelles ou supposées. Ainsi, aucun doute ne persiste sur l’élément clé de la fable, à savoir le sceau à fleur de lys, qui était la fameuse preuve matérielle des « visées royalistes » de Robespierre. Ce sceau, rappelons le, aurait été saisi à la Maison Commune, déposé ensuite sur la table du président de la Convention, reconnu comme authentique par plusieurs députés, reproduit, un an plus tard, par Courtois dans son rapport. Or, c’est un faux. Vingt ans plus tard, à Bruxelles, les  régicides exilés vivaient dans leurs souvenirs, ressassaient leur grandeur comme leurs querelles passées, s’essayaient à comprendre tant l’histoire qu’ils avaient faite que celle qu’ils avaient subie. Et il était de notoriété publique parmi eux que le fameux sceau n’avait été trouvé à la Maison Commune qu’après y avoir été caché par les agents du Comité de sûreté générale. Vadier, qui dirigeait l’opération, l’avoua lui-même. « Cambon disait un jour à Vadier, exilé comme lui à Bruxelles : Comment avez-vous eu la scélératesse d’imaginer ce cachet et toutes les autres pièces par lesquelles vous vouliez faire passer Robespierre pour un agent royaliste ? Vadier répondit que le danger de perdre la tête donnait de l’imagination. » Vadier avait-il tout seul inventé la fable et fabriqué la pièce à conviction ? Qui d’autre avait trempé dans cette manipulation ? Avait-on lancé une seule version de la rumeur et laquelle, ou plutôt plusieurs versions simultanément dans l’espoir que l’une relaierait l’autre ? On ne le saura probablement jamais. »

ibid.

Gravure sépia foncé, portrait en buste de Vadier.

Marc-Guillaume-Alexis Vadier (1736 – 1828)

Il importe de relever que cet exemple de méta-complot n’est pas isolé pendant la période révolutionnaire et que Robespierre semble avoir été victime du genre de procédés que lui ou les siens ont employés.

« Le succès de la fable de Robespierre-roi forme ainsi un épisode de l’histoire de l’imaginaire et de la rumeur révolutionnaires. Mais les particularités de cette fable évoquent un contexte plus spécifique, celui de la Terreur. En effet, il est aisé de constater que cette fable se rattache à d’autres calomnies, destinées à devenir autant de rumeurs, fabriquées de toutes pièces par le pouvoir montagnard, Robespierre en tête. Hébert n’était-il pas accusé d’avoir organisé la famine, d’avoir arrêté aux barrières le pain dont manquait le peuple ? Danton n’était-il pas présenté comme chef d’une conjuration, complice de l’étranger, traître à la Patrie, protecteur des émigrés ? Comme ces autres affabulations, la fable de Robespierre-roi est une invention terroriste. Terroriste, car fabriquée par toute une machine politique et policière de la Terreur, mais également au sens où elle s’adresse à l’imagination sociale façonnée par la Terreur. »

ibid.

Pour revenir à mon point de départ, on notera que le genre de méta-complot  évoqué ici par Baczko ne correspond pas exactement à celui dont parle Constant. En effet le philosophe natif de Lausanne fait explicitement référence à des manipulations opérées par des agents de base des services de sécurité.

« Plus vous descendez dans les rangs inférieurs des agents de l’autorité ; plus vous rencontrez de nombreux exemples de ce zèle déplorable. Une race de sbires déguisés se répand dans les bourgs, dans les ateliers, dans les campagnes, captive la confiance de l’ignorance et de la misère; encourage le mécontentement, donne un corps aux désirs les plus fugitifs et les plus vagues, travestit en projets chaque geste de l’impatience et chaque cri de la douleur, et vient ensuite apporter en offrande les malheureux qu’elle a égarés pour les trahir, aux pieds d’une autorité qui accueille ce funeste hommage , et qui s’en fait valoir à son tour. « 

Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, chap. XVII

 En revanche dans les exemples mentionnés par Baczko, l’initiative de la manipulation appartient aux politiciens et les agents de la police n’en sont que les exécutants.

Ennuyeux et ennuyés

Mes lecteurs fidèles se souviennent peut être de la surprenante théorie des classes sociales esquissée par l’esthéticien auquel Kierkegaard donne la parole dans la première partie d’Ou bien … ou bien … .

