• À propos

Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: éthique et esthétique

Du bordel scolaire considéré comme un des Beaux-arts

26 samedi Mar 2022

Posted by patertaciturnus in confession, Mon métier ma passion

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique

Une des failles de ma « posture professionnelle » – comme on dit dans le jargon – c’est que je suis spontanément porté à apprécier sous l’angle esthétique un certain nombre d’incivilités commises par les élèves alors qu’un fonctionnaire éthique et responsable, comme j’aspire à l’être, devrait s’en indigner. Ainsi, lorsque j’ai raconté le cas de cette élève qui s’était risquée à une contrefaçon des annotations de son professeur, j’ai eu du mal à dissimuler une certaine admiration pour le culot dont elle avait fait preuve. Récemment encore, je me suis senti quelque peu honteux en entendant un collègue dénoncer un comportement « inadmissible » dont le récit m’avait de prime abord amusé (en l’occurrence, un élève, pris en faute par un collègue remplaçant tout juste arrivé dans l’établissement, avait répondu par le nom du proviseur adjoint lorsqu’il avait été sommé de décliner son identité). Évidemment le désintéressement esthétique n’est pas donné à tout le monde, il est plus facile d’avoir cette cette attitude distanciée envers des comportements incivils quand on n’est pas celui qui en subit les effets, de même qu’on appréciera plus facilement la beauté d’un incendie si l’on n’est pas celui dont la maison brûle. Cependant je dois confesser que non seulement je suis souvent amusé par les plaisanteries qui perturbent mes propres cours, mais aussi que j’ai beaucoup de mal à le dissimuler, ce qui peut nuire à la crédibilité des rappels à l’ordre que je me sens tout de même obligé d’opérer. Cela expose à une dynamique de bordélisation assez spécifique puisque le professeur est alors vu comme un potentiel complice (on cherche à le faire rire comme les autres élèves) plutôt que comme un adversaire qu’on cherche à faire craquer. C’est tout un art de ne pas perdre le contrôle dans ces situations qui ne sont pas encore de francs chahuts mais qu’on aurait cependant du mal à justifier par le concept de « bruit pédagogique ».

Compagnons des bas-fonds

26 mercredi Mai 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Abel Bonnard, amitié, éthique et esthétique

pour Abdelraouf

Bonnard défend une conception aristocratique de l’amitié :

« Un ami est un compagnon de noblesse. Il nous aide à atteindre la plus haute expression de notre nature, comme nous l’aidons à parvenir au même but. »

Abel Bonnard, L’amitié, Iere partie, chapitre II

Si telle est la nature de l’amitié, il reste à préciser quelles qualités nous devons privilégier dans le choix de nos amis. Sur ce point Bonnard, en relativisant l’importance de la vertu morale se démarque non seulement du stoïcisme (comme on l’a vu précédemment) mais également de l’aristotélisme qui fait de la vertu le fondement des formes supérieures d’amitié. La section consacrée à cette question est assez surprenante, on est tenté d’y suspecter un plaidoyer pro domo, une rationalisation par l’auteur de ses propres pratiques. Les arguments ne sont pourtant pas dénués d’intérêt. On peut croire reconnaître un lieu commun de l’amoralisme quand l’auteur semble faire prévaloir l’élégance -qualité esthétique – sur les qualités proprement morales :

« L’estime peut se rétablir secrètement en nous, à l’égard des hommes qui semblaient le moins faits pour l’obtenir. Ce ne sont pas ceux qui ont la morale la plus correcte, qui ont toujours la conduite la plus élégante. Tandis que les formalistes se bornent à éviter les fautes grossières, on voit des gens qui, bien loin d’avoir toujours été irréprochables, se donnent, à l’occasion, le luxe d’un acte vraiment généreux et chevaleresque. Quand nous avons affaire à des caractères de ce genre, notre confiance en eux n’en est pas moins ferme, pour changer un peu de nature. Nous n’osons pas croire qu’ils ne feront rien de mal, mais nous nous assurons qu’ils ne feront rien de laid. »

ibid. Iere partie, chapitre III

Pourtant Bonnard n’assume pas une position franchement amoraliste et il tient à faire présenter le choix d’amis non dénués de défauts moraux pour une forme supérieure de la moralité :

