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Blaise Pascal, généalogie, Joseph Joubert, Nietzsche, Platon
Le fétichisme envers un auteur se manifeste notamment par la propension à lui attribuer l’anticipation ou la prémonition d’idées qui font la célébrité d’auteurs postérieurs.
Après avoir brillamment démontré que Joubert avait plagié par anticipation la 11e thèse sur Feuerbach de Marx, je vais essayer aujourd’hui de montrer qu’il a également anticipé la généalogie nietzschéenne. Il ne me restera plus qu’à trouver dans ses carnets une anticipation de quelque concept freudien et j’aurai réalisé le grand chelem des prétendus « maîtres du soupçon ».
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Je vous suggère donc un petit rapprochement entre ce texte :
« Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d’en faire voir les racines. De même des institutions. Celles que l’on veut conserver, il ne faut pas trop en désenterrer l’origine. Tout commencement est petit. »
Joseph Joubert, 30 mai 1804, Carnets I, p. 604
et celui ci :
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Dans les deux texte on trouve cette idée qu’exhiber l’origine équivaut à une opération de dévalorisation. La différence essentielle bien évidemment, c’est que Nietzsche revendique cette opération alors que Joubert la signale pour mettre en garde contre elle (dans le cas de l’aphorisme que j’avais rapproché de la 11e Thèse sur Feuerbach, la différence de position était d’ailleurs la même). Il y a une autre différence notable : Nietzsche nous parle de valeurs là où Joubert nous parle d’institutions. Or l’idée d’une valeur critique de l’exhibition de l’origine me semble moins originale appliquée aux institutions qu’aux valeurs. On pourrait ainsi faire valoir que Joubert ne fait ici que reprendre un thème déjà présent chez Pascal :
« La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre, rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent. Et les Grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes il faut souvent les piper. Et un autre bon politique, Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur. [Augustin , Cité de Dieu, 4, 27] Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin. »
Pensées, [Brunschvicg 294]
Je présume que la mention du « plus sage des législateurs » qui disait « que pour le bien des hommes il faut souvent les piper » fait référence au thème du « pieux mensonge » dans la République de Platon. Il est plaisant de constater pour conclure que l’arbre généalogique de la généalogie démystificatrice est riche en défenseurs de la mystification.