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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: stoïcisme

La bienveillance qui n’engage à rien

15 mardi Fév 2022

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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bienveillance, hypocrisie, stoïcisme

En faisant du tri dans mes favoris sur mon navigateur, je suis retombé sur ce merveilleux site de posters démotivationnels. Je l’ai sûrement déjà mentionné sur ce blog à l’époque – heureusement révolue – où j’y postais des articles tels que Litanie de la désespérance ou In the mood for death, mais comme mon lectorat se renouvelle, un rappel ne peut pas faire de mal.

En redécouvrant ce poster incitant à la confiance en soi, je me suis rendu compte que j’étais enclin à proposer le même détournement de la recommandation « prends soin de toi ». En effet, derrière « prends soin de toi » je crois qu’il faut souvent entendre « parce qu’il ne faut pas compter sur nous pour le faire ». « Prends soin de toi » c’est « démerde-toi ! » avec un emballage en carton de bienveillance qui n’engage à rien.

Rien de bien original dans cette remarque, j’en conviens.  Ce n’est finalement qu’une variation autour de la critique rousseauiste  de l’hypocrisie de la politesse. Que vaut ton « bonjour » si tu n’es pas disposé au moindre effort (au delà de l’expression même de ce souhait)  pour que la personne à qui tu l’adresses passe une bonne journée ? On fera remarquer à bon droit que ce genre de critique ne fait qu’exprimer l’aigreur des attentes déçues ( tu « entends « démerde-toi » sous le « prends soin de toi » parce que tu attendais un « tu peux compter sur moi »). Quelque perspicace que soit cette remarque sur la motivation des critiques du « prends soin de toi », elle reste insuffisante à titre d’objection car il reste à savoir si les attentes déçues étaient excessives.

Que peut-on dire en défense de la bienveillance qui n’engage à rien ?

1. A l’accusation d’hypocrisie on peut rétorquer qu’une bienveillance qui ne s’engage pas demeure distincte d’une indifférence déguisée. A celui qui nous dis « prend soin de toi », il serait donc injuste de répondre « tu serais plus honnête de dire simplement « démerde-toi » ». Pour soutenir cette idée, il faut donner un critère permettant de distinguer la bienveillance qui ne s’engage pas d’une réelle indifférence. Qu’est-ce qui permet de dire que je souhaite réellement le bien d’une personne alors même que je n’ai que de mauvaises raisons (paresse, lâcheté) de ne pas contribuer à son bien ?  Le fait que je sois moi-même affecté de ce qui lui arrive. Le problème de la bienveillance qui n’engage à rien n’est pas de mentir à l’autre en lui suggérant que son bien nous importe que le risque de se mentir à soi-même en se disant qu’on ne peut rien faire pour lui. Ceci nous amène au 2e  argument.

2. On peut faire valoir que la bienveillance peut avoir de très bonne raison de ne pas s’engager ; après tout il y a des situations où l’on ne peut effectivement rien faire de plus pour l’autre que de lui exprimer sa bienveillance. On dispose même d’une philosophie qui justifie qu’au fond le bien de chacun ne dépend que de lui : cette philosophie c’est le stoïcisme. L’ami stoïcien c’est celui sur lequel vous pouvez compter pour vous rappeler que vous ne devez compter au fond que sur vous-mêmes.

Que peut on répondre à ces arguments ?

1. La défense de la bienveillance qui n’engage à rien contre l’accusation d’hypocrisie consiste à démarquer la bienveillance sans engagement de l’indifférence, mais on peut objecter que cet argument repose sur une idée de la « pure indifférence » qui n’est qu’une fiction. En la matière, il faudrait raisonner en termes de différences de degré et non de nature. A première vue je ne suis pas indifférent si je suis triste que quelqu’un se noie sous mes yeux, mais imaginons que je l’aie laissée se noyer parce que j’aurais été encore plus triste d’abîmer mon beau costume en plongeant dans le canal pour la sauver ? N’aurait-il pas été hypocrite de ma part de lui exprimer ma « bienveillance » pendant qu’elle tâchait de nager jusqu’à la rive ?.

2. Difficile de nier qu’il est parfois rigoureusement impossible de venir en aide à autrui. On peut cependant faire deux observations.

– Même les stoïciens reconnaissent que venir donner des leçons de stoïcisme n’est pas toujours l’action la plus opportune quand quelqu’un est dans le malheur. On peut, de même, concevoir, que recommander à une personne de prendre soin d’elle n’est pas toujours du meilleur goût.

– Sans nier qu’il existe des situations d’impossibilité d’aider, on pourrait s’intéresser à l’attitude envers cette impossibilité. On pourrait distinguer un « je ne peux rien faire pour toi et je le regrette » et un « je ne peux rien faire pour toi, et ça m’arrange bien ». Dans ce second cas l’expression d’une bienveillance à bon marché tomberait de nouveau sous l’accusation d’hypocrisie.

