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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: analogie et métaphore

La grande prostituée n’est pas celle qu’on croit

25 samedi Mai 2019

Posted by patertaciturnus in Lectures

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analogie et métaphore, Charles Baudelaire, prostitution, théologie

La grande prostituée est une figure mystérieuse de l’Apocalypse:

« 1 Et l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes s’avança et me parla en ces termes : Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui réside au bord des océans. 2 Avec elle les rois de la terre se sont prostitués, et les habitants de la terre se sont enivrés du vin de sa prostitution. 3 Alors il me transporta en esprit au désert. Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, couverte de noms blasphématoires, et qui avait sept têtes et dix cornes. 4 La femme, vêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or pleine d’abominations : les souillures de sa prostitution. 5 Sur son front un nom était écrit, mystérieux : « Babylone la grande, mère des prostituées et des abominations de la terre. » 6 Et je vis la femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. »

Apocalypse, 17, 1-6

Il y a des désaccords entre les interprètes sur ce qu’elle symbolise exactement mais tous s’accordent, à ma connaissance, à y voir une puissance satanique. Aussi est-il particulièrement surprenant de voir Baudelaire renverser la signification théologique de l’image de la prostituée :

« L’homme est un animal adorateur. Adorer, c’est se sacrifier et se prostituer.

Aussi tout amour est-il prostitution.

L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour. »

Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu

La prostitution ne symbolise plus ici la souillure mais l’amour qui se donne à tous. Chercher l’amour de Dieu, comme recourir aux services de prostitués c’est accepter de partager avec des gens peu recommandables :

« Dieu et sa profondeur. On peut ne pas manquer d’esprit et chercher dans Dieu le complice et l’ami qui manquent toujours. Dieu est l’éternel confident dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a peut-être des usuriers et des assassins qui disent à Dieu : « Seigneur, faites que ma prochaine opération réussisse ! » Mais la prière de ces vilaines gens ne gâte pas l’honneur et le plaisir de la mienne. »

ibid.

Le bon oiseleur et le mauvais oiseleur

05 dimanche Mar 2017

Posted by patertaciturnus in Lectures

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analogie et métaphore, Djalâl ad-Dîn Rûmî, fauconnerie, ruse

Quelques pages après avoir pris pour comparaison l’oiseleur ennemi des oiseaux dont il imite le chant,  Rûmî propose une distinction entre deux sortes de piégeurs d’oiseaux :

« Si quelqu’un pose un piège et attrape des oiseaux pour les manger ou les vendre, cette action s’appelle une ruse ; mais si un roi tend un piège à un faucon sauvage ignorant sa propre nature, et s’il l’apprivoise de sa propre main et le rend noble, instruit et éduqué, cette action ne constitue pas une ruse, bien qu’elle le soit en apparence. C’est la droiture même que l’octroi des dons, la résurrection des morts, la transformation de la pierre en rubis, d’une semence inanimée en homme, et davantage encore. Si le faucon avait conscience de la raison de sa capture, il n’aurait pas besoin de leurre : du fond du cœur et de l’âme, il chercherait le filet pour y tomber  et voler dans la main du roi. »

Djalâl ad-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans
trad. Vitray-Meyerovitch, Actes Sud, Babel, p.  51

*

fauconneriePour comprendre de qui le roi est l’image, comme pour comprendre l’incise du milieu du paragraphe (« C’est la droiture même que l’octroi des dons … »), il faut évidemment  se référer au paragraphe précédent :

« De même Mohammad – (le salut soit sur lui) – n’ a pas envahi la Mecque et les villes alentours  pour ses propres besoins, mais pour donner à tout le monde la vie éternelle et la lumière de la grâce. […] De telles personnes séduisent les gens afin de leur octroyer des dons, et non pour leur ravir quelque bien. »

On comprend donc que la distinction du bon et du mauvais chasseur est ici l’image de la distinction du vrai et du faux prophète. Ceci dit, je trouve l’image et l’explication qui en est donnée intéressantes au-delà de ce contexte d’utilisation. En effet, la distinction opérée entre un mauvais artifice qui fait violence  à la nature de l’être auquel il s’applique (ici qui la trompe) et un bon artifice qui lui permet au contraire de se réaliser, se retrouve chez d’autres auteurs et dans d’autres contextes (par exemple dans la réflexion sur l’éducation). L’image du faucon royal a l’intérêt de mettre en lumière une difficulté de ce dispositif intellectuel, c’est qu’il suppose que la réalisation de soi (du faucon ) passe par le service d’un autre (le roi), ce qui ouvre une possibilité pour tout mauvais oiseleur d’essayer de se faire passer pour un bon (voire de se convaincre lui-même qu’il l’est).

fauconnerie-3

Quoi qu’il en soit l’image n’est pas aussi désuète qu’on pourrait croire car la fauconnerie semble avoir un avenir.