« Le mot ennuyeux peut aussi bien marquer un homme qui ennuie les autres, que celui qui s’ennuie tout seul. Ceux qui ennuient les autres sont : la plèbe, la foule, en général le cortège éternel de l’humanité ; ceux qui s’ennuient eux-mêmes sont les élus, les nobles ; et, c’est assez étrange, ceux qui ne s’ennuient pas eux-mêmes ennuient généralement les autres tandis que, par contre, ceux qui s’ennuient eux-mêmes, divertissent les autres. Ceux qui ne s’ennuient pas sont généralement ceux qui d’une manière ou d’une autre sont affairés, mais c’est justement pourquoi ils sont les plus ennuyeux de tous, les plus insupportables »

Søren Kierkegaard, Ou bien … ou bien …, trad. F. Brandt, Tel Gallimard, p. 225

Il n’est pas absurde d’attribuer à ce développement une inspiration byronienne. Il est en effet tentant de le rapprocher du dernier distique de la strophe ci-dessous, extraite du Don Juan de Byron.

« Our ridicules are kept in the background,
Ridiculous enough, but also dull.
Professions too are no more to be found
Professional ; and there is nought to cull
Of folly’s fruit, for though your fools abound,
They’re barren and not worth the pains to pull.
Society is now one polished horde,
Formed of two mighty tribes, the Bores and Bored. »

George Byron, Don Juan, Canto XIII, 95

Il n’est pas douteux que Kierkegaard connaissait le Don Juan de Byron puisqu’il le mentionne dans la section d’Ou bien … ou bien consacrée au Don Giovanni de Mozart.

Pour ma part, je dois la découverte de ce texte à Chesterton, qui le commente au début du chapitre des Hérétiques qu’il consacre à Kipling.

« Quand Byron divisa l’humanité en ennuyeux et ennuyés, il omit de noter que les plus hautes qualités se rencontrent chez les premiers, les plus basses chez les seconds, au nombre desquels il se comptait. L’ennuyeux, par son enthousiasme radieux, par son bonheur solennel, prouve qu’en un certain sens il est poète. L’ennuyé prouve sûrement qu’il est prosaïque. »

G. K. Chesterton, Hérétiques, chapitre III

Vous n’aurez plus ma haine

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« Ma haine a pris un coup de vieux : elle s’est transformée en mépris. »

Stanislaw Jerzy Lec, Nouvelles pensées échevelées

L’observation est juste et appelle d’autres questions : en quoi consiste le coup de vieux des autres sentiments : amour, colère, admiration ? Finissent-t-ils tous dans le trou noir du mépris ? A moins qu’ils ne faillent distinguer des nuances de mépris en fonction du sentiment dont il est la forme sénile ?

Le bon sauvage est un otage

Duchet - anthropologie

« Les missionnaires inventent les « bons sauvages », dont ils opposent les vertus naturelles et la touchante simplicité à la détestable corruption des Européens. En eux revit l’esprit des premières communautés chrétiennes, avec eux jésuites ou quakers vont bâtir ces sociétés-modèles, cités en réduction dressées comme des citadelles au cœur de l’incroyance. A ses débuts tout au moins, la République chrétienne du Paraguay, comme plus tard la Pennsylvanie des quakers, témoignent de la vigueur de ce primitivisme militant.

A l’inverse, humanistes et libertins voient dans ces peuples qui vivent sans lois, sans rois, sans prêtres, sans tien ni mien, et qui sont heureux et vertueux, la preuve de la supériorité d’une morale naturelle, fondée en instinct et en raison. Des premiers récits de voyages, certains s’étaient empressés de conclure à l’existence de peuples athées. Pour leur répondre, les missionnaires, ethnologues par nécessité sinon par vocation, se livrèrent à une enquête systématique sur les mœurs et les croyances des sauvages, cherchant à découvrir, sous leur apparente diversité, un principe d’identité qui manifestât la présence d’un Dieu caché. Niant l’existence de peuples athées, ils réaffirmèrent la valeur de l’argument traditionnel tiré du consentement universel. A leur tour, d’érudits libertins, tel La Mothe le Vayer, se livrèrent à une savante exégèse de leurs écrits, au terme de laquelle la « vertu des païens », cet instinct divin qui, selon le père Acosta, préparait les âmes du Nouveau Monde à la révélation et à la prédication, devenait un instinct naturel qui permettait à des peuples privés des lumières de la véritable religion de distinguer le bien du mal et d’avoir une conduite morale. L’éloge des bons sauvages, entonné pour la plus grande gloire de Dieu, se retournait contre leurs imprudents laudateurs.