Le stoïcisme remis à sa place

09 dimanche Mai 2021

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Abel Bonnard, altérité, amour, bonheur, souffrance, stoïcisme

Comme promis, je présente aujourd’hui quelques textes qui permettent de comprendre en quoi, contrairement à ce que pouvait laisser penser le texte cité dimanche dernier, Bonnard se démarque du stoïcisme. On pourrait dire que le stoïcisme dont nous avons vu des traces dans le précédent extrait est un stoïcisme instrumental : les recommandations stoïciennes ont de la valeur pour nous prémunir de nous perdre dans les amours communes, en revanche elles n’ont plus cours face à ce que Bonnard appelle les « amours suprêmes » qui méritent que nous nous y abandonnions. La distinction de ces deux formes d’amour est pensée – assez classiquement – selon la polarité de la contingence et de la nécessité :

« Pour bien connaître la nature des amours suprêmes, il faut voir par où elles s’opposent catégoriquement aux amours communes : c’est d’abord par le caractère distinctif et absolu du choix qui les a fait naître. Celle-là ou une autre, celle-là ou nulle autre, tels sont les deux pôles entre lesquels se placent toutes les amours possibles. Il n’existe aucun rapport entre les femmes que nous aimons parce qu’il faut bien en aimer une et la femme que nous aimons parce que c’est elle. Les premières ne nous servent qu’à occuper notre cœur, en donnant un emploi à des sentiments qui y existaient avant elles, et nous ne les oublions jamais autant qu’au moment où nous les serrons contre nous ; l’autre tire de nous des sentiments qui n’y auraient pas existé sans elle, et qui sont la réponse que notre nature doit faire à la sienne. »

Abel Bonnard. Savoir aimer

Dans Savoir aimer, Bonnard ne mentionne pas explicitement le stoïcisme, mais, comme on l’a vu la semaine dernière, on le reconnaît sans difficulté dans le contenu de cet « art », dont parle Bonnard ci-dessous, que nous acquerrons en « apprenant à vivre » : art de réduire notre exposition à la souffrance, art de se réfugier dans une citadelle intérieure.

« La condition de tout amour vrai est de croire à l’être qu’on aime. Nous rompons par cette démarche avec toutes les pratiques que nous avons suivies jusque-là, hors de l’amour et dans l’amour même. Nous avions appris à vivre, c’est-à-dire à nous réserver, à nous dédoubler, à n’être jamais trop présents pour n’être jamais trop offerts, à éluder par la politesse toute rencontre réelle avec des gens grossiers, à n’offrir à ceux mêmes pour qui nous éprouvons de la sympathie qu’une surface de notre sensibilité soigneusement mesurée, de façon à ne pas leur donner le pouvoir de nous causer trop de peine. Après avoir d’abord campé en pleins champs, exposés à toutes les surprises, nous avions bâti peu à peu une forteresse à notre cœur : elle est debout sur son plan savant, avec ses ouvrages, ses fossés, ses tours ; de là l’on peut considérer avec assurance quiconque s’approche. Mais voici qu’à la porte de ce château imprenable, nous en offrons les clés à une inconnue qui nous sourit. Sans doute l’imprudence est extrême : nous nous exposons à des chagrins immenses. Le danger d’aimer est de croire, mais le bonheur de l’amour est à ce prix. […]

Il serait trop triste d’apprendre à vivre, si cela nous condamnait à ne plus faire aucune folie : cet art doit seulement nous servir à concentrer les tentatives de notre cœur sur des occasions que notre esprit lui-même a contribué à fixer, et il est bien suffisant s’il fait que nos folies ne soient plus évidemment des sottises. »

ibid.

Si, pour Bonnard, il faut savoir suspendre l’exercice de cet art c’est qu’il ne souscrit pas à la conception stoïcienne du bonheur : non seulement il ne suffit pas de ne pas souffrir pour être heureux, mais de plus, vouloir à tout prix éviter la souffrance ce serait se priver des joies qui font que la vie vaut d’être vécue. A cette recommandation d’Épictète :

« Tu peux être invincible, si tu ne t’engages dans aucune lutte, où il ne dépend pas de toi être vainqueur. »

Manuel, chap. XIX, §.1

on est, en effet, porté à répondre qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Pour Bonnard il n’est certes pas question de s’engager dans n’importe quel combat, en cela les préceptes stoïciens ont leur valeur, mais pour remporter des victoires éclatantes il faut s’exposer au risque de la défaite. Reste à savoir quelle consolation on trouve dans la défaite à se dire qu’il valait la peine de s’y exposer.

Le texte de Savoir aimer (1937) cité ci-dessus a un équivalent dans un ouvrage antérieur L’amitié (1928). On peut notamment y apprécier une critique de l’identification de l’âme à une citadelle :

