L’ennui du constamment nouveau, l’ennui de découvrir, sous la différence fallacieuse des choses et des idées, la permanente identité de tout, la similitude absolue de la mosquée, du temple et de l’église l’identité entre la cabane et le palais, le même corps structurel dans le rôle d’un roi habillé ou d’un sauvage allant tout nu, l’éternelle concordance de la vie avec elle-même —, la stagnation de tout ce que je vis — au premier mouvement, tout cela s’efface.
Les paysages sont des répétitions. Au cours d’un simple voyage en train, je suis partagé, de façon vaine et angoissante, entre mon désintérêt pour le paysage et mon désintérêt pour le livre qui me distrairait si j’étais différent. J’ai une vague nausée de la vie, et tout mouvement l’accentue encore.
L’ennui ne disparaît que dans les paysages qui n’existent pas, dans les livres que je ne lirai jamais. La vie est pour moi une somnolence qui ne parvient, pas jusqu’à mon cerveau. Je le garde libre, au contraire, pour pouvoir y être triste.
Ah, qu’ils voyagent donc, ceux qui n’existent pas ! Pour ceux qui ne sont rien, comme les fleuves, c’est le flux qui doit être la vie. Mais tous ceux qui pensent et qui sentent, tous ceux qui sont vigilants, ceux-là, l’horrible hystérie des trains, des voitures et des bateaux ne les laisse ni dormir, ni être éveillés. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité §. 122
et ça ne sert à rien ainsi, ainsi que Pessoa l’explique magistralement :
« Que peut me donner la Chine que mon âme ne m’ait déjà donné ? Et si mon âme ne peut me le donner, comment la Chine me le donnera-t-elle puisque c’est avec mon âme que je verra la Chine, si je la vois jamais ? Je pourrais m’en aller chercher la richesse en Orient, mais non point la richesse de l’âme, parce que cette richesse-là, c’est moi-même, et que je suis là où je suis, avec ou sans Orient.
Je comprends que l’on voyage si on est incapable de sentir. C’est pourquoi les livres de voyage se révèlent si pauvres en tant que livres d’expérience, car ils ne valent que par l’imagination de ceux qui les écrivent. Si leurs auteurs ont de l’imagination, ils peuvent nous enchanter tout autant par la description minutieuse, photographique à l’égal d’étendards, de paysages sortis de leur imagination, que par la description, forcément moins minutieuse, des paysages qu’ils prétendent avoir vus. nous sommes tous myopes, sauf vers le dedans. Seul le rêve peut voir avec le regard. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité §. 123
On complétera avantageusement cette lecture par celle du §. 138 du même ouvrage.
L’argumentation de Pessoa qui vise ici le voyage mériterait d’être transposée à la rencontre de personnes et à la lecture de livres … toutes choses qui ne sont bonnes que pour ceux qui manquent d’imagination.
Je ne sais pas si la vie est peu ou trop pour moi.
Je ne sais pas si je sens trop ou trop peu, je ne sais
Ce qui me manque : scrupule spirituel, point-d’appui de l’intelligence,
Consanguinité avec le mystère des choses, choc
Au moindre contact, sang affluant sous les coups, tressaillements au moindre bruit,
Ou s’il y a pour tout cela une autre explication plus commode et plus heureuse.
Quoi qu’il en soit, il eût mieux valu ne pas naître,
Parce que, aussi intéressante qu’elle soit à tout moment,
La vie finit par faire mal, par dégoûter, par couper, par frotter, par grincer,
par donner envie de crier, de rester par terre, de sortir
De toutes les maisons et de toutes les logiques, de sauter de tous les balcons,
De redevenir sauvage pour mourir parmi les arbres et l’oubli,
Parmi les déséquilibres, les dangers, et l’absence de lendemain,
Et tout cela aurait dû être quelque chose de plus conforme à ce que je pense,
A ce que je pense, ou à ce que je sens – et j’ignore ce que c’est, ô vie !
[…]
Fernando Pessoa, Passage des heures Oeuvres poétiques d’Alvaro de Campos
trad. Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa
La journée est déjà pleinement au travail.
Tout commence à s’animer, à rentrer dans les règles.
Avec un immense plaisir direct et naturel, je parcours en esprit
Toutes les opérations commerciales nécessaires au chargement des marchandises.
Mon époque est le cachet que portent toutes les factures,
Et je sens que tout le courrier de tous les bureaux
Devrait m’être adressé.
Un contrat maritime a une telle individualité,
Une signature de commandant de bord est si belle et si moderne !
Rigueur commerciale du début et de la fin des lettres : Dear Sirs — Messieurs — Amigos e Srs.,
Yours faithfully — … nos salutations empressées…
Tout cela n’est pas seulement humain et propre, mais beau également,
Et connaît à la fin un destin maritime, un steamer où sont embarquées
Les marchandises dont il est question dans les lettres et les factures.
