« Mais s’il existe des cultures concrètes, que l’on-peut situer dans le temps et dans l’espace, et dont on peut dire qu’elles ont « contribué » et continuent de le faire, qu’est-ce que cette « civilisation mondiale » supposée bénéficiaire de toutes ces contributions? Ce n’est pas une civilisation distincte de toutes les autres, jouissant d’un même coefficient de réalité. Quand nous parlons de civilisation mondiale, nous ne désignons pas une époque, ou un groupe d’hommes: nous utilisons une notion abstraite, à laquelle nous prêtons une valeur, soit morale, soit logique: morale, s’il s’agit d’un but que nous proposons aux sociétés existantes; logique, si nous entendons grouper sous un même vocable les éléments communs que l’analyse permet de dégager entre les différentes cultures. Dans les deux cas, il ne faut pas se dissimuler que la notion de civilisation mondiale est fort pauvre, schématique, et que son contenu intellectuel et affectif n’offre pas une grande densité. Vouloir évaluer des contributions culturelles lourdes d’une histoire millénaire, et de tout le poids des pensées, des souffrances, des désirs et du labeur des hommes qui les ont amenées à l’existence, en les rapportant exclusivement à l’étalon d’une civilisation mondiale qui est encore une forme creuse, serait les appauvrir singulièrement, les vider de leur substance et n’en conserver qu’un corps décharné. Nous avons, au contraire, cherché à montrer que la véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d’humilité que chaque membre d’une culture donnée peut et doit éprouver envers tous les autres, ne saurait se fonder que sur une seule conviction: c’est que les autres culture sont différentes de la sienne, de la façon la plus variée; et cela, même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré tous ses efforts, il n’arrive que très imparfaitement à la pénétrer. D’autre part, nous avons considéré la notion de civilisation mondiale comme une sorte de concept limite, ou comme une manière abrégée de désigner un processus complexe. Car si notre démonstration est valable, il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, publique la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. »
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, p. 75 -77
« Si c’était notre destin d’annihiler la variété culturelle du monde au nom d’une civilisation « planétaire », ce destin ne pourrait probablement s’accomplir qu’au prix d’une telle rupture de continuité dans les traditions, que non seulement chaque civilisation particulière, mais la civilisation humaine tout entière seraient en péril mortel.
Voici une citation : « Nos descendants ne seront plus simplement des Occidentaux comme nous-mêmes. Ils seront les héritiers de Confucius et de Lao-Tseu aussi bien que ceux de Socrate, de Platon et de Plotin; les héritiers de Gautama Bouddha ainsi que ceux du Deutéro-Isaïe et de Jésus Christ ; les héritiers de Zarathoustra et le Mahomet aussi bien que ceux d’Elie et d’Elisée et de Pierre et Paul ; les héritiers de Sankara et de Ramanuja aussi bien que ceux de Clément et d’Origène ; les héritiers les Pères cappadociens de l’Eglise orthodoxe aussi bien que ceux de notre Africain Augustin et de notre Ombrien Benoît, les héritiers de Ibn Khaldoun aussi bien que ceux le Bossuet ; les héritiers — s’ils restent toujours empêtrés dans la confusion politique — de Lénine et de Gandhi et le Sun Yat-Sen aussi bien que ceux de Cromwell et de George Washington et de Mazzini ».
Cette prophétie optimiste (ou qui se veut telle), datant le 1947, est d’Arnold Toynbee (Civilisation on trial, New York, 1948, p.90); elle exprime bien l’idéal du monde uniformisé à outrance et elle provoque des doutes sérieux, même si nous approuvons la réfutation que Toynbee a faite de la spéculation de Spengler sur les cycles historiques. Qu’est-ce que cela voudrait dire, en effet, être l’héritier » le tous ces prophètes, philosophes et homme d’État énumérés ? Au sens le plus banal du terme, nous sommes déjà les « héritiers » de tous ces hommes dans la mesure où sous vivons dans un monde qu’ils ont tous contribué à façonner, mais il est clair que Toynbee vise un « héritage » en un sens plus fort, suggère une continuité positive des idées. Mais pour que nos descendants soient des « héritiers » dans ce sens, il faut admettre que tout ce qui fait que maintenant les valeurs et les idéaux de ces gens sont incompatibles, perdra sa signification ; mais alors, au lieu de les avoir tous pour ancêtres spirituels, nous n’en aurons aucun. Il est concevable que la distinction entre les catholiques, et les protestants disparaisse, mais alors Bossuet et Cromwell, au lieu d’être « synthétisés » par nos descendants, perdront l’un et l’autre leur signification; l’on oubliera ce qui fut essentiel et spécifique pour eux et « l’héritage » n’aura aucun sens tangible. De même, on voit avec peine comment quelqu’un qui attache de l’importance à la liberté de l’esprit pourra un jour se considérer le légataire de Lénine et de Mahomet ; il est concevable que la question de la liberté perde toute signification si la société de l’avenir est parfaitement totalitaire et acceptée par ses membres, mais alors notre postérité sera en effet héritière de Lénine, mais non de Washington. Bref, s’imaginer que nos petits-enfants combineront toutes les traditions contradictoires dans un ensemble harmonieux, qu’ils seront en même temps panthéistes, théistes et athées, libéraux et totalitaires, enthousiastes de la violence et ennemis de la violence, c’est s’imaginer qu’ils vivront dans un monde qui non seulement dépasse notre imagination et nos dons prophétiques, mais ans lequel il n’y aura plus aucune tradition viable, ce qui veut dire qu’ils seront des barbares au sens le plus fort du terme. »
Leszek Kołakowski, Le village introuvable Trad. J. Dewitte, Ed. Complexe, 1986, p.113 – 114