Duchet - anthropologie

« Les missionnaires inventent les « bons sauvages », dont ils opposent les vertus naturelles et la touchante simplicité à la détestable corruption des Européens. En eux revit l’esprit des premières communautés chrétiennes, avec eux jésuites ou quakers vont bâtir ces sociétés-modèles, cités en réduction dressées comme des citadelles au cœur de l’incroyance. A ses débuts tout au moins, la République chrétienne du Paraguay, comme plus tard la Pennsylvanie des quakers, témoignent de la vigueur de ce primitivisme militant.

A l’inverse, humanistes et libertins voient dans ces peuples qui vivent sans lois, sans rois, sans prêtres, sans tien ni mien, et qui sont heureux et vertueux, la preuve de la supériorité d’une morale naturelle, fondée en instinct et en raison. Des premiers récits de voyages, certains s’étaient empressés de conclure à l’existence de peuples athées. Pour leur répondre, les missionnaires, ethnologues par nécessité sinon par vocation, se livrèrent à une enquête systématique sur les mœurs et les croyances des sauvages, cherchant à découvrir, sous leur apparente diversité, un principe d’identité qui manifestât la présence d’un Dieu caché. Niant l’existence de peuples athées, ils réaffirmèrent la valeur de l’argument traditionnel tiré du consentement universel. A leur tour, d’érudits libertins, tel La Mothe le Vayer, se livrèrent à une savante exégèse de leurs écrits, au terme de laquelle la « vertu des païens », cet instinct divin qui, selon le père Acosta, préparait les âmes du Nouveau Monde à la révélation et à la prédication, devenait un instinct naturel qui permettait à des peuples privés des lumières de la véritable religion de distinguer le bien du mal et d’avoir une conduite morale. L’éloge des bons sauvages, entonné pour la plus grande gloire de Dieu, se retournait contre leurs imprudents laudateurs.

Dans ce débat, les peuples sauvages sont cités comme témoins ; leur être réel importe peu, puisque tous ensemble ils forment une seule et même figure mythique, où les rêves d’un Eden primitif ou d’un Age d’or situé aux origines de l’humanité reprennent chair et vie en abordant des terres nouvelles. Dans l’arsenal de la libre pensée, où ils viennent rejoindre le bon Turc ou le sage Egyptien pour servir à la critique des institutions, leur « condition d’hommes », opposée « à toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge d’or », est tout aussi abstraite : heureux parce qu’ils ignorent tous les maux dont souffrent les sociétés civilisées, ils ont pour fonction, entre l’histoire et l’utopie, de peupler l’espace politique où s’aventure l’homme européen, de la Renaissance au siècle des Lumières. A une société qui doute de ses valeurs et de ses pouvoirs, l’occasion est donnée de se mettre elle-même en question, de se penser autre qu’elle n’est, d’inventer sa propre négation, pour mieux mesurer son aliénation.

Ainsi s’estompent les caractères originaux d’une humanité exotique, dont on ne retient que les traits susceptibles de fournir un modèle, ou à l’inverse de dénoncer l’illusion d’un modèle. La réalité du monde sauvage demeure enserrée dans un réseau de négations, qui, par le jeu des combinaisons, permet la construction de modèles antithétiques. Tantôt il est question de peuples sans histoire, sans écriture, sans religion, sans meurs, sans police, et dans ce premier type de discours les négations se combinent avec des traits marqués positivement pour signifier le manque, le vide immense de la sauvagerie opposé au monde plein du civilisé. Tantôt on envie ces mêmes peuples qui vivent sans maîtres, sans prêtres, sans lois, sans vices, sans tien ni mien, et les négations, combinées ici avec des traits marqués négativement, disent le désenchantement de l’homme social et l’infini bonheur de l’homme naturel. Dans le premier cas, le parallèle tourne à l’avantage de l’homme policé, dans le second, la différence est tout entière au désavantage de l’homme social. Il s’ensuit qu’un seul changement de signe suffit à inverser tout le sens du discours : de Voltaire à Rousseau ou Diderot, ce sont moins ses éléments qui varient que leur distribution dans un système où ils sont affectés tantôt du signe plus, tantôt du signe moins.

Il arrive pourtant que ces deux discours interfèrent : les apologistes du bonheur de l’homme sauvage ne peuvent ignorer qu’il mène une vie hasardeuse et pénible, qu’il peut être méchant et cruel ; les esprits les plus convaincus des bienfaits de la civilisation ne peuvent nier que les civilisés ne soient parfois « de vrais anthropophages ». De la misère de l’homme civil à la barbarie des civilisés, de l’incertitude de la vie sauvage au bonheur de l’homme naturel, toute une thématique de l’état sauvage témoigne d’une vision ambiguë, où affleure la perception d’une réalité contradictoire ; on ne peut séparer les bons sauvages des mauvais aussi aisément que le fait Prévost dans Cleveland, où les cruels Rouintons servent de repoussoir aux sages Abaquis. Les peuples du Canada sont à la fois bons et hospitaliers, et redoutables à leurs ennemis, les Mexicains ont eu quelque notion des arts et des sciences, mais ils ont pratiqué les sacrifices humains. Cette ambiguïté du monde que l’on dit sauvage ne renvoie-t-elle pas à une nature humaine, sans doute perfectible, mais partagée entre le Bien et le Mal et capable des pires régressions? S’il n’est pas sûr que l’homme civil soit plus heureux que l’homme sauvage, il est encore moins sûr qu’il soit meilleur.

Débat sans fin, dont l’objet est moins finalement la condition de sauvage que le statut du civilisé, et le sens de l’histoire humaine. Le paradoxe de Montaigne, selon qui les cannibales sont moins barbares que les peuples soi-disant policés qui traitent cruellement leurs ennemis, quoique de même nation, a une valeur exemplaire; de ce renversement, de cette confrontation surgit l’image d’une sauvagerie latente, enfouie au cœur du monde civilisé, comme une menace ou une tentation. Absorbé par le spectacle de sa propre histoire, l’homme européen se détourne de tout ce qui n’est pas elle, et ne parvient à s’intéresser au monde sauvage que dans la mesure où celui-ci lui offre l‘image de son passé, ou d‘un présent encore enténébré. »

Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Albin Michel 1995, p. 10 -13