« Il est un art de vivre et on peut l’apprendre. Mais s’il consistait vraiment à se préserver des déceptions et des peines en se rendant insensible, on aurait horreur de le savoir. En vérité, il ne s’agit pas d’endurcir notre cœur, mais seulement de le protéger. C’est la généreuse étourderie de la jeunesse de se livrer sans réserve et aveuglément à toutes les occasions qui lui sont offertes. Il serait aussi fâcheux de n’avoir pas commencé par là qu’il deviendrait ridicule de continuer de la sorte. Il ne convient pas de laisser aux sots et aux méchants le pouvoir de nous atteindre aisément ; une secrète magie nous permet de les éloigner, et celui même qui se croit aux prises avec nous ne se doute pas qu’il passe à peine à notre horizon, où nous le lorgnons avec une curiosité flegmatique. Qu’un homme qui a appris la vie ait un air de calme et de froideur, qu’il recoure tour à tour, pour écarter le vulgaire, à la politesse ou à l’ironie, il ne fait qu’user de ses droits. Mais prendre pour sa nature ce qui n’en est que les défenses, ce serait la même erreur que de ne pas distinguer une ville de ses remparts. La question n’est pas, pour nous, de ne plus jamais être fous, mais de réserver notre folie pour les occasions qui en sont dignes. Qu’un être paraisse qui, par quelques signes, nous donne à croire qu’il est de la race supérieure, nous déploierons, pour l’accueillir, un enthousiasme qui dépassera infiniment celui de nos premiers temps, car comment comparer la fougue instinctive d’un jeune homme avec la hautaine imprudence d’un homme qui n’ignore rien des dangers auxquels sa folie l’expose et qui trouve sa volupté à les affronter en les connaissant? »

Abel Bonnard, L’amitié

Dans ce même ouvrage Bonnard se livre à une critique explicite du stoïcisme qui a le mérite de montrer que le fond du problème concerne la question du rapport à une altérité qui ne dépend pas de nous dans la réalisation de soi. Pour Bonnard, nous avons besoin d’une altérite qui nous révèle à nous mêmes nos potentialités, l’autre que nous aimons ne saurait se réduire à une occasion, en elle-même indifférente, d’exercer nos vertus.

« Si fort que nous nous appliquions à nous ennoblir et à nous enrichir par nous-mêmes, il y a une douceur, une grâce, une modestie à ne pas refuser, à admettre, à solliciter l’aide du hasard. Cherchons à nous accomplir, sans prétendre nous achever; car nous avons bien le pouvoir de développer à nous seuls ce que nous avons de plus haut, mais non pas celui de vivifier ce que nous avons de plus profond. Il est certains printemps de nous-mêmes que nous ne pouvons connaître que par l’intervention d’un autre être et, autour des palais que nous avons bâtis, il est divin, alors, de voir éclater des jardins qu’il ne dépendait pas de nous de faire fleurir. Qu’un philosophe stoïcien se vante de se suffire : il ne s’aperçoit pas qu’il s’est desséché. La vraie poésie, au contraire, c’est de toujours nous accroître, sans nous suffire jamais, c’est de nous enfoncer en nous sans nous exclure de l’Univers, c’est d’être toujours prêts à recevoir, au bord d’une âme sans cesse agrandie, ceux qui y feront jaillir des sources que nous n’aurions pas pu éveiller. A la volonté de nous ennoblir, nous ajoutons le miracle de les aimer. Après nous être augmentés par notre effort, il est doux de nous enrichir par leur magie. Après nous être retirés aux circonstances, il est doux de rester encore, pour les rencontres que nous espérons, les sujets de la fortune, comme le joueur qui risque tout sur un coup de dés, comme le marin qui a besoin d’un bon vent. Après avoir étendu notre âme jusqu’à en faire un vaste royaume, il est doux de la laisser attendre le lever d’un être, comme les grands pays noyés d’ombre, le soir, attendent la lune. »

Abel Bonnard, L’amitié

Abel met son grain de sel

02 dimanche Mai 2021

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Abel Bonnard, amour, stoïcisme

Revenons aujourd’hui sur la question évoquée mercredi dernier de la possibilité de se libérer de l’aliénation amoureuse par un exercice de dissection mentale :

