« Je choisis délibérément de ne pas m’appuyer sur la distinction classique, que l’on trouve chez de nombreux auteurs allemands, entre « historisch » (= historique : simple fait, dont l’existence est attestée par l’histoire) et « geschichtlich » historique : événement durablement marquant, réalité significative). Le premier sens du mot « historique » (« historisch ») évoque les ossements nus et desséchés de notre connaissance du passé ; le chercheur s’abstient d’y voir une quelconque relation ou influence concernant notre vie d’aujourd’hui et notre quête du sens. Imaginez, par exemple, un historien spécialiste de la Babylone antique, poussé par sa seule soif d’exactitude, qui tenterait d’établir une chronologie précise des rois de Babylone en un siècle donné. Une telle étude « historique » aurait pour objet un passé mort, examiné par le regard froid et objectif du chercheur, intéressé par les pures données vérifiables recherchées pour elles-mêmes. Par contre, le second sens du mot « historique » (« geschichtlich ») évoque un passé qui a du sens et qui interpelle, qui passionne et provoque à la réflexion les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Imaginez, par exemple, un étudiant noir écrivant une thèse sur Martin Luther King junior. Il ne fait pas de doute que notre jeune chercheur explorerait les faits avec soin ; mais, pour cet étudiant, la figure de King ne pourrait jamais être une simple donnée momifiée dans le passé. Inévitablement, l’étudiant choisirait, agencerait et soulignerait certaines données qui lui sembleraient parlantes pour les problèmes et les espérances d’ aujourd’hui.
En principe, cette distinction entre les deux sens du mot « historique » peut s’appliquer à Jésus tout autant qu’à n’importe quel autre grand personnage du passé. En théorie, on peut faire de lui l’objet d’une recherche scientifique froide et distante, ou bien on peut voir en lui la source et le centre, chargés de sens, de la pensée et de la vie chrétiennes à travers les siècles, un personnage que des millions de gens vénèrent encore aujourd’hui.
Il est vrai que cette distinction entre les deux sens du mot « historique » (historisch-geschichtlich) apparaît souvent dans la recherche sur Jésus, notamment dans les milieux fortement influencés par la tradition bultmannienne. Cependant je doute toujours de son utilité actuelle pour les chercheurs qui ne sont pas de langue allemande, et cela pour quatre raisons. 1) Après environ un siècle d’usage, la distinction demeure ambiguë et son sens ou sa fonction varie d’un auteur à l’autre. Il y a même certains auteurs allemands qui n’en tiennent pas compte. 2) Cette distinction, utilisée en principe pour faciliter la recherche objective, entraîne souvent avec elle toute une surcharge d’intentions théologiques et idéologiques. 3) La distinction entre ces seuls deux termes ne rend pas compte de la complexité de la situation. 4) Si elle se défend en théorie, cette distinction est inefficace dans le monde réel, y compris dans le monde « réel » de la recherche.
Tout d’abord, cette distinction n’a pas toujours le même sens et ne fonctionne pas toujours de la même manière chez les différents auteurs qui l’utilisent. Martin Kähler (1835-1912), qui appliqua cette distinction à Jésus au XIXe siècle, le fit dans le but de défendre une forme particulière de « piétisme critique », apparue vers la fin du siècle dans le protestantisme allemand ; cependant même lui n’appliqua pas toujours sa propre distinction avec une parfaite rigueur. Son objectif était sans doute de protéger les enseignements fondamentaux de la tradition chrétienne sur Jésus-Christ (par exemple, sa véritable divinité et sa véritable humanité à l’exception du péché) contre les empiètements de la critique historique
Ce n’était pas exactement la préoccupation de Rudolf Bultmann (1884-1976) lorsqu’il reprit cette distinction au XXe siècle dans la synthèse qu’il fit du christianisme et du courant existentialiste de Martin Heidegger. Bultmann est en plein accord avec Kähler pour insister sur la proclamation (kérygme) de la mort de Jésus et de sa résurrection comme thème central de la foi chrétienne et pour refuser de faire du Jésus historique le fondement ou le contenu de cette foi. Mais Bultmann pousse la distinction dans un sens où Kähler ne l’aurait certainement pas suivi. Car pour Bultmann, peu importe que Jésus ait effectivement connu sur la croix une crise de désespoir ; le seul fait que Jésus soit mort sur la croix suffit à la foi chrétienne, c’est-à-dire à la rencontre entre le croyant et Dieu. Alors qu’il est possible de connaître quelque chose de l’enseignement de Jésus, « nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes en notre possession, très fragmentaires et envahies par la légende, n’ont manifesté aucun intérêt sur ce point ». Devant une telle affirmation, le lecteur peut éprouver la désagréable impression que le Christ historique, le Christ kérygmatique, le Christ de la foi exalté par Bultmann ressemble étrangement à un mythe gnostique intemporel ou à un archétype jungien, malgré l’insistance mise par Bultmann sur l’historicité du Jésus crucifié, qui est bien le même que celui du kérygme de la prédication chrétienne.