Complexité de la vie ! Les factures sont faites par des gens
Qui vivent des amours, des haines, des passions politiques, des crimes parfois —
Et elles sont si bien écrites, si ordonnées, tellement indépendantes de tout le reste!
Il y en a qui lisent des factures et ne sentent rien de tout cela.
Mais bien sûr que toi, tu le sentais, ô Cesário Verde…
Moi, c’est jusqu’aux larmes que je ressens cela de la manière la plus humaine.
Et l’on vient me dire que la poésie est absente du commerce et des bureaux !
Voyons ! Elle pénètre par tous les pores… Je la respire dans cet air marin.
Car tout cela survient à propos des steamers, de la navigation moderne.
Car factures et lettres d’affaires sont le début de l’histoire,
Et les navires qui emportent les marchandises sur les mers en sont la fin.
[…]
Fernando Pessoa, Ode maritime Oeuvres poétiques d’Alvaro de Campos
trad. Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa
J’ai cité le mois dernier un extrait du Livre de l’intranquillité où Pessoa (sous l’hétéronyme de Bernardo Soares) revendique de « s’autruifier par l’imagination ». Je voudras aujourd’hui citer un extrait d’une des grandes odes que Pessoa a composé sous l’hétéronyme d’Alvaro Campos, dans laquelle le thématique de l’autruification donne lieu à des développements mystiques.
« Plus je sens, plus je sens comme des personnalités différentes,
Plus j’aurai de personnalités,
Plus je les aurait intensément, stridemment,
Plus je sentirai simultanément avec elles toutes,
Plus j’existerai,me sentirai, vivrai, serai divers
Dans mon unité, dispersé dans mon attention,
Plus je possèderai l’existence totale de l’univers,
Plus complet je serai dans l’espace entier,
Plus je ressemblerai à Dieu, quel qu’il soit,
Parce que, quel qu’il soit, il est certainement Tout,
Et en dehors de Lui il n’y a que Lui, et pour Lui Tout est bien peu.
Chaque âme est une échelle vers Dieu, Chaque âme est un Univers-couloir vers Dieu, Chaque âme est un fleuve qui roule entre les rives de l’Externe, Vers Dieu et en Dieu dans un sinistre murmure »
Fernando Pessoa, Oeuvres poétiques d’Alvaro de Campos
trad. Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa
« Accroître sa personnalité sans rien y inclure d’étranger – sans rien demander aux autres, sans jamais commander aux autres, mais en étant les autres quand on en a besoin. »
peut-être éclairé par un rapprochement avec cet extrait du fragment 138, que j’ai cité naguère, où Pessoa explique l’inanité des voyages réels par rapport aux voyages imaginaires puisqu’au fond, on ne sort jamais de soi :
« Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage : « Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations. » Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autruifiant par l’imagination devenue sensation de nous-mêmes. »
Comment est il possible « d’être les autres quand on en a besoin », ainsi que le recommande le premier texte ? En nous « autruifiant par l’imagination » répond le second. Ce dernier texte a l’intérêt de faire apparaître le type de conception philosophique sous-jacente à l’étrange recommandation d’être les autres : un subjectivisme sensualiste.
L’âme pessoienne, à l’instar de la monade leibnizienne, n’a pas de fenêtre ; mais s’il n’est pas possible de sortir de soi, il est du moins possible d’élargir par l’imagination la dimension de la bulle subjective ce qui revient à « accroître sa personnalité ».
Le rapprochement des deux textes révèle néanmoins une tension : si on ne peut pas « débarquer de soi » (comme l’indique le §. 138), pourquoi vouloir se prémunir du risque d’inclure en soi quelque chose d’étranger (comme semble l’indiquer le §. 237). S’il est impossible de « parvenir à autrui », comment quelque chose d’étranger pourrait-il être inclus en moi ? L’autruification s’oppose à l’aliénation, mais si l’autruification est nécessaire, comment l’aliénation est-elle possible ?