« Du moment qu’il ne dépend pas de nous d’éteindre les lumières que notre intelligence allume sur nos sentiments, il faut les rendre plus vives. Notre esprit est le compagnon inévitable que notre cœur doit emmener dans ses aventures, mais ses avis ne nous sont inutiles que tant que nous refusons de les écouter. Une connaissance incomplète de nos amours, telle qu’elle se forme d’elle-même en nous, les irrite et les envenime : une connaissance plus complète y porte la paix. Nous devons d’abord reconnaître que, dans presque tous les cas, elles ne nous rendent malheureux que parce que nous avons le tort d’oublier dans leur cours la misère de leur origine : elles n’ont été d’abord que des amours de hasard : leur ayant fourni une très petite part de nous-même, soit parce que nous n’avions pas le temps ni la liberté de faire davantage, soit parce qu’une avarice expresse nous a retenus, il est absurde, ensuite, de leur adresser des demandes qui sont sans proportion avec ces premiers dons. Nous avons aimé une femme parce qu’elle s’est trouvée là, bien plus selon nos besoins que selon ses attraits, bien plus par facilité que par sympathie, assez contents même qu’elle n’eût rien d’exceptionnel, puisque cela nous dispensait de rien lui apporter de profond. L’occasion et la commodité ont tout fait. Mais ayant pris pour oublier tous les autres êtres une personne qui n’en diffère pas positivement, il n’est que trop naturel que leur médiocrité reparaisse en elle, de sorte qu’au lieu de les effacer, elle les représente seulement plus près de notre cœur. En lui ôtant l’importance indue qu’elle a prise, nous éteignons du même coup la rancune injustifiée qu’elle nous inspire. Le plus grand avantage de ces examens intérieurs est de nous rendre le sentiment de nos torts ou de nos défauts. Rien n’est si ridicule que d’exercer sans cesse sur autrui une critique qu’on ne ramène jamais sur soi. Les gens médiocres trouvent dans leurs amours l’occasion d’affiner leur perspicacité d’une manière incroyable : ils font sur le caractère et la nature de leur adversaire les remarques les plus subtiles et les plus malignes, mais ces instruments si aigus, qui leur servent à le percer, ils ne les retournent jamais contre eux-mêmes, pour s’en faire la moindre piqûre. Un homme d’une certaine qualité agit inversement. Il n’adresse de reproches qu’à soi, puisqu’il est en effet la seule personne au monde qu’il ait quelque pouvoir de changer, et se critiquant selon ce qu’il peut devenir, il se borne à connaître les autres pour ce qu’ils sont. La mauvaise foi est l’âme des vilaines amours, mais elle ne résiste pas aux rayons de l’intelligence. Si ces examens de nos affections ne nous laissent pas dans un état très heureux, du moins ils nous rendent le calme, et nous y trouvons le soulagement d’échapper à des souffrances d’autant plus pénibles que nous y avions conscience de notre laideur. L’action de l’esprit sur les petits sentiments est presque magique : tant qu’il ne les avait pas démêlés, c’était un nœud de serpents, sifflant avec rage ; mais débrouillés, détendus par lui, ils finissent par n’être plus, sous notre regard attentif, que d’inertes bouts de ficelle. »

Abel Bonnard, Savoir aimer, chap. V, Albin Michel

 

Bonnard Abel - Mémoires de Guerre

Il me semble que l’on trouve dans ce texte des échos de thèmes stoïciens.

Tout d’abord, on retrouve l’exercice de désillusion qu’on avait vu l’autre jour chez Marc-Aurèle. Il s’agit d’appréhender objectivement, non seulement l’objet d’amour lui-même (il n’a rien d’exceptionnel) mais également les conditions de naissance de l’attachement pour lui  (« Nous avons aimé une femme parce qu’elle s’est trouvée là, bien plus selon nos besoins que selon ses attraits »).

De même, la recommandation de ne pas avoir de rancune envers l’objet d’amour qui nous déçoit mais de plutôt nous faire grief à nous-même de nos erreurs a des résonances stoïciennes :

Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit.

Epictète, Manuel, Chap. V

Enfin, une troisième convergence avec le stoïcisme réside dans le fait que ce travail intellectuel sur soi apporte la paix de l’âme. 

Cependant en observant que Bonnard oppose cette paix de l’âme au véritable bonheur nous comprenons qu’il n’est pas stoïcien. Un autre élément qui en témoigne c’est que l’analyse ici proposée ne s’applique qu’aux amours  médiocres, Bonnard considérant, à la différence des stoïciens que certaines passions méritent d’être cultivées [1]. On peut évidemment se demander quels sont les attachements susceptibles de résister à ce type de traitement, je suppose que, pour Bonnard, il y a équivalence entre dire qu’une passion mérite d’être cultivée et dire qu’elle peut résister à un regard démystifiant sur son origine.

 

[1] Deux remarques sur ce point.

  1. Je citerai ultérieurement des textes illustrant ce qui reste ici implicite.
  2.  Si Bonnard a écrit de fort belles choses sur l’amour et l’amitié, il importe aussi de reconnaître que ses analyses sont sous-tendues par des présupposés essentialistes et aristocratiques qui ne sont évidemment pas sans rapport avec ses engagements politiques maurassiens puis fascistes.

Roland au secours de Marc-Aurèle

28 mercredi Avr 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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amour, blasphème, désir, Marc-Aurèle, Roland Barthes, stoïcisme

J’avoue n’avoir jamais été trop convaincu de l’efficacité des procédés de « redescription dégradante » que les stoïciens nous invitent à mettre en œuvre pour maîtriser nos désirs. On peut par exemple citer ce texte fameux de Marc-Aurèle :

« De même que l’on peut se faire une représentation de ce que sont les mets et les autres aliments de ce genre, en se disant : ceci est le cadavre d’un poisson ; cela, le cadavre d’un oiseau ou d’un porc ; et encore, en disant du Falerne, qu’il est le jus d’un grappillon ; de la robe prétexte, qu’elle est du poil de brebis trempé dans le sang d’un coquillage ; de l’accouplement, qu’il est le frottement d’un boyau et l’éjaculation, avec un certain spasme, d’un peu de morve. De la même façon que ces représentations atteignent leurs objets, les pénètrent et font voir ce qu’ils sont, de même faut-il faire durant toute ta vie ; et, toutes les fois que les choses te semblent trop dignes de confiance, mets-les à nu, rends-toi compte de leur peu de valeur et dépouille-les de cette fiction qui les rend vénérables. C’est un redoutable sophiste que cette fumée d’estime ; et, lorsque tu crois t’occuper le mieux à de sérieuses choses, c’est alors qu’elle vient t’ensorceler le mieux. »

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VI §13

Peut-on sérieusement couper court à ses impulsions sexuelles en recourant à l’exercice mental proposé par Marc-Aurèle ?   Si encore il était question de penser à des images dégoûtantes de sécrétion … mais une simple description verbale semble avoir peu de prise sur l’investissement pulsionnel.