« En user ainsi dans nos amitiés, ce n’est pas faire fi de la question morale, mais l’entendre plus subtilement. Car il n’existe aucun mérite, de quelque genre qu’il soit, qui ne s’appuie sur une charpente morale. Cet homme dont le caractère se prête à tout, mais dont l’esprit déploie une vie indépendante, sans se laisser jamais suborner, reste au moins noble en cela et garde une faculté par où il se sauve. Cet artiste qui s’abandonne à des désordres sans fin, mais qui, lorsqu’il travaille, n’obéit qu’à son idéal, est au moins aussi moral que cet autre qui, bon époux et bon père, bâcle sa besogne pour de l’argent ; il l’est même beaucoup plus, puisqu’il a sa vertu au centre de soi et associée à sa fonction essentielle. »

ibid.

A lire la description finale que donne Bonnard de la recherche de ces amitiés « crapuleuses » on est pourtant tenté de se poser une question, est-ce ainsi qu’on voudrait être aimé ?

« Le charme de ces explorations, que nous menons à travers les hommes, pour y trouver nos amis, c’est que, comme il s’agit là d’une recherche où nous seuls courons des risques et qui ne regarde que nous, nous y sommes absolument libres : nous pouvons nous y donner des plaisirs de jugement dernier, c’est-à-dire considérer les êtres qui nous intéressent, non pas selon la conformité de leurs actes avec les règles reçues, mais dans leur source, leur fonds, leur essence. Ne jugeant que pour nous-mêmes, il nous est permis de juger. Nous pouvons aller chercher jusque dans la crapule quelqu’un de rare et d’exquis, et dédaigner, aussi bien, parmi les égards dont on l’entoure, un homme qui a galonné de vertu la pauvreté de son âme. On pourrait croire, à s’arrêter aux apparences, que nous goûtons dans certaines amitiés, comme dans certaines amours, une sorte d’avilissement délicat, mais, en vérité, la différence est grande, car, dans ces amours, notre plaisir consiste en effet à nous avilir, au lieu que, dans ces amitiés, il ne s’agit jamais que de découvrir, sous les dehors qui lui font tort, une nature vraiment élégante. Ces sortes d’amis nous plaisent d’autant plus que nous les avons distingués par un décret plus spécial et un choix plus aventureux : ils sont à nous plus que tous les autres et nous ne pouvons les voir sans éprouver la force et la sincérité du goût qui nous porte vers eux : nous ne les aimons pas seulement comme des personnes, mais un peu aussi comme on aime des vins : nous humons le parfum, le bouquet de leur nature. »

ibid.

Vertu morale et vertu esthétique

25 dimanche Avr 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Friedrich von Schiller, vertu

« C’est une chose très digne de remarque que la laxité en matière esthétique soit toujours si étroitement associée à la laxité morale, et que la pure et sévère poursuite de la haute beauté, encore que pouvant fort bien aller de pair avec la plus parfaite largeur à l’égard de tout ce qui est conforme à la nature, s’accompagne normalement du rigorisme dans le domaine moral. »

Schiller, Lettre à Goethe du 2 mars 1798

Le retour de l’éthicisme (2)

07 samedi Mar 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Iris Murdoch, littérature

« In the case of fiction the subject matter is usually, also, individual people. The work of fiction is not only all that self-contained and, again, usually moral, set of judgements which we think of as making the unity of the critic and the author; it is also concerned with judgements which we make in ordinary life, external judgements, judgements upon real people which are not totally unlike judgements which we make upon people in literature. This openness, this ordinariness may be deplored by some purists but to escape from it requires a good aesthetic excuse as well as a good deal of ingenuity. I see no reason to be worried here. Other people are, after all, the most interesting features of our world and in some way the most poignantly and mysteriously alien. Literature tells us things and teaches us things. In portraying characters the author displays most clearly his discernment, his truthfulness, his justice, or his lack of these qualities, and one of our enjoyments lies in considering and judging his judgements. The highest pleasures of literature and, one might say, of art generally, are in this sense moral pleasures. »

Iris Murdoch, Existentialists and Mystics

Le retour de l’éthicisme

07 samedi Mar 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Iris Murdoch, Simone Weil

Comme on l’a vu naguère, « l’éthicisme est la thèse selon laquelle l’évaluation éthique des attitudes manifestées par des œuvres d’art est un aspect légitime de leur évaluation esthétique ». Je découvre une belle profession de foi éthiciste dans un texte de la philosophe et romancière Iris Murdoch.