Le retour du philosophe lunaire

19 jeudi Mar 2015

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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analogie et métaphore, Lichtenberg, lune

« Quand il philosophait, il jetait habituellement un agréable clair de lune sur toutes choses ce qui, à tout prendre, était plaisant, mais ne montrait rien distinctement. »

Lichtenberg, Le miroir de l’âme [L.320] p. 543

*

Je m’étais déjà intéressé à une application de la métaphore lunaire à l’activité intellectuelle chez Joubert. Cette fois encore il me semble que l’image fait sens en vertu d’un contraste implicite avec la métaphore solaire ; c’est à la qualité spécifique de la lumière lunaire que font appel nos auteurs. Mais, tandis que chez Joubert l’accent était mis sur la vertu de l’astre éclairant, ici c’est plutôt la visibilité des objets éclairés qui intéresse Lichtenberg.

Aliénation et gravitation

17 mardi Fév 2015

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations, Pessoa est grand

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analogie et métaphore, ego, Fernando Pessoa

« Nous vivons presque toujours à l’extérieur de nous, et la vie elle-même est une dispersion perpétuelle. Et pourtant nous tendons vers nous-mêmes comme vers un centre autour duquel nous décrivons, telles les planètes, des ellipses absurdes et lointaines. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, [217], p.232

*

Je trouve cette métaphore orbitale intéressante parce qu’elle peut être lue en deux sens opposés. Pessoa lui fait exprimer d’abord la fatalité de l’aliénation, l’impossibilité de la coïncidence avec soi ; mais elle peut aussi exprimer l’impossibilité de s’échapper complètement à soi-même pour se perdre dans une fusion mystique avec le « grand-tout ». Comme souvent, la question se pose de savoir jusqu’où on peut filer la métaphore. Nous pouvons savoir de quelles conditions il dépend que le satellite, s’écrase sur l’astre, tourne indéfiniment autour de lui ou échappe à son attraction.  En est-il de même de l’autre côté de la comparaison? Peut-on dire à quelles conditions la coïncidence avec soi ou l’échappement à soi seraient possibles ? A moins qu’il ne faille prendre le problème en sens inverse : se demander non pas quelles sont les forces qui rendent impossible la coïncidence avec soi ou de l’échappement à soi, mais plutôt quels sont les mécanismes qui produisent le mirage de ces deux possibilités.

Métaphores aviaires

21 dimanche Sep 2014

Posted by patertaciturnus in Fantaisie

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analogie et métaphore, herméneutique mon amour, Marshall Sahlins

« Mon analyse pourrait être décrite comme une « archéologie » du « discours » dominant de la science sociale. Il serait donc plaisant de l’aborder en pensant à la chouette de Minerve, prenant son envol au crépuscule d’une ère intellectuelle. Son organisation, pourtant, la rend plutôt semblable au vol du wifflebird post-moderne, cet oiseau mythique qui tourne en cercles herméneutiques toujours plus réduits jusqu’à percuter son propre croupion. »

Marshall Sahlins, La découverte du vrai Sauvage, p. 336

*

Qu’est-ce donc qu’un wifflebird, me direz vous? Et bien, les oracles de Saint Google nous renvoient soit à un pseudonyme (peut-être utilisé par plusieurs personnes) soit à un épisode de Popeye : The wiffle bird’s revenge qui est disponible en ligne. Si quelqu’un voit le rapport avec l’image poétique du texte ci-dessus, je suis preneur de toute explication.

Méta-métaphore

05 mardi Août 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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analogie et métaphore, illusion, Joseph Joubert

« L’illusion est dans le monde ce que la métaphore est dans nos discours. nous ne voyons, nous ne sentons, nous ne croyons qu’à l’aide de quelque apparence qui nous montre une réalité. « il leur parlait en paraboles », et c’est ainsi que Dieu agit. Ne le disions-nous pas que c’était là le grand poète. »

Joseph Joubert, 26 septembre, Carnets I, p.305

Faux-monnayeur

04 lundi Août 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations, Pessoa est grand

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analogie et métaphore, Fernando Pessoa

« … Je vous dis tout avec des images et des métaphores qui sont la fausse monnaie de l’intelligence. » 

Fernando Pessoa, lettre à Teixeira de Pascoaes, 5 janvier 1914

*

Mon Dieu, mais qualifier les images et les métaphores de fausse monnaie de l’intelligence c’est utiliser une image (de même quand Jacques Bouveresse met en garde contre les vertiges de l’analogie il utilise une analogie [non, ça ne donne pas le vertige]) ! Sommes nous en présence d’un paradoxe autoréférentiel ? Je ne crois pas : si la critique des dangers des analogies et métaphores  ne considère pas celles-ci comme foncièrement illégitimes, elle peut s’autoriser à s’exprimer dans des métaphores ou des analogies (mais peut-être est-il nécessaire qu’elle puisse aussi se formuler autrement).