Cet extrait des Fragments d’un discours amoureux m’incite cependant à donner au procédé stoïcien – au moins dans le cas de l’attachement amoureux – plus de crédit que je ne le faisais spontanément :

« Le discours amoureux, ordinairement, est une enveloppe lisse qui colle à l’Image, un gant très doux autour de l’être aimé. C’est un discours dévot, bien-pensant. Lorsque l’Image s’altère, l’enveloppe de dévotion se déchire ; une secousse renverse mon propre langage. Blessé par un propos qu’il surprend, Werther voit tout d’un coup Charlotte sous les espèces d’une commère, il l’inclut dans le groupe de ses copines avec qui elle papote (elle n’est plus l’autre, mais une autre parmi d’autres), et dit alors dédaigneusement : « mes petites bonnes femmes » (meine Weibchen). Un blasphème monte brusquement aux lèvres du sujet et vient casser irrespectueusement la bénédiction de l’amoureux ; il est possédé d’un démon qui parle par sa bouche, d’où sortent, comme dans les contes de fées, non plus des fleurs, mais des crapauds. Horrible reflux de l’Image.

(L’horreur d’abîmer est encore plus forte que l’angoisse de perdre.) »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 36

Ce qui me donne à penser que le procédé de redescription peut avoir ici une certaine efficacité c’est qu’il rencontre une résistance (« l’horreur d’abîmer »), qu’il soit vécu comme un blasphème, ce qui suggère qu’il n’est pas sans prise sur l’affect. Ainsi peut-on espérer qu’en se forçant – ce qui dépend de nous – à surmonter l’horreur d’abîmer on puisse se libérer de l’angoisse d’une perte qui ne dépendrait pas de nous (cela vaudrait aussi rétrospectivement : profaner le souvenir et les reliques de ce qu’on a perdu pour se libérer du sentiment de la perte).

Reste à savoir pourquoi le procédé de redescription semble avoir plus de prise sur l’affect dans le cas de l’amour que dans le cas d’autres désirs. De quoi dépend que la redescription soit  vécue comme un blasphème ou comme un exercice futile ? Peut-être faut-il faire valoir l’idée que le « discours amoureux » est plus profondément constitutif de l’état amoureux que le discours érotique n’est constitutif du désir sexuel.

Limites d’une métaphore

14 mardi Juil 2020

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acteur, stoïcisme, Victor Goldschmidt

En complément des analyses de Claude Romano sur les variations autour de la métaphore stoïcienne de l’acteur, il vaut la peine de signaler l’analyse que Victor Goldschmidt proposait des limites de cette métaphore.

« Il reste à préciser et à restreindre sur deux points la portée de la métaphore de l’acteur.

Il est clair, tout d’abord, que la personnalité de l’acteur ne se dissout nullement en un « faisceau » ou une « série » de personnages. « Si on enlève à l’acteur à la fois ses brodequins et son masque, et si on le produit à la manière d’une ombre, l’acteur a-t-il disparu ou subsiste-t-il ? S’il a sa voix, il subsiste ». « Sa voix », c’est ce qu’Épictète, ailleurs, appelle « la personne morale » ; c’est la faculté d’incarner tous les rôles, c’est-à-dire, ici encore, la puissance supérieure à tous les actes possibles qu’elle peut produire. Et cette puissance, il s’en faut qu’elle soit la même chez tous ; tous ne sont pas capables de jouer tous les rôles ; aussi faut-il avoir et prendre « conscience » de la « force » qui nous a été imparties. Epictète, ici, vient très près de ce que Schopenhauer appellera le « caractère acquis », c’est-à-dire la connaissance exacte de ce que vaut et de ce que peut notre « caractère empirique ». Il faut s’accommoder de n’importe quel rôle ; car le moindre nous permet encore de montrer « qu’il m’a été donné de déployer une belle voix ». Mais le sage seul peut tenir tous les rôles et il en est même, tels la royauté et le rôle de chefs, que lui seul sait jouer convenablement.