« L’un des principaux mérites de la psycholo­gie morale que je défends est de ne pas opposer l’art et la morale, mais d’y voir deux aspects d’un seul et même combat. La thèse existentialiste-béhavioriste ne pouvait pas rendre compte de l’art de façon satisfaisante : elle en faisait une activité quasi ludique, gratuite, accomplie comme une «fin en soi » (slo­gan familier à Kant comme au groupe de Bloomsbury), une sorte d’effet secondaire de notre défaillance à être rationnels de  part en part. Cette caractérisation de l’art est évidemment inac­ceptable. Par un de ces mouvements importants de retour de la théorie philosophique vers la considération de choses simples et dont nous sommes certains, il nous faut revenir à ce que nous savons de l’art authentique, de l’éclaircissement moral qu’il contient et de l’accomplissement moral qu’il incarne. Le bien et le beau ne peuvent pas être mis en opposition car ils relèvent en grande partie de la même structure. Quand Platon dit que la beauté est la seule réalité spirituelle à laquelle nous portons par nature un amour immédiat, il traite le beau comme un chapitre d’introduction au bien. De sorte que les situations esthétiques constituent moins des analogies de la morale que des expériences intrinsèquement morales. Au fond, la vertu est la même chez l’artiste et chez l’homme de bien en ce qu’elle est atten­tion non égocentrique portée à la nature: quelque chose qui est facile à nommer mais très difficile à accomplir. Les artistes qui ont réfléchi sur leur art ont fréquemment formulé cette idée (c’est  par exemple le cas d’un éloge de Cézanne par Rilke où celui-ci parle d’ « oeuvre anonyme tout ardente d’amour». Lettre à Clara Rilke du 13 Octobre 1907).

Iris Murdoch, L’idée de perfection
in La souveraineté de bien, trad C. Pichevin, ed. L’éclat

Il me paraît intéressant de signaler qu’Iris Murdoch reconnaît l’influence de Simone Weil et de son concept d’attention sur l’élaboration de sa pensée morale, puisqu’on a eu l’occasion d’observer l’éthicisme de l’inspiratrice d’Iris Murdoch.

Peut-on considérer le détournement de fonds public comme un des Beaux-arts ?

18 samedi Mai 2019

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Karl Kraus

« Quand l’esthète se réjouit du geste de celui qui vole cinq millions dans les caisses de l’État et déclare publiquement que l’amusement que ce scandale procure à « quelques jouisseurs » a plus de valeur que le préjudice financier, il faut lui dire ceci : si le geste à l’origine de cet amusement est une œuvre d’art, alors nous sommes grands seigneurs et peu nous chaut le million en plus ou en moins  que l’État a perdu. Mais si cela fait la une d’un journal, alors notre sens social se réveille et nous ne sommes pas prêts à donner ne serait-ce que cinq petites pièces pour cette farce. Si une banqueroute d’État devient une œuvre d’art, alors le monde entier fait une affaire. Dans l’autre cas, nous le sentons dans notre économie domestique et condamnons l’esthétique populaire qui excuse les voleurs sans dédommager les volés. »

Karl Kraus, Pro domo et mundo

Un scrupule de Diderot (2)

26 vendredi Avr 2019

Posted by patertaciturnus in Non classé

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Denis Diderot

 » Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une bouche entr’ouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues larges, un nez retroussé, me faisaient galoper à dix–huit ans. Aujourd’hui que le vice ne m’est plus bon, et que je ne suis plus bon au vice, c’est une jeune fille qui a l’air décent et modeste, la démarche composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa mère, qui m’arrête et me charme.