Dans ce débat, les peuples sauvages sont cités comme témoins ; leur être réel importe peu, puisque tous ensemble ils forment une seule et même figure mythique, où les rêves d’un Eden primitif ou d’un Age d’or situé aux origines de l’humanité reprennent chair et vie en abordant des terres nouvelles. Dans l’arsenal de la libre pensée, où ils viennent rejoindre le bon Turc ou le sage Egyptien pour servir à la critique des institutions, leur « condition d’hommes », opposée « à toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge d’or », est tout aussi abstraite : heureux parce qu’ils ignorent tous les maux dont souffrent les sociétés civilisées, ils ont pour fonction, entre l’histoire et l’utopie, de peupler l’espace politique où s’aventure l’homme européen, de la Renaissance au siècle des Lumières. A une société qui doute de ses valeurs et de ses pouvoirs, l’occasion est donnée de se mettre elle-même en question, de se penser autre qu’elle n’est, d’inventer sa propre négation, pour mieux mesurer son aliénation.

Ainsi s’estompent les caractères originaux d’une humanité exotique, dont on ne retient que les traits susceptibles de fournir un modèle, ou à l’inverse de dénoncer l’illusion d’un modèle. La réalité du monde sauvage demeure enserrée dans un réseau de négations, qui, par le jeu des combinaisons, permet la construction de modèles antithétiques. Tantôt il est question de peuples sans histoire, sans écriture, sans religion, sans meurs, sans police, et dans ce premier type de discours les négations se combinent avec des traits marqués positivement pour signifier le manque, le vide immense de la sauvagerie opposé au monde plein du civilisé. Tantôt on envie ces mêmes peuples qui vivent sans maîtres, sans prêtres, sans lois, sans vices, sans tien ni mien, et les négations, combinées ici avec des traits marqués négativement, disent le désenchantement de l’homme social et l’infini bonheur de l’homme naturel. Dans le premier cas, le parallèle tourne à l’avantage de l’homme policé, dans le second, la différence est tout entière au désavantage de l’homme social. Il s’ensuit qu’un seul changement de signe suffit à inverser tout le sens du discours : de Voltaire à Rousseau ou Diderot, ce sont moins ses éléments qui varient que leur distribution dans un système où ils sont affectés tantôt du signe plus, tantôt du signe moins.

Il arrive pourtant que ces deux discours interfèrent : les apologistes du bonheur de l’homme sauvage ne peuvent ignorer qu’il mène une vie hasardeuse et pénible, qu’il peut être méchant et cruel ; les esprits les plus convaincus des bienfaits de la civilisation ne peuvent nier que les civilisés ne soient parfois « de vrais anthropophages ». De la misère de l’homme civil à la barbarie des civilisés, de l’incertitude de la vie sauvage au bonheur de l’homme naturel, toute une thématique de l’état sauvage témoigne d’une vision ambiguë, où affleure la perception d’une réalité contradictoire ; on ne peut séparer les bons sauvages des mauvais aussi aisément que le fait Prévost dans Cleveland, où les cruels Rouintons servent de repoussoir aux sages Abaquis. Les peuples du Canada sont à la fois bons et hospitaliers, et redoutables à leurs ennemis, les Mexicains ont eu quelque notion des arts et des sciences, mais ils ont pratiqué les sacrifices humains. Cette ambiguïté du monde que l’on dit sauvage ne renvoie-t-elle pas à une nature humaine, sans doute perfectible, mais partagée entre le Bien et le Mal et capable des pires régressions? S’il n’est pas sûr que l’homme civil soit plus heureux que l’homme sauvage, il est encore moins sûr qu’il soit meilleur.

Débat sans fin, dont l’objet est moins finalement la condition de sauvage que le statut du civilisé, et le sens de l’histoire humaine. Le paradoxe de Montaigne, selon qui les cannibales sont moins barbares que les peuples soi-disant policés qui traitent cruellement leurs ennemis, quoique de même nation, a une valeur exemplaire; de ce renversement, de cette confrontation surgit l’image d’une sauvagerie latente, enfouie au cœur du monde civilisé, comme une menace ou une tentation. Absorbé par le spectacle de sa propre histoire, l’homme européen se détourne de tout ce qui n’est pas elle, et ne parvient à s’intéresser au monde sauvage que dans la mesure où celui-ci lui offre l‘image de son passé, ou d‘un présent encore enténébré. »

Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin Michel 1995, p. 10 -13

Déléguez vos corvées à autrui grâce à deux astuces géniales !