Par où l’on voit déjà que, malgré leur « indifférence », les rôles-matières, non seulement ne sont pas sans « différence », mais que certains, plus que d’autres, conviennent au sage. A l’inverse, il en est qui ne lui conviennent pas du tout. Il est vrai que certains rôles n’ont guère coutume de lui échoira ; il en est d’autres qui menacent d’imprégner de leur indignité la « dignité morale » de l’acteur ; dans un tel cas de conflit, c’est la « conscience » du « caractère acquis », c’est-à-dire de notre « dignité » et « valeur », qui devra nous déterminer à la modestie et à l’acceptation de ce rôle, mais qui pourra autoriser le sage à le refuser et, s’il n’y a pas d’autre issue, à recourir au suicide. — La métaphore de l’acteur ne peut pas être maintenue jusqu’au bout. Il faut préciser que si le sage a le droit d’en suspendre l’exigence, c’est justement au sujet des situations et des « rôles » que le vulgaire n’a pas le courage (ni, par conséquent, le droit) de refuser. Il faut ajouter encore qu’ici, comme d’une manière générale dans l’autorisation du suicide, le stoïcisme témoigne que son idéal du sage ne ressortit pas à « l’imagination », puisqu’il ouvre une « issue » là où les limites des forces humaines rendraient l’exigence insupportables. Et il faut dire surtout que, si la personne du sage dépasse les rôles et en fixe la « valeur », c’est parce qu’elle-même est au-dessus de toute valeur ; mais cette dignité éminente, elle ne la tient pas de son statut de « personne », au sens moderne et romantique du mot, mais de la sagesse qui « est elle-même identique à l’être universel ». »

Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin p. 184 – 186

Les occasions ne manquent pas

04 mercredi Mar 2020

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stoïcisme, vertu, Victor Goldschmidt

« Placer la vertu uniquement dans « ce qui dépend de nous » (or, ni la réussite de nos projets, ni ces buts mêmes, imposés par les circonstances, n’en dépendent), mais affirmer cepen­dant que la vertu est activité, et activité pratique, — c’est, semble-t-il, se contredire. Ici encore, c’est Plotin qui se charge de souligner la contradiction apparente : « Je demande (encore) comment l’acte courageux dépend de nous, parce que, s’il n’y avait la guerre, nous n’aurions pas à l’accomplir. Il en est de même de toutes les actions vertueuses ; la vertu est toujours forcée d’attendre des circonstances accidentelles pour agir selon l’occurrence. Si on donnait le choix à la vertu, en lui demandant si elle préfère qu’il y ait des guerres, afin de s’exercer, et des injustices pour définir et organiser les droits, ou si elle aime mieux rester tranquille parce que tout est dans l’ordre, elle préférera l’inaction à l’action, et elle aimera mieux que personne n’ait besoin de ses soins ». — A cette hypothèse optimiste, proposée au « choix » de la vertu, Epictète avait répondu par avance, répliquant à cette question d’un élève : « Héraclès, devait-il donc se préparer ces occasions et chercher le moyen d’introduire dans son pays un lion, un sanglier et une hydre ? », — « Sottise que cela et folie ! Mais puisqu’ils existaient et qu’ils étaient tout trouvés, ils étaient d’utiles instruments pour révéler et exercer Héraclès ».
Autrement dit, l’hypothèse est purement académique ; en maintenant l’exigence de l’action, les Stoïciens se conforment à l’ordre des choses, telles qu’elles sont, et telles qu’elles sont actuellement. Sur ce point, ils s’apparentent décidément à Socrate et s’opposent au platonisme. Socrate avait cru devoir remplir sa mission « politique » dans l’Athènes de son temps, au lieu de déplorer les circonstances défavorables par où la démocratie existante interdisait toute tentative de réforme, et au lieu d’attendre d’un avenir béni et imprévisible les conditions enfin propices à la construction d’une Cité idéales. En quoi il acceptait, comme les Stoïciens, le réel en même temps que le présent, ce même réel et ce même présent dont s’évade la vertu (néo-)platonicienne vers l’éternité des Idées. »

Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 151 – 152

Naturalisme artificiel

27 jeudi Fév 2020

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naturalisme, stoïcisme, Victor Goldschmidt

C’est très improprement, en effet, que le stoïcisme peut être rangé dans les naturalismes. L’exigence de « vivre conformément à la nature » avait sans doute un sens natu­raliste chez Théophraste et, surtout, chez le platonicien Polémon. Mais quand Zénon s’empare de cette formule, elle change entièrement de signification. « Il est très arti­ficiel », a-t-on pu dire, « de poser en télos la vie conforme à la nature, puis, d’entendre par télos, lorsqu’il s’agit de l’homme, seulement la vie raisonnable». — Tout le stoïcisme est dans cet « artifice » ou, dirions-nous plus volontiers, dans ce pas­sage. Afin de parvenir à cette volonté tendue que réclame la sagesse, on part de ce mouvement « naturel », élémentaire et facile (si facile que même l’animal en est capable), qu’est la tendance. — La logique, qui devra nous porter aux som­mets de la dialectique et nous mettre en possession du critère, dont la juste application définit toute la vie du sage, part de cette connaissance aisée parce qu’elle n’est qu’un « état passif » — qu’est la représentation. Voilà certes un « point de départ » sensualiste, et donc « nettement sophistique ». Mais, ajoute avec raison E. Bréhier, « le point de départ seule­ment : ce qu’ils acceptent, c’est la méthode ; mais ils pré­tendent, par cette méthode, aboutir à des résultats tout autres … Ainsi le problème qu’ils ont à résoudre (et c’est ce qui fait le paradoxe de cette théorie) est le suivant : En se plaçant sur le terrain des sophistes, atteindre un critère de la vérité stable, immuable », le « paradoxe », ici, n’est autre que ce mouvement de passage. — Enfin la physique, qui nous enseignera l’ensemble de la vie cosmique et nous fera connaître les dieux, pourtant invisibles, prend son départ dans la réalité la plus immédiate et la plus facile à connaître, les corps ; de ce « matérialisme », on va vers une conception du corps entièrement pénétrée du Logos.