Qui est–ce qui a le bon goût ? Est–ce moi à dix–huit ans ? Est–ce moi à cinquante ? La question sera bientôt décidée. Si l’on m’eût dit à dix–huit ans :  « Mon enfant, de l’image du vice, ou de l’image de la vertu, quelle est la plus belle ? — Belle demande ! aurais–je répondu ; c’est celle–ci. » Pour arracher de l’homme la vérité, il faut à tout moment donner le change à la passion, en empruntant des termes généraux et abstraits. C’est qu’à dix–huit ans, ce n’était pas l’image de la beauté, mais la physionomie du plaisir qui me faisait courir. »

Denis Diderot, Essais sur la peinture

L’éthicisme est-il un monothéisme ?

18 jeudi Avr 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, Simone Weil

Comme on l’a vu mardi, « l’éthicisme est la thèse selon laquelle l’évaluation éthique des attitudes manifestées par des œuvres d’art est un aspect légitime de leur évaluation esthétique ». Il s’agit donc d’une remise en question de l’idée d’une autonomie de l’esthétique par rapport à l’éthique. Si on élargit le débat aux valeurs cognitives, la question est donc de savoir si les trois registres de valeurs, esthétique, moral et cognitif – le beau, le bon, le vrai – sont autonomes ou s’ils convergent ? Si les conflits de valeur irréductibles constituent selon une formule fameuse de Max Weber, une « guerre des dieux », l’affirmation d’une convergence des valeurs par delà leur autonomie apparente, représenterait elle nostalgie monothéiste?

 » La foi est avant tout la certitude que le bien est un. Croire qu’il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme vérité, beauté, moralité, c’est cela qui constitue le péché de polythéisme, et non pas laisser l’imagination jouer avec Apollon et Diane. »

Simone Weil, L’enracinement

*

Il y a un autre passage dans l’Enracinement où la convergence de l’appréciation esthétique et de l’appréciation éthique se trouve affirmée sur un cas particulier.

« L’Arioste n’a pas rougi de dire à son maître le duc d’Este, au cours de son poème, quelque chose qui revient à ceci : Je suis en votre pouvoir pendant ma vie, et il dépend de vous que je sois riche ou pauvre. Mais votre nom est en mon pouvoir dans l’avenir, et il dépend de moi que dans trois cents ans on dise de vous du bien, du mal, ou rien. Nous avons intérêt à nous entendre. Donnez-moi la faveur et la richesse et je ferai votre éloge. Virgile avait bien trop le sens des convenances pour exposer publiquement un marché de cette nature. Mais en fait, c’est exactement le marché qui a eu lieu entre Auguste et lui. Ses vers sont souvent délicieux à lire, mais malgré cela, pour lui et ses pareils, il faudrait trouver un autre nom que celui de poète. La poésie ne se vend pas. Dieu serait injuste si l’Énéide, ayant été composée dans ces conditions, valait l’Iliade. Mais Dieu est juste, et l’Énéide est infiniment loin de cette égalité. »

ibid.

On retrouve ici la position que nous avions observée chez Joubert, Simone Weil ne nie pas toute qualité esthétique aux œuvres réalisées pour flatter le pouvoir (les vers de Virgile sont « souvent délicieux à lire ») mais elle considère qu’elles ne peuvent qu’être inférieures à des œuvres moralement plus pures, et que ce serait un scandale que ce ne soit pas le cas (« Dieu serait injuste »). Je me contenterai de trois rapides commentaires sur ce texte :