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Pour célébrer la fête des travailleurs je vous propose de nous intéresser à l’art de faire travailler autrui à sa place. Étonnamment les deux stratégies que nous examinerons – celle de Tom Sawyer et celle de Monsieur Miyagi – ont été mises en œuvre pour un même objectif : faire repeindre une palissade.

La stratégie Miyagi

Nariyoshi Miyagi est cet immigrant japonais dans qui enseigne le karaté au jeune Daniel LaRusso dans Karaté Kid. Dans une séquence immortelle du film, Miyagi fait repeindre une palissade à son élève en faisant de ce travail une occasion d’acquérir la maîtrise d’un geste du karaté.

On conviendra que cette stratégie pour obtenir du travail gratuit n’a, à première vue, rien d’extrêmement originale puisqu’elle est à la base de l’exploitation des stagiaires ; elle peut se formuler ainsi  » Fais ce travail pour moi tu seras rémunéré en acquisition de compétence. » Ce qu’il y a d’original dans la mise en œuvre du procédé par Monsieur Miyagi c’est que la tâche qu’il fait accomplir à son élève n’a a priori rien à voir avec la compétence qu’il lui promet d’acquérir. Ce point apparemment anodin est très important,car, évidemment, quand vous avez une tâche à accomplir, vous n’avez pas toujours sous la main quelqu’un qui souhaite apprendre à accomplir cette même tâche. Il s’agit donc d’élargir le périmètre de la main d’œuvre gratuite potentielle.  Tout l’art consiste en ceci : réussir à persuader votre pigeon que le meilleur moyen pour lui d’acquérir la compétence X qu’il convoite, c’est d’accomplir la tâche Y qui se trouve par hasard vous rendre service.

 La stratégie Tom Sawyer

Au deuxième chapitre des Aventures de Tom Sawyer, le jeune héros créé par Mark Twain est puni par sa tante Polly pour être sorti en pleine nuit. Il est condamné à passer son samedi matin à repeindre la clôture du jardin familial au lait de chaux. Après avoir échoué à refiler la corvée à l’esclave Jim, Tom parvient à la faire accomplir par ses camarades grâce à la méthode du « t’es pas cap ».

« L’énergie de Tom ne dura pas. Il se mit à penser aux amusements qu’il avait prévus pour ce jour-là, et son chagrin redoubla. Bientôt ses camarades, libres, allaient passer, s’apprêtant à toutes sortes  d’expéditions délicieuses, et ils se moqueraient sans fin de lui parce qu’il était obligé de travailler – l’idée même le brûlait tel un brasier. Il sortit de ses poches ses biens temporels et les examina – morceaux de jouets, billes, et autres bricoles ; suffisamment pour monnayer un échange de travail, sans doute, mais certainement pas assez pour monnayer ne serait-ce qu’une demi-heure de pure liberté. Il remit donc ses maigres moyens dans ses poches, et renonça à tenter de soudoyer les garçons. En ce moment de sombre
désespoir, il eut une inspiration ! Rien de moins qu’une grande, magnifique inspiration.