Quant au processus d’autruification par l’imagination dont se réclame Pessoa il n’est pas sans rappeler la description que Bergson donne de la création des personnages par le poète tragique dans Le rire :
« Si paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous ne croyons pas que l’observation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique. […] Mais, à supposer qu’ils eussent eu ce spectacle, on se demande s’il leur aurait servi à grand-chose. Ce qui nous intéresse, en effet, dans l’œuvre du poète, c’est la vision de certains états d’âme très profonds ou de certains conflits tout intérieurs. Or, cette vision ne peut pas s’accomplir du dehors. Les âmes ne sont pas pénétrables les unes aux autres. Nous n’apercevons extérieurement que certains signes de la passion. Nous ne les interprétons — défectueusement d’ailleurs — que par analogie avec ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. Ce que nous éprouvons est donc l’essentiel, et nous ne pouvons connaître à fond que notre propre cœur — quand nous arrivons à le connaître. Est-ce à dire que le poète ait éprouvé ce qu’il décrit, qu’il ait passé par les situations de ses personnages et vécu leur vie intérieure ? Ici encore la biographie des poètes nous donnerait un démenti. Comment supposer d’ailleurs que le même homme ait été Macbeth, Othello, Hamlet, le roi Lear, et tant d’autres encore ? Mais peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité qu’on a et celles qu’on aurait pu avoir. Notre caractère est l’effet d’un choix qui se renouvelle sans cesse. Il y a des points de bifurcation (au moins apparents) tout le long de notre route, et nous apercevons bien des directions possibles, quoique nous n’en puissions suivre qu’une seule. Revenir sur ses pas, suivre jusqu’au bout les directions entrevues, en cela paraît consister précisément l’imagination poétique. Je veux bien que Shakespeare n’ait été ni Macbeth, ni Hamlet, ni Othello ; mais il eût été ces personnages divers si les circonstances, d’une part, le consentement de sa volonté, de l’autre, avaient amené à l’état d’éruption violente ce qui ne fut chez lui que poussée intérieure. C’est se méprendre étrangement sur le rôle de l’imagination poétique que de croire qu’elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour d’elle, comme pour coudre un habit d’Arlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. L’imagination poétique ne peut être qu’une vision plus complète de la réalité. Si les personnages que crée le poète nous donnent l’impression de la vie, c’est qu’ils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s’approfondissant lui-même dans un effort d’observation intérieure si puissant qu’il saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une œuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l’état d’ébauche ou de simple projet. »
La convergence de vue entre Bergson et Pessoa est assez frappante, reste que Pessoa n’est pas, à proprement parler un poète tragique (pas plus que le Flaubert du « madame Bovary, c’est moi »). J’ai tendance à penser que c’est à tort que Bergson veut faire correspondre l’opposition entre la création de personnage fondée sur la germination des potentialités internes celle qui découle de l’observation extérieure de types humains, à l’opposition entre poètes tragiques et comiques.
Haut les cœurs! les nécessités d’une préparation me conduisent à ressortir Le livre de l’intranquillité du rayonnage où j’avais fait l’erreur de le ranger.
Voici donc la pépite du jour.
Le §.237 de l’édition Christian Bourgois de 1999 est intitulé Notes pour une règle de vie. Après un premier principe d’allure stoïcienne:
« Avoir besoin de dominer les autres, c’est avoir besoin des autres. Le chef est donc dépendant. »
Il énonce un précepte qui semble donner une signification éthique ou existentielle au recours de Pessoa aux hétéronymes littéraires.
« Accroître sa personnalité sans rien y inclure d’étranger – sans rien demander aux autres, sans jamais commander aux autres, mais en étant les autres quand on en a besoin. »
Voilà un principe que pourraient peut-être invoquer pour leur défense les personnes accusées de mythomanie.
« Ma vie tout entière se résume à une bataille perdue sur une carte ; ma lâcheté ne s’est même pas fait jour sur un champ de bataille, où d’ailleurs elle ne se serait peut-être pas manifestée, mais dans le cabinet du chef d’état-major, en tête à tête avec son intime conviction d’aller à la défaite. On n’a pas osé dresser de plan, parce qu’il aurait été de toute façon imparfait ; on n’a pas osé le rendre parfait, même s’il ne pouvait l’être réellement, parce que la conviction qu’il ne le serait jamais a brisé la volonté qui aurait permis à ce plan, même imparfait, d’être essayé malgré tout. Il ne m’est jamais venu à l’idée que ce plan, quoique imparfait, pouvait être plus parfait que celui de l’ennemi. Ni que mon ennemi véritable, victorieux contre moi depuis Dieu même, c’était précisément cette idée de perfection qui marchait contre moi, en tête de toutes les légions du monde, avant-garde tragique de toutes les armées de l’univers. »
Fernando Pessoa (sous l’hétéronyme « baron de Teive »), L’éducation du stoïcien, traf. F Laye, Christian Bourgois éditeur
*
La caractère « inhibant » de l’idée de perfection est un thème récurrent chez Pessoa (voir notamment des extraits du Livre de l’intranquillité que j’avais cités ici et là).