  1. Par la formule « dieu serait injuste si … » Simone Weil exprime de manière originale et particulièrement frappante, un rejet qui est beaucoup plus courant que ce qu’on pourrait croire. Pensons à tous ceux pour qui l’art commercial ne peut être qu’une forme inférieur d’art (un vulgaire divertissement), pensons aussi à tous ceux qui aujourd’hui sont prêts à déboulonner les classiques de leur piédestal au nom des traces de culture oppressive qu’ils y trouvent.
  2. La formulation « Dieu serait injuste si … » est intéressante parce qu’elle témoigne du fait que c’est en tant que scandale moral, que l’hypothèse d’une indépendance radicale de l’esthétique envers la morale est rejetée. Si l’on veut, c’est l’éthique qui exige de dire son mot dans l’esthétique.
  3. On devine aussi avec cet exemple quelle peut être la riposte argumentative des défenseurs de l’autonomie de l’esthétique : « Mademoiselle Weil, êtes vous sûre que ce n’est pas en raison de vos préventions à l’encontre de Virgile que vous jugez si mal son Enéide ? ». Et si l’éthicisme n’était qu’une rationalisation d’un effet de halo ?

 

 

Éthique du spectateur d’incendie

17 mercredi Avr 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

éthique et esthétique, incendie, Thomas de Quincey

Je ne saurais résister à la tentation de mettre en relation la thématique qui occupe ce blog ces derniers jours (les liens entre l’éthique et l’esthétique) avec l’actualité (l’incendie de Notre Dame). Examinons donc la question suivante : est-il moralement acceptable de se délecter esthétiquement du spectacle d’un incendie ?

Source de l’image

Pour alimenter la réflexion à ce sujet je ne peux que recommander la lecture de L’assassinat considéré comme un des Beaux-arts, dont je vous propose un petit extrait qui précède un passage que j’ai cité naguère.

« Toute chose, en ce monde, a deux anses. L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale (comme on le fait en général en chaire ou à Old Bailey[1]) ; et c’est là, je le confesse, son côté faible ; mais on peut aussi en traiter esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire par rapport au bon goût.

Pour illustrer ceci, je ferai valoir l’autorité de trois personnages éminents, à savoir S.T.C. Coleridge, Aristote et M. Howship le chirurgien. Commençons par S.T.C. Une nuit, voici bien des années, je prenais le thé avec lui dans Berners Street [2] (qui, soit dit en passant, pour une courte rue, a été singulièrement féconde en hommes de génie). Il y avait là d’autres personnes que moi, et, parmi quelques gratifications charnelles de thé et de rôties, nous étions tous en train d’absorber une dissertation sur Plotin qui tombait des lèvres attiques de S.T.C. quand s’éleva soudain le cri d’ « Au feu ! Au feu ! » ; sur quoi, tous tant que nous étions, maîtres et disciples, Platon et οί περί τόν Πλάτωνα, nous nous ruâmes au-dehors, avides du spectacle. Le feu était dans Oxford Street, chez un fabricant de pianos ; et comme cela promettait d’être une conflagration respectable, je fus chagrin que mes engagements me forçassent à quitter la société de M. Coleridge avant que les choses eussent atteint leur point critique. Quelques jours plus tard, rencontrant mon hôte platonicien, je lui rappelai l’incident et le priai de m’apprendre comment s’était terminé ce spectacle si prometteur. « Oh ! monsieur », me dit-il, « il a si mal tourné que nous l’avons hué unanimement ». Eh bien ! se trouve-t-il personne pour supposer que M. Coleridge — qui, encore que trop rebondi pour pratiquer activement la vertu, est sans nul doute un digne chrétien — que ce bon S.T.C., dis-je, fût un incendiaire ou seulement homme à souhaiter aucun mal au pauvre fabricant et à ses pianos (dont beaucoup, probablement, étaient munis de claviers ajoutés) ? Je le tiens au contraire pour être de cette sorte d’hommes qui actionneraient une pompe en cas de nécessité, bien qu’il soit plutôt trop grassouillet pour donner de sa vertu un témoignage aussi ardent. Mais comment se présentait le cas ? Il n’était pas besoin de vertu. Dès l’arrivée des pompes à incendie, la moralité s’en était remise entièrement à la compagnie d’assurances. Telle étant la situation, S.T.C. avait le droit de satisfaire son goût. Il avait laissé là son thé. N’aurait-il rien en retour?