Il prit son pinceau et se remit tranquillement au travail. Ben Rogers finit par arriver – de tous les garçons, précisément celui dont il redoutait le plus les railleries. La démarche de Ben était toute en pirouettes – preuve suffisante que son cœur était léger et qu’il s’attendait à de grandes choses. Il croquait une pomme, et lançait de temps en temps un long gloussement mélodieux, suivi par un profond ding-dong-dong, ding-dong-dong, car il incarnait un bateau à aubes. Lorsqu’il s’approcha, il réduisit la vitesse, prit le milieu de la rue, pencha franchement à tribord et se mit en panne avec une solennité pesante et une application des plus laborieuse – car il incarnait le Big Missouri et ne pouvait pas oublier qu’il avait un tirant d’eau de neuf pieds. Il était à la fois navire, et capitaine, et cloche des machines, de sorte qu’il devait s’imaginer debout sur son propre pont supérieur en train de donner des ordres, tout en les exécutant :
« Stoppez les machines ! Dring-drelin-drelin ! » Courant sur son erre, il remonta lentement vers le trottoir.
« Navire prêt à appareiller ! Dring-drelin-drelin ! » Ses bras s’abaissèrent et se raidirent le long de ses flancs. […]
Tom continuait à peindre – sans prêter la moindre attention au vapeur.
Ben l’observa un instant et dit : « Sa-lut ! Tu es mal barré, pas vrai ? »
Pas de réponse. Tom examina son dernier coup de pinceau avec un regard d’artiste, puis il repassa doucement le pinceau et évalua le résultat, comme précédemment. Ben s’amarra près de lui. La pomme faisait saliver Tom, mais il continua à travailler. Ben dit : « Salut mon vieux, tu dois travailler ? Eh ben ! »
Tom pivota brusquement sur ses talons et dit : « Oh, mais c’est toi, Ben ! Je t’avais pas vu. »
« Dis donc – je vais aller faire trempette, ça c’est sûr. T’aimerais pas venir ? Mais naturellement, tu préfères travailler – je crois bien. Mais oui, j’en suis certain ! »
Tom regarda longuement le garçon, et demanda : « Qu’est-ce que tu veux dire, du travail ? »
« Quoi, c’est pas du travail, ça ? »
Tom continua à badigeonner, et répondit d’un ton insouciant : « Eh bien, peut-être bien que oui, et peut-être bien que non. Tout ce que je sais, c’est que ça plaît à Tom Sawyer. »
« Oh, arrête, tu essayes quand même pas de me dire que tu aimes ça ? »
Le pinceau continua à s’activer.
« Aimer ? Eh bien, je vois pas pourquoi j’aurais pas le droit d’aimer ça. Est-ce qu’un garçon a la chance de pouvoir badigeonner une clôture tous les jours ? »
Ce qui projetait sur les choses une lumière toute nouvelle. Ben arrêta de mordiller sa pomme. Tom passait gracieusement son pinceau d’avant en arrière – se recula pour observer l’effet – ajouta une touche ici ou là – critiqua de nouveau l’effet – Ben observant chacun de ses gestes et s’y intéressant de plus en plus, observant avec de plus en plus de curiosité. Il finit par dire :
« Dis donc, Tom, laisse-moi badigeonner un peu. »
Tom réfléchit, s’apprêta à acquiescer, mais changea d’idée : « Non – non – je crois bien que ça n’irait pas, Ben. Tu comprends, tante Polly est très exigeante au sujet de cette clôture – tu sais, juste ici, côté rue
–, bon, si c’était la clôture de l’autre côté, je dirais pas non, et elle non plus.
Oui, elle est vraiment très exigeante au sujet de cette clôture ; il faut la peindre avec beaucoup d’attention ; je crois bien que pas un garçon sur mille, peut-être sur deux mille, ne pourrait la peindre exactement comme il faut. »
« Non – c’est pas vrai ? Oh allez, écoute – laisse-moi juste essayer. Juste un peu – moi, je te laisserais, si j’étais toi, Tom. »
« Ben, j’aimerais bien, foi d’Indien ; mais tante Polly eh bien, Jim voulait s’y mettre, et elle a pas voulu ; Sid voulait s’y mettre, et elle a pas permis à Sid. Bon, tu comprends dans quelle situation je me trouve ? Si tu te mettais à toucher à cette clôture et qu’il arrivait quelque chose… »
« Oh, écoute, je ferai très attention. Mais laisse-moi essayer. Dis – je te donne le trognon de ma pomme. »
« Eh bien, je sais pas – non, Ben, s’il te plaît. Je crains que… »
« Je te la donne tout entière ! »
Tom abandonna le pinceau avec un peu de répugnance sur son visage, mais de l’empressement dans son cœur. Et tandis que l’ex-vapeur Big Missouri travaillait et transpirait au soleil, l’artiste à la retraite était assis sur un tonneau à l’ombre, pas très loin, jambes pendantes, mâchant sa pomme, et planifiant le massacre d’autres innocents. Les victimes ne manquaient pas ; des garçons passaient par là de temps en temps ; ils venaient ricaner, mais restaient badigeonner. Quand Ben fut épuisé, Tom avait échangé sa place avec Billy Fisher moyennant un cerf-volant en bon état ; et quand ce dernier dut s’arrêter, Johnny Miller acheta sa place contre un rat mort et la ficelle pour le faire tournoyer – et encore, et encore, heure après heure. Et quand arriva le milieu de l’après-midi, Tom, qui le matin même avait été un pauvre garçon dans le dénuement le plus complet, roulait maintenant littéralement sur l’or. Outre les choses déjà mentionnées, il possédait douze billes, un morceau de guimbarde, un éclat de verre de bouteille bleu pour regarder à travers, un canon fait avec une bobine, une clé qui n’ouvrait rien, un morceau de craie, le bouchon en verre d’une carafe, un soldat de plomb, deux têtards, six pétards, un chaton borgne, un bouton de porte en cuivre, un collier de chien – mais pas de chien –, un manche de couteau, quatre morceaux de peau d’orange, et un vieux contrepoids abîmé ayant appartenu à une fenêtre.
Il avait eu droit à un bon moment de loisir agréable et paresseux – beaucoup de compagnie – et la clôture à trois couches de badigeon ! S’il n’avait pas fini par manquer de badigeon, il aurait ruiné tous les garçons du village. »