Il est clair qu’aucun de ces trois mouvements ne tend à ramener le supérieur à l’inférieur. Mais il y a conformité, cependant, conuenientia entre l’un et l’autre ; l’aboutissement est comme préfiguré dans le départ et, à l’inverse, la fin doit être « référée » au débuts.

Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, p. 56 – 57

Faut-il simuler quand l’autre n’est pas à la hauteur ? (2)

15 dimanche Mai 2016

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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amitié, Epictète, franchise, hypocrisie, stoïcisme

J’ai évoqué hier, à propos de l’utilitarisme, un problème qui pourrait être examiné à propos d’autres options  de philosophie morale. On peut se demander quelles sont les philosophies morales qui  pourraient justifier une forme d’hypocrisie face à un public qui ne leur est pas acquis. Par exemple, je vois mal par quel artifice la déontologie kantienne pourrait recommander le genre de simulation qui est concevable dans l’utilitarisme. Je voudrais, aujourd’hui, essayer d’y voir plus clair sur ce qu’il en est de ce problème pour le stoïcisme.

 Il y a un passage du Manuel d’Epictète que je rumine depuis un certain temps  car il semble recommander un comportement qu’on peut juger hypocrite :

« Lorsque tu vois un homme qui gémit dans le deuil, soit parce que son fils est absent, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les maux dont il souffre lui viennent du dehors. Mais sois prêt à dire aussitôt : « Ce qui l’afflige ce n’est point ce qui arrive, car un autre n’en est pas affligé; mais c’est le jugement qu’il porte sur cet événement. » N’hésite donc pas, même par la parole, à lui témoigner de la sympathie, et même, si l’occasion s’en présente, à gémir avec lui. Mais néanmoins prends garde de ne point aussi gémir du fond de l’âme.« 

Manuel §. XVI

On peut d’abord noter que l’aspirant stoïcien est confronté au problème de l’hypocrisie parce que son compagnon ne fait pas preuve lui-même de stoïcisme. Mais pourquoi aller gémir avec lui plutôt que de veiller, à distance, à préserver sa propre paix intérieure? A quel impératif du stoïcisme correspond cette conduite ?Il ne s’agit pas de préserver son image aux yeux de l’autre, d’éviter de passer pour un sans-coeur. En effet le Manuel recommande à diverses reprises à l’aspirant stoïcien de ne pas se laisser détourner de la voie de la sagesse en se souciant de ce que les non-stoïciens diront de lui :

« Si tu veux progresser, résigne-toi, quant aux choses extérieures, à passer pour un insensé et un sot. »

§. XIII

« Si tu désire être philosophe, prépare-toi dès lors à être ridiculisé et raillé par la foule … »

§. XXII

Si le stoïcien ne doit pas hésiter à gémir « extérieurement », ce n’est donc pas pour préserver sa sérénité en dissimulant son stoïcisme. C’est en tant que moyens de remplir ses devoirs sociaux que ces gémissements se justifient (pour autant qu’ils n’engagent pas le « fond de l’âme »). Soit, dira-t-on, le stoïcien pour vivre conformément à sa nature d’homme doit remplir des devoirs de soutien envers les autres, mais pourquoi la conciliation de l’accomplissement des devoirs sociaux et de la préservation de la tranquillité de l’homme devrait-elle prendre la forme de ces gémissements « feints ». Le stoïcien ne rendrait-il pas meilleur service à ce voisin dans le deuil en allant lui prodiguer une leçon de stoïcisme, par exemple en allant lui expliquer que « ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les jugements qu’ils portent sur elles » ? Aller gémir avec l’autre, c’est faire ce que celui-ci attend, mais est-ce bien remplir son devoir envers l’autre que de faire ce qu’il attend lorsque cette attente témoigne de son « déficit de stoïcisme »? Le problème est ici de savoir comment le stoïcien pourra être l’ami d’un non-stoïcien sans que cela compromette son stoïcisme. Le chapitre XXIV du Manuel est d’ailleurs pour une large part consacré à répondre à l’objection que l’engagement dans la voie stoïcienne rendrait incapable de remplir ses devoirs d’amis ou de citoyens dans un monde ou tous ne sont pas stoïciens :

2. – Mais tes amis resteront sans secours ! – Qu’appelles-tu sans secours ? – Tu ne leur donneras pas de l’argent, tu ne les feras pas citoyens romains – Mais qui donc t’a dit que ce sont la des choses qui dépendent de nous, et qui ne nous sont pas des choses étrangères ? Qui peut donner à un autre ce qu’il n’a pas lui-même ? – Acquiers donc, dira l’un d’eux, pour que nous ayons.