Je prétends que l’homme le plus vertueux, dans les circonstances posées en prémisses, avait le droit de faire de l’incendie un objet de jouissance et de le siffler, comme il aurait sifflé tout autre spectacle qui eût éveillé, puis déçu les espoirs du public. »

Thomas de Quincey, De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts
Trad. P. Leyris, Gallimard — l’imaginaire

[1] Old Bailey : célèbre prison de Londres (N.d.T.)

[2] Berners Street était notoirement une rue d’écrivains et d’artistes.  (N.d.T.)

L’éthique dans l’esthétique

16 mardi Avr 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

éthique et esthétique, Roger Pouivet

A travers des textes de Joubert et de Diderot cités ces derniers jours, nous avons rencontré l’idée que les valeurs éthiques pourraient être des composantes de la valeur esthétique d’une œuvre. Je vous propose aujourd’hui un large extrait du Réalisme esthétique de Roger Pouivet où cette thèse est clairement exposée et explicitement soutenue.

« L’autonomie de l’esthétique ne nous oblige-t-elle pas à distinguer soigneusement mérite esthétique et mérite moral ? Ressentir une émotion moralement imméritée peut être esthé­tiquement approprié et mérité. Par exemple, certaines émotions posi­tives (puisque l’horreur est une émotion) pourraient être appropriées à la lecture de Justine. Par sa valeur littéraire, l’œuvre de Sade pourrait mériter esthétiquement des émotions que la moralité (ou simplement un puritanisme ridicule) réprouve. En sortant du cinéma, certains disent qu’ils ont détesté les idées du film, mais qu’en tant que film, il est excellent. Par exemple, ils ont apprécié « l’esthétique » du film de Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, indépendamment de son idéo­logie, disent-ils. (Comme l’esthétique de Riefensthal n’est heureuse­ment pas appréciée positivement si souvent que cela, on pourrait remplacer cet exemple par Voyage au bout de la nuit de Céline…)

Pour discuter cette thèse, on peut mettre en question le formalisme esthétique, la thèse que les œuvres d’art valent par leurs formes ou leurs structures et non par leur contenu, ce qu’elles veulent dire, expriment, ou ce à quoi elles font référence. Si le formalisme esthétique est faux, alors ce qu’une œuvre signifie importe esthétiquement. Si un lecteur pense que le formalisme esthétique, du moins de l’espèce la plus forte, est une thèse correcte, c’est-à-dire que les œuvres d’art ne veulent rien dire, mais ne font qu’exemplifier des propriétés formelles, alors ce qui vient maintenant ne va certainement pas le convaincre. (Je suppose qu’il a en fait déjà abandonné la lecture de ce livre…) Cependant, force est de reconnaître que refuser le formalisme esthétique n’autorise pas encore à tenir un démérite éthique pour un défaut esthétique. En revanche, dans « The ethical criticism of art », Berys Gaut a proposé une thèse, l’éthicisme, qui va dans ce sens : « L’éthicisme est la thèse selon laquelle l’évaluation éthique des attitudes manifestées par des œuvres d’art est un aspect légitime de leur évaluation esthétique : si une œuvre manifeste des attitudes éthiquement répréhensibles, de ce fait elle est esthétiquement défectueuse, et si une œuvre manifeste des atti­tudes éthiquement recommandables, de ce fait elle est esthétiquement méritoire. »

Berys Gaut ne dit pas que manifester des attitudes morales recom­mandables est une condition nécessaire ou suffisante du mérite esthé­tique. Cependant, même si les valeurs éthiques ne sont qu’un aspect du mérite esthétique d’une œuvre, ce qui nous importe est qu’une réponse émotionnelle peut être esthétiquement appropriée et méritée sans être moralement appropriée et méritée.

