Effacement mémorable

« Caligula détruisit à Herculanum une très belle villa, parce que sa mère y avait été détenue autrefois, et il lui fit par ce moyen  une destinée fameuse ; car lorsqu’elle était debout, on passait devant en barque sans la remarquer, maintenant on demande la cause de sa destruction. »

Sénèque, La colère III, XXI, 5

L’effet Streisand était en réalité un effet Caligula !

Violence et harmonie

Violence et harmonie. — Le refus d’utiliser la violence est plus pur que la tentative d’éliminer la violence par la violence. Le pacifiste est plus sûr de soi, et s’il subit lui-même la violence, celle-ci, qu’il a exécrée, ne le réfutera pas. Sa vie est plus harmonieuse que celle du révolutionnaire, auquel il peut apparaître, en mainte situation de détresse, comme une lumière dans l’enfer. Quel spectacle : l’homme de violence, vaincu par son adversaire, gisant à terre impuissant, lui-même maintenant pitoyable objet d’une violence étrangère, tout comme ceux qu’il dirige, tandis que l’ange pour qui la violence en soi a toujours représenté le mal est à même de lui porter secours, puisque son principe l’a préservé! — Mais qu’en serait-il si l’humanité, privée de ceux qui de tout temps se sont employés à la libérer par la violence, se trouvait plongée encore plus profond dans la barba-rie? Et si la violence était nécessaire? Si nous achetions notre « harmonie » par le renoncement à une aide vigoureuse? Une telle question anéantit le repos.

Max Horkheimer, Crépuscule – Notes en Allemagne (1926-1931), Payot 1994,  p. 18 – 19

Ceux dont on ne parle pas

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« Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel ; je veux dire, nous devons les accueillir dans le rapport avec l’inconnu où ils nous accueillent, nous aussi, dans notre éloignement. L’amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la reconnaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport. Ici, la discrétion n’est pas dans le simple refus de faire état de confidences (comme cela serait grossier, même d’y songer), mais elle est l’intervalle, le pur intervalle qui, de moi à cet autrui qu’est un ami, mesure tout ce qu’il y a entre nous, l’interruption d’être qui ne m’autorise jamais à disposer de lui, ni de mon savoir de lui (fût-ce pour le louer) et qui, loin d’empêcher toute communication, nous rapporte l’un à l’autre dans la différence et parfois le silence de la parole. »

Maurice Blanchot, L’amitié, Gallimard (1971)

Imbécillité séculaire

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Aphorismes et définitions de Miguel de Unamuno s’ouvre par ce petit bijou écrit il y a un siècle jour pour jour :

« Il existe deux catégories d’imbéciles : les répéteurs, qui répètent les imbécillités courantes, les imbécillités des autres, et les initiateurs, qui en inventent de nouvelles. Celui qui invente des imbécillités véritablement nouvelles, cependant, n’est plus un imbécile, car on appelle génie, surtout en philosophie, celui qui invente des imbécillités véritablement nouvelles, l’imbécile original ou originel. Dans l’ordre moral, on nomme hypocrite l’imbécile répétiteur et cynique l’imbécile initiateur. La sainteté est une maladie de l’hypocrisie, et la criminalité, une maladie du cynisme. »

Miguel de Unamuno, Aphorismes et définitions,
trad.Vivien Garcia, Payot & Rivages (2021)

Colt, Fender, même combat

On connaît l’adage « God created men, Samuel Colt made them equal ». Il fût d’ailleurs question du pouvoir égalisateur de l’arme à feu naguère sur ce blog.