3.- Si je puis acquérir en me conservant modeste sur, magnanime, montre-moi le chemin, et j’acquerrai. Mais si vous trouvez bon que je perde les biens qui me sont propres pour que vous obteniez ce qui n’est pas un bien, voyez a quel point vous êtes iniques et déraisonnable ! Que préférez-vous donc ? L’argent ou un ami sûr et modeste ? Aidez-moi plutôt a acquérir ces biens, et ne trouvez plus bon que je me livre à des actes qui me les fassent perdre.

4.- « Mais ma patrie, dira quelqu’un, autant qu’il est en moi, je ne lui viendrai point en aide.»  Encore une fois, quelle est cette aide ? Elle ne te devra ni portique, ni bains. Et qu’est-ce que cela ? Ce ne sont pas les forgerons qui lui donnent des chaussures, ni les cordonniers, des armes ; il suffit que chacun accomplisse sa tâche. Mais, si tu lui fournissais quelque autre citoyen modeste et sûr, ne lui rendrais-tu aucun service. _ Oui – Eh bien alors ! Toi aussi, tu ne lui seras pas inutile.

La réponse du chapitre XXIV et celles du chapitre XVI sont elles cohérentes ? On peut avoir l’impression que le comportement recommandé au chapitre XVI (aller gémir « extérieurement » avec l’autre sans lui servir une leçon de stoïcisme) transige davantage que celui recommandé au chapitre XXIV (où l’on explique à l' »ami » qui vous demande de l’aider à s’enrichir, qu’il vaut mieux avoir un ami stoïcien que de l’argent !). En réalité il me semble qu’il n’y a pas de contradiction entre une hypocrisie du chapitre XVI et une franchise du chapitre XXIV ; les deux comportements sont justifiables à partir des mêmes principes mais  ceux-ci sont appliqués différemment en fonction de l’appréciation de la situation. L’attitude recommandée au chapitre XVI peut se justifier en arguant qu’une leçon de stoïcisme administrée dans ces circonstances ne serait de toutes façons pas audibles, que le mieux qu’il y ait à faire dans un premier temps est de gémir, quitte à réserver les belles paroles pour un moment plus propice. On a vu hier dans l’utilitarisme, un équivalent de ce moment d’appréciation de la situation :  l’utilitariste devait apprécier les conséquences sur le bonheur général de ses louanges et de ses blâmes en tenant compte de la « maturité » de son public  pour décider s’il devait assumer publiquement  son utilitarisme.

Comme j’ai développé cette interprétation sans prendre le temps de faire les lectures nécessaires sur le concept de parrhèsia, il est possible que j’ai dit beaucoup de bêtises. Si la marge d’appréciation que j’ai supposée est bien reconnue par les stoïciens (du moins par Epictète), il me semble qu’elle pourrait constituer une différence avec le cynisme qui ne semble pas porter aux mêmes ménagements.

Stoïcisme et double nationalité

19 vendredi Fév 2016

Posted by patertaciturnus in Lectures

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étranger, Plutarque, stoïcisme

« Antipater dans son traité Sur la différence entre Cléanthe et Chrysippe, raconte que Zénon et Cléanthe n’ont pas voulu devenir citoyens d’Athènes pour ne pas avoir de torts envers leur patrie.Passons sur ce point que, s’ils ont bien fait, Chrysippe a mal fait, lui, de s’inscrire sur la liste des citoyens. Ce qui est contradictoire et absurde, c’est qu’après avoir si longtemps maintenu à l’étranger leur personne et leur vie, de garder leurs noms pour leur patrie ; c’est comme si, ayant quitté sa femme pour vivre et dormir avec une autre et ayant eu des enfants de celle-ci, il ne contractait pas mariage avec elle, pour ne pas sembler avoir de tort envers la première. »

Plutarque, Des contradictions des stoïciens, IV

Vivre en étranger (2)

18 jeudi Fév 2016

Posted by patertaciturnus in Lectures

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étranger, Emile Bréhier, stoïcisme, voyageur

Dans les commentaires de cet article Philalète objectait à ma suggestion de décrire le stoïcisme comme une injonction à vivre en étranger. Je livre ce nouvel élément au dossier.

« Un dogme que l’on voit revenir constamment à travers tout le stoïcisme est celui de l’indifférence des lieux où l’on habite : n’est-ce pas là comme une transposition de l’indifférence d’un commerçant cosmopolite pour qui la patrie est l’endroit où il fait ses affaires? « Le sage disait Chrysippe (S.V.F., 174, I) n’hésitera pas, s’il y a profit, à aller jusqu’à Panticapée et au désert des scythes. » C’est grâce à ce détachement total de toute patrie, de toute tradition locale et régionale que la stoïcisme a dû, en partie, sa diffusion. »

Emile Bréhier, Introduction au stoïcisme, p. LXI, Les Stoïciens I (Tel)

Peut-être, pour éviter les malentendus, faudrait-il distinguer « vivre en voyageur » et « vivre en étranger ». Le stoïcien ne vit pas en étranger au sens où il y aurait, ailleurs, un « chez lui » qu’il serait destiné à regagner. Il vit plutôt comme un voyageur qui, parce qu’il n’est nulle  part chez lui (au sens où il n’est pas attaché à sa place dans le monde comme le sont les « insensés ») est aussi partout chez lui.

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