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Cette distinction devient encore plus problématique quand, au sein du luthéranisme allemand du XXe siècle, certains chercheurs de premier plan contestent sa validité ou l’ignorent purement et simplement, alors que c’ ait le luthéranisme allemand qui était à l’origine de cette distinction. […] Albert Schweitzer ne veut pas en entendre parler. Indigné et caustique, il remarque que le Jésus historique-geschichtlich (événement durablement marquant), est responsable de maux innombrables tout au long des siècles, depuis la destruction de la culture antique jusqu’aux exactions du Moyen Âge et aux tentatives faites par le catholicisme pour détruire « les nombreuses réalisations dues au progrès dans l’époque moderne ». Qui voudrait abandonner le Jésus historique-historisch pour cette figure historique-geschichtlich » ?
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En outre, se pose un deuxième problème : la distinction conduit presque inévitablement à une présentation des choses du type « bons contre méchants ». Ou bien on met en avant le Jésus « historique-simple fait » en vue de détrôner un Christ de la foi qui n’aurait été rien d’autre que l’invention frauduleuse de l’Église (comme le firent de nombreux auteurs, de Reimarus à Hollenbach), ou bien on exalte la figure du Christ « historique — événement durablement marquant » pour s’opposer aux reconstructions incertaines et contradictoires du Jésus « historique-historisch » (comme le font Kähler et ses disciples, parmi lesquels de nombreux théologiens « dialectiques », comme Barth et Bultmann après la Première Guerre mondiale). Cette distinction, il est vrai, ne devrait pas nécessairement entraîner des jugements de valeur ou des choix théologiques, mais c’est ce qui se produit depuis près d’un siècle. Tout ce qui se passe, semble-t-il, c’est que de nouvelles lignes théologiques remplacent les anciennes, comme par exemple la théologie de la libération ; le jeu des bons contre les méchants continue.
Il y a aussi un troisième problème : si la dichotomie entre les deux sens du mot « historique » s’applique assez bien à la plupart des personnages célèbres du passé, elle ne rend pas compte de la complexité du cas de Jésus. Norman Perrin a fait remarquer que, dans le cas particulier de Jésus, il serait préférable de distinguer trois sens différents. 1) On rassemble des éléments historiques descriptifs (connaissances « dures ») concernant un individu de l’Antiquité nommé Jésus de Nazareth ; c’est le niveau « historique — simple fait dont l’existence est attestée par l’histoire ». 2) On peut alors entreprendre de mettre en valeur et de s’approprier certains aspects de cette connaissance historique qui auraient une signification pour nous aujourd’hui. C’est le niveau « historique — événement durablement marquant, réalité significative ». Mais on pourrait en faire tout autant avec Socrate, saint Augustin ou Sigmund Freud. N’importe quel grand penseur
ou acteur du passé peut être étudié froidement au niveau des faits isolés et de la chronologie pure, ou bien au niveau d’une synthèse de sa pensée et de son action, significative et pertinente pour nous aujourd’hui. Dans ce dernier sens, on pourrait s’engager derrière les « orientations » de Socrate ou de Freud, on pourrait être enthousiasmé et subjugué par la personnalité de Thomas More ou de Thomas Jefferson. De la même manière, on pourrait être personnellement fasciné par le Jésus « historique — durablement marquant », que l’on soit juif, bouddhiste ou agnostique. 3) C’est pourquoi ce deuxième niveau doit être soigneusement distingué d’un troisième niveau, à savoir la reconnaissance, dans la foi, de Jésus comme Seigneur et Christ, l’attitude de foi qui me conduit à appeler Jésus mon Seigneur et mon Sauveur. Aux yeux du croyant, ce troisième niveau est le territoire propre et exclusif de Jésus. À la différence du premier et du deuxième niveaux, il ne peut s’appliquer à aucun autre personnage de l’histoire ancienne.
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Outre ces difficultés, résultant de l’usage du terme par Kähler et Perrin, la distinction entre les deux sens du mot « historique » pose un dernier problème, qui rend peu fonctionnelle son application à Jésus. Cette distinction suppose que des chercheurs étudient ou puissent étudier la vie de Jésus et son enseignement de façon approfondie, sans s’intéresser le moins du monde à l’influence de tout cela sur l’histoire et sur les gens qui y réfléchissent aujourd’hui. Certes, c’est théoriquement possible à l’université de Phnom Penh ou pour un professeur associé venant de la planète Mars. Mais est-il vraiment concevable qu’un chercheur du monde occidental, qu’il soit chrétien, juif ou agnostique, entreprenne une étude approfondie du Jésus historique sans éprouver pour les matériaux placés sous son microscope le moindre intérêt ou la moindre antipathie d’ordre
philosophique ou religieux ? Partout dans le monde, on continue d’étudier Jésus parce que, pour des raisons très différentes, les marxistes, les bouddhistes, les agnostiques sont tous fascinés par ce Juif énigmatique. Comme Bultmann ne s’est jamais lassé de le dire, nous abordons tous l’exégèse de l’Écriture avec nos propres présupposés, nos préjugés, nos intérêts. Cela revient à reconnaître que notre quête du Jésus « historique/simple fait dont l’existence est attestée par l’histoire » contient également, dès le départ, une certaine forme d’intérêt pour le Jésus « historique/événement durablement marquant, réalité significative ». Le premier et le deuxième niveaux évoqués par Perrin sont inextricablement entremêlés dans le monde humain de chair et de sang où vivent les chercheurs. »
John P. Meier, Un certain juif Jésus I, Cerf, p. 32-37