Grâce à Jean-Marc Mandosio, je viens de prendre conscience qu’un effet de démocratisation comparable pouvait être observé dans le domaine musical :

« L’arrivée sur le marché, voici une cinquantaine d’années, d’instruments de musique électriques (guitares, basses, claviers) puis, plus récemment, d’instruments électroniques, a « démocratisé » – pour reprendre le terme à la mode – la pratique musicale, en ce sens qu’il n’était plus nécessaire de faire de longues études pour devenir musicien. Il est en effet possible d’arriver très rapidement à sortir des sons qui se tiennent d’une guitare électrique ou d’un synthétiseur, tandis qu’il est impossible de jouer quoi que ce soit sur une clarinette ou sur un violoncelle à moins d’avoir reçu l’initiation adéquate. Certains genres musicaux récents (punk, house, techno, ambient…) ont ainsi été créés par des gens qui se définissent, à l’instar du célèbre Brian Eno, comme des « non-musiciens ». « Pas besoin de savoir jouer d’instruments », nous dit le magazine Technikart (septembre 1998) : « Un clavier, un peu d’audace, et hop. » On a ainsi vu apparaître « l’artiste solitaire, expérimentant seul dans son home studio » (d’où le nom de la house music – « musique [faite à la] maison »), qui, tel un bricoleur dans son atelier, parvient à « dégotter d’ingénieuses trouvailles » et à  « confectionner des disques décoiffants ». Certes, il y a des scories, et « l’ère de l’hyper-flux, du mélange, des remixes et de la récupération » abonde en « tâtonnements, opportunisme, branchouilleries, médiocrité et fausses pistes ». Mais, après tout, il en va exactement de même dans les genres musicaux plus académiques (musiques « classique » et « contemporaine ». jazz, rock-FM…) et dans les arts visuels, où l’on se prend extrêmement au sérieux. »

Jean-Marc Mandosio, Après l’effondrement

Prochaine étape, tous écrivains et tous illustrateurs avec les IA !

Impossibilité du néo-luddisme

« L’étiquette « néo-luddite » que l’on a pris l’habitude d’accoler à Kaczynski est tout à fait impropre. Les luddites britanniques, au début du XIXe siècle, détruisaient les métiers à tisser parce qu’ils se rendaient parfaitement compte que l’industrialisation allait bouleverser radicalement leur mode de vie : c’était un mouvement essentiellement conservateur (nous ne donnons aucune connotation péjorative, en l’espèce, à ce terme), visant à préserver ce qui existait. Aujourd’hui, nous n’avons plus aucun mode de vie à préserver ; ayant déjà pratiquement tout perdu, nous pouvons dire que nous n’avons plus rien à perdre ou à regretter. Le qualificatif de « néo-luddite » est donc inadapté aux circonstances actuelles. La tâche est aujourd’hui bien plus difficile qu’elle ne l’était pour les luddites, car nous ne pouvons nous appuyer sur rien de ferme ; ou, plus exactement, il ne nous reste plus qu’une chose que nous ayons en propre : notre humanité, et c’est précisément cela – ce lien qui nous rattache encore, non pas « à la conservation du passé, mais à la réalisation des espoirs du passé » – que les partisans de la néotechnologie veulent nous enlever, pour être certains que tout retour en arrière sera rendu définitivement impossible par le grand saut dans la post-humanité. »

Jean-Marc Mandosio, Après l’effondrement Notes sur l’utopie néotechnologique

Le catastrophisme, progressisme honteux

« Les deux principaux traits de la mentalité progressiste, à son époque triomphante, étaient la foi en la capacité de la science et de la technologie à maîtriser rationnellement la totalité des conditions de vie (naturelles et sociales), et la conviction que pour ce faire les individus devaient se plier à une discipline collective propre à assurer le bon fonctionnement de la machine sociale, afin que la sécurité soit garantie à tous. On voit que ces traits, loin d’être effacés ou estompés, sont plus marqués encore dans ce progressisme honteux qu’est le catastrophisme. D’une part on croit inébranlablement à la possibilité de connaître exactement tous les «paramètres » des « problèmes environnementaux », et d’ainsi les maîtriser, les « solutionner » ; d’autre part on accepte comme une évidence que cela passe par un renforcement des contraintes imposées aux individus. »

Jaime Semprun, René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable,
Editions de l’Encyclopédie des nuisances