On n’a pas attendu le wokisme pour se poser la question de l’inclusivité de la littérature :
« Karimov répondait à Madiarov :
— Comment peut-on concilier votre discours passionné sur l’humanisme de Tchekhov avec votre hymne à Dostoïevski ? Pour Dostoïevski, tous les hommes ne sont pas égaux en Russie. Hitler a traité Tolstoï de dégénéré, alors qu’il a, dit-on, accroché un portrait de Dostoïevski dans son cabinet. J’appartiens à une minorité nationale de l’Empire russe, je suis tatar, je suis né en Russie, je ne peux pardonner à un écrivain russe sa haine contre les Pollacks et les Youpins. Non, je ne peux pas, même si c’est un génie. Trop longtemps, nous avons eu droit, dans la Russie tsariste, au sang, aux crachats dans les yeux, aux pogromes. En Russie, un grand écrivain n’a pas le droit de persécuter les allogènes, de mépriser le Polonais et les Tatars, les Juifs, les Arméniens et les Tchouvaches.
Le vieux Tatar, aux cheveux blancs, aux yeux sombres, eut un sourire mauvais et hautain de Mongol.
— Vous avez peut-être lu, dit-il à Madiarov, Hadji Mourat, le récit de Tolstoï ? Ou peut-être avez-vous lu Les Cosaques ? Ou son récit Le Prisonnier du Caucase ? Tout cela, c’est un comte russe qui l’a écrit, plus russe que le Lituanien Dostoïevski. Tant que les Tatars seront de ce monde, ils prieront Allah pour Tolstoï.
Strum regarda Karimov. « Ah ! tu es comme ça », pensa-t-il.
— Ahmet Ousmanovitch, dit Sokolov à Karimov, je respecte profondément votre amour pour votre peuple. Mais permettez-moi d’être, moi aussi, fier de mon peuple, permettez que je sois fier d’être russe, que j’aime Tolstoï pas seulement parce qu’il a dit du bien des Tatars. Nous autres Russes, nous n’avons pas le droit, on ne sait pourquoi, d’être fiers de notre peuple. Ou bien on vous fait aussitôt passer pour un membre des Centuries noires.
Karimov se leva. Son visage s’était couvert de grosses gouttes de sueur.
— Je vais vous dire la vérité, commença-t-il. En effet, pourquoi dirais-je des mensonges alors qu’existe une vérité ? Si on se rappelle comment, dans les années vingt, on a exterminé tous ceux dont le peuple tatar s’enorgueillissait, tous nos grands hommes de culture, alors, on peut se demander, en effet, pourquoi on interdit le Journal d’un écrivain.
— Il n’y a pas que vous qui avez souffert, cela a été pareil pour nous, dit Artelev.
— Mais chez nous, reprit Karimov, on ne s’est pas contenté d’anéantir des hommes, on a anéanti toute une culture. Les intellectuels tatars que nous connaissons actuellement sont des analphabètes en comparaison de ceux qui ont disparu. Tout juste, dit Madiarov, ironique, ceux-là auraient pu créer leur culture nationale, mais aussi une politique extérieure et intérieure des Tatars et ça… ce n’était pas tolérable.
— Mais vous avez votre État, s’étonna Sokolov, vous avez vos instituts vos écoles, vos opéras, vos livres, vos journaux en tatar, tout cela, c’est la révolution qui vous l’a donné.
— Parfaitement, nous avons un opéra d’État et un État d’opérette. Mais, c’est Moscou qui engrange et c’est Moscou qui enferme.
— Vous savez, fit Madiarov, si c’étaient des Tatars à la place de Moscou, ce ne serait pas mieux. »
Vassili Grossman, Vie et destin, p. 235 – 236