[…]

Cependant, ce raisonnement n’est-il pas une tentative — passable­ment conservatrice, voire réactionnaire jugeront certains de jus­tification du puritanisme moral dans le domaine esthétique ? Ce raisonnement ne pourrait-il pas servir à justifier la censure et l’inter­diction de diffusion de certaines fictions, particulièrement auprès de la jeunesse ? C’est probable, mais le problème n’est pas ici celui de la légi­timité de la censure. L’éthicisme moral est la thèse selon laquelle une critique morale d’une œuvre d’art peut constituer un aspect de sa cri­tique esthétique et non la thèse qu’il conviendrait, pour des raisons morales, d’interdire l’accès de certaines personnes à certaines œuvres. La thèse soutenue signifie que, si le caractère moralement inapproprié et immérité d’une réponse émotionnelle peut constituer un défaut esthétique d’une fiction, alors l’esthétique n’est pas un domaine auto­nome dans lequel les valeurs morales n’auraient aucune légitimité pour l’appréciation esthétique. Si les vertus sont constitutivement (et non accidentellement) émotionnelles, comme on l’a suggéré, on peut pen­ser qu’il existe aussi un versant positif de la pédagogie des émotions par la fiction. Dès lors, l’immoralité d’une fiction n’est pas seulement un défaut pour l’éducation morale des personnes, mais bien un défaut esthétique. Les fictions qui requièrent des réponses émotionnelles moralement indues n’ont pas seulement une moindre valeur éducative, mais aussi une moindre valeur esthétique. Cette diminution de leur valeur esthétique ne la réduit pas nécessairement à rien. Cependant, une fiction peut être moralement si discutable que ses mérites esthéti­ques ne compensent en rien son démérite moral et donc aussi esthé­tique. A mon sens, c’est ce qui se passe dans le cas de certaines œuvres de Sade (ou d’un film récent comme Irréversible et de quantité de films aujourd’hui). À ce sujet, on ne peut mieux dire que Hume : « Quand les idées de la moralité et de la décence changent d’une époque à l’autre et quand le vice est dépeint sans que lui soient attachées les justes marques du blâme et de la désapprobation, il faut alors avouer que c’est une véritable flétrissure qui défigure le poème. Je ne puis, et il ne conviendrait pas, entrer dans de tels sentiments ; j’excuserai peut-être le poète à cause des moeurs de son époque, mais je ne pourrai jamais goû­ter sa composition. Les traits d’inhumanité et d’indécence si répandus dans les caractères peints par plusieurs poètes de l’Antiquité, et même parfois par Homère et les tragiques grecs, diminuent considérablement les mérites de leurs nobles productions, et donnent l’avantage aux auteurs modernes. » [2] »