« Qu’est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople. Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine, car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera nulle part. « N’importe quelle route, a dit Carlyle, et même cette route d’Entepfuhl, te conduit au bout du monde. » Mais cette route d’Entepfuhl, si on la suit jusqu’au bout revient à Entepfuhl ; si bien qu’Entepfuhl, où nous nous nous trouvions déjà, est aussi ce bout du monde que nous cherchions à atteindre. »
Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage : « Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations. » Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autruifiant par l’imagination, devenue sensation de nous-mêmes. Les paysages véritables sont ceux que nous créons car, étant leurs dieux, nous les voyons comme ils sont véritablement, c’est-à-dire tels qu’ils ont été créés. Ce qui m’intéresse et que je puis véritablement voir, ce n’est aucune des Sept Parties du Monde c’est la huitième, que je parcours et qui est réellement mienne. Quand on a sillonné toutes les mers, on n’a fait que sillonner sa propre monotonie. J’ai déjà sillonné plus de mers qu’il n’en existe au monde, j’ai vu plus de montagnes qu’il n’y en a sur terre. J’ai traversé des villes plus nombreuses que les villes réelles, et les vastes fleuves de nulle part au monde ont coulé, absolus, sous mon regard contemplatif. Si je voyageais, je ne trouverais que la pâle copie de ce que j’ai déjà vu sans jamais voyager.
Dans les contrées qu’ils visitent, les autres se trouvent étrangers, anonymes. Dans celles que j’ai visitées, j’ai été non seulement le plaisir caché du voyageur inconnu, mais la majesté du Roi qui y règne, le peuple qui y pratique ses coutumes, et l’histoire entière de cette nation et de ses voisines. Paysages, maisons, j’ai tout vu parce que j’ai été tout — tout cela créé en Dieu avec la substance même de mon imagination. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §.138, trad. Françoise Laye
No TEMPO em que festejavam o dia dos meus anos, Eu era feliz e ninguém estava morto. Na casa antiga, até eu fazer anos era uma tradição de há séculos, E a alegria de todos, e a minha, estava certa com uma religião qualquer.
No TEMPO em que festejavam o dia dos meus anos, Eu tinha a grande saúde de não perceber coisa nenhuma, De ser inteligente para entre a família, E de não ter as esperanças que os outros tinham por mim. Quando vim a ter esperanças, já não sabia ter esperanças. Quando vim a olhar para a vida, perdera o sentido da vida. Sim, o que fui de suposto a mim-mesmo, O que fui de coração e parentesco. O que fui de serões de meia-província, O que fui de amarem-me e eu ser menino, O que fui — ai, meu Deus!, o que só hoje sei que fui… A que distância!… (Nem o acho…) O tempo em que festejavam o dia dos meus anos!
O que eu sou hoje é como a umidade no corredor do fim da casa, Pondo grelado nas paredes… O que eu sou hoje (e a casa dos que me amaram treme através das minhas lágrimas), O que eu sou hoje é terem vendido a casa, É terem morrido todos, É estar eu sobrevivente a mim-mesmo como um fósforo frio… No tempo em que festejavam o dia dos meus anos… Que meu amor, como uma pessoa, esse tempo! Desejo físico da alma de se encontrar ali outra vez, Por uma viagem metafísica e carnal, Com uma dualidade de eu para mim… Comer o passado como pão de fome, sem tempo de manteiga nos dentes!
Vejo tudo outra vez com uma nitidez que me cega para o que há aqui… A mesa posta com mais lugares, com melhores desenhos na loiça, com mais copos, O aparador com muitas coisas — doces, frutas o resto na sombra debaixo do alçado —, As tias velhas, os primos diferentes, e tudo era por minha causa,
No tempo em que festejavam o dia dos meus anos…
Pára, meu coração!
Não penses! Deixa o pensar na cabeça!
Ó meu Deus, meu Deus, meu Deus!
Hoje já não faço anos.
Duro.
Somam-se-me dias.
Serei velho quando o for.
Mais nada.
Raiva de não ter trazido o passado roubado na algibeira!…
O tempo em que festejavam o dia dos meus anos!…
Fernando Pessoa (Alvaro de Campos),
*
Du temps où l’on fêtait mon anniversaire,
J’étais heureux et personne n’était mort.
Dans ma vieille maison, même célébrer ma naissance relevait d’une tradition séculaire,
Et la joie de tous, comme la mienne, avait la justesse d’une religion.
Du temps où l’on fêtait mon anniversaire,
Je possédais la grande santé de ne rien comprendre,
D’être intelligent aux yeux de ma famille,
Et d’ignorer les espérances que les autres entretenaient à ma place.
Quand j’en vins à espérer, je ne savais déjà plus espérer.
Quand j’en vins à regarder la vie, j’avais perdu le sens de la vie.
[…]
Arrête-toi, mon cœur !
Ne pense pas! Retiens la pensée dans ma tête!
Ô mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !
Aujourd’hui je n’ai plus d’anniversaire.
Je perdure.
Mes jours s’additionnent.
Je serai vieux quand je le serai.
Rien de plus.
Rage de ne pas avoir emporté dans ma poche le passé dérobé!…
Le temps où l’on fêtait mon anniversaire ! …
trad. Michel de Chandeigne et Pierre Léglise-Costa
Christian Bourgois.