M. Twain, Les aventures de Tom Sawyer, trad. B. Hoepfner, ed. Tristram

Le commentaire du procédé utilisé par Tom est commenté par l’auteur lui-même à la fin du chapitre. Je lui laisse donc la parole.

« Tom se dit que le monde n’était en fin de compte pas si désolant que ça. Il avait découvert à son insu une importante loi de l’activité humaine – à savoir que, pour qu’un homme ou un garçon désire quelque chose, il suffit de rendre la chose difficile à atteindre. S’il avait été un grand et sage philosophe, comme l’auteur de ce livre, il aurait à présent compris que le Travail est tout ce qu’on est obligé de faire, et que le Jeu est tout ce qu’on n’est pas obligé de faire. Et ceci l’aurait aidé à comprendre pourquoi fabriquer des fleurs artificielles ou travailler en usine est du travail, alors que lancer une boule sur dix quilles ou escalader le Mont Blanc est un amusement. Il existe en Angleterre des gentlemen fortunés qui quotidiennement promènent des passagers sur vingt ou trente miles dans des voitures à quatre chevaux parce que ce privilège a le mérite de leur coûter énormément d’argent ; mais si on leur offrait un salaire pour ce service, ils le considéreraient comme un travail et donneraient leur démission. »

Né pour la sape

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« Ses années d’homme n’avaient été, en somme et presque à son insu, que ce lent apprentissage de la nuit, cet éveil progressif à la ténèbre. Sans prévoir ce qui arriverait, croyant poursuivre des buts légitimes et mener sa barque comme les autres, il avait accompli en réalité tous les gestes qui ouvrent, par en bas, les coulisses. Il avait dépierré sa vie, ramoné si fort qu’il l’avait réduite en poussière. C’était en vue de cette sape irréversible qu’il était né … »

Vincent de La Soudière, Chroniques antérieures, Fata Morgana 1978

Joyeux 300e anniversaire Immanuel

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Emmanuel Kant — Wikipédia

Comment célébrer le trois-centième anniversaire de la naissance de Kant ?

Pourquoi ne pas rappeler les belles choses qu’il a écrites sur la naissance ?

Commençons par rappeler ses considérations sur le cri du nouveau né.

« Le cri de l’enfant qui vient de naître n’a pas le ton de la plainte, mais de l’indignation et de la colère qui explose ; ce n’est pas qu’il ait mal, mais il est contrarié ; probablement  parce qu’il veut se mouvoir et qu’il éprouve son impuissance comme une entrave qui lui retire sa liberté. Quelle est donc l’intention de la nature  quand elle accompagne d’un cri la naissance de l’enfant, ce qui pour lui et sa mère est le plus extrême danger dans le pur état de nature ? Cela pourrait attirer un loup ou un porc, et les exciter à dévorer l’enfant quand la mère est absente ou affaiblie par les couches. Aucune bête en dehors de l’homme tel qu’il est maintenant n’annonce ainsi son existence au moment où il naît ; et la sagesse de la nature semble l’avoir voulu ainsi pour le maintien de l’espèce. On doit donc admettre qu’aux premières époques de la nature pour cette classe d’animaux (à l’époque de la rusticité) l’enfant ne criait pas à sa naissance. Ensuite seulement  vint une seconde époque où les deux parents accédèrent à cet état de culture qui est nécessaire à la vie familiale, sans que nous sachions comment ni par le concours de quelle cause la nature a pu organiser un tel développement. réflexion qui entraîne loin, jusqu’à cette idée par exemple : est-ce qu’à cette seconde époque dans la révolution de la nature n’en doit pas succéder une troisième lorsqu’un Orang-Outang ou un Chimpanzé développera les organes qui servent à marcher, à manier les objets, à parler, jusqu’à la formation d’une structure humaine, contenant en son élément le plus intérieur un organe pour l’usage de l’entendement et se développant peu à peu par une culture sociale. »

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique
trad. Michel Foucault, Vrin, p. 166

Après ce texte étonnant, les développements de Kant sur le statut juridique du nouveau né risquent de sembler bien convenues.