Roger Pouivet, Le réalisme esthétique, PUF 2006, p. 216 – 219

[1] Berys Gaut, The ethical criticism of art

[2] Hume, De la règle du goût

← Articles Précédents

Archives

  • janvier 2023 (10)
  • décembre 2022 (6)
  • novembre 2022 (7)
  • octobre 2022 (6)
  • septembre 2022 (15)
  • août 2022 (24)
  • juillet 2022 (28)
  • juin 2022 (19)
  • mai 2022 (20)
  • avril 2022 (23)
  • mars 2022 (27)
  • février 2022 (29)
  • janvier 2022 (31)
  • décembre 2021 (25)
  • novembre 2021 (21)
  • octobre 2021 (26)
  • septembre 2021 (30)
  • août 2021 (24)
  • juillet 2021 (28)
  • juin 2021 (24)
  • mai 2021 (31)
  • avril 2021 (16)
  • mars 2021 (7)
  • février 2021 (6)
  • janvier 2021 (13)
  • décembre 2020 (11)
  • novembre 2020 (3)
  • octobre 2020 (3)
  • septembre 2020 (9)
  • août 2020 (18)
  • juillet 2020 (16)
  • juin 2020 (8)
  • mai 2020 (20)
  • avril 2020 (8)
  • mars 2020 (11)
  • février 2020 (18)
  • janvier 2020 (26)
  • décembre 2019 (21)
  • novembre 2019 (25)
  • octobre 2019 (26)
  • septembre 2019 (31)
  • août 2019 (27)
  • juillet 2019 (23)
  • juin 2019 (22)
  • mai 2019 (22)
  • avril 2019 (27)
  • mars 2019 (27)
  • février 2019 (24)
  • janvier 2019 (32)
  • décembre 2018 (13)
  • novembre 2018 (9)
  • octobre 2018 (12)
  • septembre 2018 (9)
  • août 2018 (13)
  • juillet 2018 (9)
  • juin 2018 (8)
  • mai 2018 (21)
  • avril 2018 (25)
  • mars 2018 (26)
  • février 2018 (22)
  • janvier 2018 (27)
  • décembre 2017 (24)
  • novembre 2017 (16)
  • octobre 2017 (19)
  • septembre 2017 (18)
  • août 2017 (21)
  • juillet 2017 (18)
  • juin 2017 (21)
  • mai 2017 (14)
  • avril 2017 (22)
  • mars 2017 (30)
  • février 2017 (12)
  • janvier 2017 (13)
  • décembre 2016 (14)
  • novembre 2016 (15)
  • octobre 2016 (22)
  • septembre 2016 (16)
  • août 2016 (24)
  • juillet 2016 (19)
  • juin 2016 (16)
  • mai 2016 (20)
  • avril 2016 (10)
  • mars 2016 (30)
  • février 2016 (28)
  • janvier 2016 (32)
  • décembre 2015 (27)
  • novembre 2015 (28)
  • octobre 2015 (31)
  • septembre 2015 (30)
  • août 2015 (33)
  • juillet 2015 (32)
  • juin 2015 (33)
  • mai 2015 (34)
  • avril 2015 (31)
  • mars 2015 (35)
  • février 2015 (32)
  • janvier 2015 (33)
  • décembre 2014 (37)
  • novembre 2014 (33)
  • octobre 2014 (33)
  • septembre 2014 (33)
  • août 2014 (33)
  • juillet 2014 (33)
  • juin 2014 (35)
  • mai 2014 (35)
  • avril 2014 (35)
  • mars 2014 (35)
  • février 2014 (30)
  • janvier 2014 (40)

Catégories

  • 7e art
  • Célébrations
  • Choses vues ou entendues
    • confession
    • Mon métier ma passion
  • Divers vers
  • Fantaisie
    • devinette
    • Philémon et Anatole
    • Taciturnus toujours au top
    • Tentatives de dialogues
  • Food for thought
    • Aphorisme du jour
    • Pessoa est grand
  • Insatiable quête de savoir
    • Il suffirait de quelques liens
  • Lectures
  • Mysticismes
  • Non classé
  • Paroles et musiques
    • Au chant de l'alouette
    • Berceuse du mardi
    • Bienvenue aux visiteurs
  • Père castor
  • Perplexités et ratiocinations
  • SIWOTI or elsewhere

Tags

Abel Bonnard alouette amitié amour art Auguste Comte Benjamin Fondane Bertrand Russell bonheur Cesare Pavese correspondance culture Dieu Djalâl ad-Dîn Rûmî Dostoievski Edmond Jabès Elias Canetti Emily Dickinson enseigner et apprendre esthétique Fernando Pessoa Friedrich von Schiller féminisme Gabriel Yacoub Goethe Hegel Hugo von Hofmannstahl humiliation Hâfez de Chiraz Ito Naga Jean-Jacques Rousseau Joseph Joubert Karen Blixen Karl Kraus Kierkegaard Kobayashi Issa Lichtenberg lune Malek Haddad Marina Tsvetaieva Marshall Sahlins mort Mário de Sá-Carneiro Nietzsche Nâzım Hikmet Omar Khayyâm Paul Eluard Paul Valéry perfection et imperfection Philippe Jaccottet philosophie Pier Paolo Pasolini Pierre Reverdy poésie profondeur racisme Ramón Gómez de la Serna Reiner Kunze religion rêve Simone Weil solitude souffrance Stefan George stoïcisme stupidité travail universalisme Urabe Kenkô utilitarisme vertu vie vérité Witold Gombrowicz éthique et esthétique

Propulsé par WordPress.com.

Confidentialité & Cookies : Ce site utilise des cookies. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez leur utilisation.
Pour en savoir davantage, y compris comment contrôler les cookies, voir : Politique relative aux cookies
  • Suivre Abonné∙e
    • Pater Taciturnus
    • Rejoignez 67 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • Pater Taciturnus
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…