« Tout comme du devoir de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire envers l’humanité qui réside en sa personne, il est résulté pour les deux sexes le droit (jus personale) de s’acquérir réciproquement comme personnes par le mariage d’une manière réelle, de même il résulte de la procréation qui est l’œuvre de cette communauté le devoir d’élever les fruits qui en naissent et de leur donner les soins qu’ils exigent ; c’est-à-dire que les enfants, comme personnes, ont aussi par là originairement, comme un avantage inné (non comme une chose transmise héréditairement), droit aux soins de leurs parents, jusqu’à ce qu’ils soient capables de se conserver eux-mêmes, et ce droit leur est immédiatement accordée par la loi (lege), sans qu’il soit besoin d’acte juridique particulier.

En effet, comme le fruit produit est une personne et qu’il est impossible de s’expliquer par une opération physique la production d’un être doué de liberté c’est, au point de vue pratique, une idée tout à fait juste et même nécessaire que de considérer la procréation comme un acte par lequel nous avons mis au monde une personne sans son consentement et d’une façon tout arbitraire, et qui nous impose l’obligation de lui rendre aussi agréable que nous le pouvons faire cette existence que nous lui avons donnée. — Les parents ne peuvent détruire leur enfant, comme si c’était une œuvre mécanique (car on ne peut considérer ainsi un être doué de liberté) et leur propriété, ni même l’abandonner au hasard ; car ce n’est pas seulement une chose mais un citoyen du monde qu’ils ont produit, et l’existence qu’ils lui ont donnée ne peut, suivant les idées du droit, leur être indifférente. »

Métaphysique des moeurs – Doctrine du droit, §. 28, trad. Barni

Mais, pour notre plus grande joie, ce texte est accompagné d’une note qui expose le problème métaphysique de l’engendrement d’êtres libres (plus précisément, la note est associée à ce passage : « En effet, comme le fruit produit est une personne et qu’il est impossible de s’expliquer par une opération physique la production d’un être doué de liberté »).

« On ne conçoit pas comment il est possible que Dieu crée des êtres libres ; car, à ce qu’il semble, toutes leurs actions futures, étant prédéterminées par ce premier acte, seraient comprises dans la chaîne de la nécessité physique, et par conséquent ne seraient pas libres. Mais l’impératif catégorique prouve, au point de vue moralement pratique, que nous sommes libres (nous autres hommes). C’est là comme une décision souveraine rendue par la raison, quoiqu’elle ne puisse nous faire comprendre, au point de vue théorétique, la possibilité de ce rapport de cause à effet, parce que les deux termes sont ici supra-sensibles. — Tout ce que l’on peut exiger d’elle, c’est qu’elle prouve qu’il n’y a point de contradiction dans le concept d’une création d’êtres libres ; et c’est ce qu’elle peut très-bien faire, en montrant que la contradiction n’a lieu que quand on introduit (ce qu’il faudrait réellement faire pour donner au concept de cause de la réalité objective au point de vue théorétique) dans un rapport de choses supra-sensibles, avec la catégorie de la causalité, la condition du temps, condition qui est inévitable relativement aux objets des sens (puisque la raison d’un effet doit être antérieure à cet effet), mais que cette contradiction s’évanouit, quand, au point de vue moralement pratique, par conséquent à un point de vue qui n’est pas sensible, on dégage dans le concept de la création la catégorie de tout élément sensible (on n’y subsume aucun schème).
Le jurisconsulte philosophe ne regardera pas comme de vaines subtilités, s’égarant dans une obscurité gratuite, ces recherches, poussées dans la métaphysique des mœurs jusqu’aux derniers éléments de la philosophie transcendentale, s’il réfléchit à la difficulté du problème à résoudre et en même temps à la nécessité de donner en ce point satisfaction aux principes du droit. »