De la lune comme modèle

13 dimanche Avr 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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analogie et métaphore, Joseph Joubert, lune, philosophie

« Du plaisir que les hommes goûtent à se sentir instruire. Il suffirait à leur bonheur. En être cause devrait aussi suffire à notre ambition. Mais nous voulons éblouir. Il ne nous suffit pas d’êtres chéris, d’être utiles. Une douce lumière imperceptiblement insinuée dans les esprits y porte une joie qui s’augmente par la réflexion. Luisons comme la lune renonçons à trop de splendeur. »

Joseph Joubert, 22 février 1803, Carnets I p.517

*

A la lecture de cet aphorisme on se dit que cela ne doit pas être un hasard si cet auteur contemporain qui prétend développer une  philosophie solaire est un personnage médiatique aussi vaniteux.

Contre la philosophie solaire, je propose de défendre la philosophie lunaire … il ne reste plus qu’à définir exactement ce que cela veut dire!

Si on file la métaphore, on peut déjà dire qu’un philosophe lunaire a ses phases, il a son côté sombre et sa face cachée (les deux ne doivent pas être confondus, ils ne coïncident que lors d’une phase) … bien sûr, il faudra se demander quel soleil permet aux philosophes lunaires de luire.

*

Ajout du 29 /07 /14

Un exemple d’esprit « lunaire » selon Joubert :

« Fénelon est une lune. Son éclat est d’emprunt et toute sa lumière est pâle. »

5 août 1806, Carnets II, p. 139

Se raser soi-même sans paradoxe

23 dimanche Mar 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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analogie et métaphore, Descartes, Kant, Lichtenberg, Malebranche, philosophie, rasage

« S’enseigner et s’éprouver soi-même est une aussi périlleuse chose, et aussi commode que de se raser tout seul ; chacun devrait l’apprendre à un certain age, de crainte de devenir un jour la victime d’un rasoir mal dirigé. »

G.C. Lichtenberg, Le miroir de l’âme [B 279] p.154

« […] Selon moi, on doit répondre à la question :  » Doit-on philosopher par soi-même? » comme à la question : »Doit-on se raser tout seul ». Si quelqu’un me faisait une telle question, je répondrais que, si on le peut, c’est une excellente chose. Je rappelle toute fois que, si l’on tache d’apprendre le second par soi-même, on ne fait  cependant point le premier essai sous la gorge. Agis comme les plus sages l’ont fait avant toi, et n’inaugure pas tes exercices philosophiques dans ces régions où une erreur peut te livrer aux mains du bourreau.[…] »

Le miroir de l’âme [C 142]  p. 177

*

Source

Source de la photo

Avant de nous intéresser à la comparaison entre la pensée et le rasage, notons que de nombreux autres textes de Lichtenberg qui ne font pas usage de cette comparaison défendent la même idée : l’importance de penser par soi-même. J’en ai déjà cité certains : ceux qui critiquent l’excès de lectures. L’érudition est en effet opposée par Lichtenberg, comme elle l’était par Descartes, à la véritable science capable de faire des découvertes :

« Étudier sans but, pour simplement pouvoir dire ce que d’autres ont fait, c’est là des sciences la dernière, et de pareilles gens sont autant des savants, que des registres sont des livres. Être homme ne signifie point seulement savoir, mais faire pour la postérité ce que les temps passés firent pour nous.  ne dois-je donc tirer de ma vie et de l’étude des sciences rien d’autre que ce qui fut déjà découvert? Certes, ce qui importe on peut le dire deux fois et l’on ne sera point pris en fâcherie pourvu que le vêtement soit neuf. Si tu as pensé par toi-même, la trouvaille d’une chose découverte déjà portera du moins le sceau de la singularité ».
[D 255] p.214

La convergence des textes de Lichtenberg avec Qu’est-ce que les Lumières? de son contemporain Kant, ne relève, bien entendu, pas du hasard. La question du danger qu’il y aurait à penser par soi-même est évoquée par Kant à travers une autre métaphore que celle du rasage, celle de la marche :

« Que la plupart des hommes finissent par considérer le pas qui conduit vers sa majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative. »

trad. de Wismann

On peut également effectuer un parallèle avec une autre métaphore employée, elle, par Descartes dans un texte tout aussi fameux que le précédent tiré de la Lettre préface des Principes de philosophie:

« c’est proprement avoir les yeux fermés sans tacher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher »

Cette image est reprise de manière plus développée par Malebranche dans la Recherche de la vérité :

« Il est assez difficile de comprendre, comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit, aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux., que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejus, stultus in tenebris ambula(1). Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c’est ne rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité. »

(1) « Les yeux du sage sont dans sa tête ; l’insensé marche dans les ténèbres. »

*

Ce qui m’intéressera ici, c’est de comparer les potentialités de chacune de ces métaphores, d’expliciter ce que chacune de ces métaphores suggère.

On peut d’abord opposer l’image proposée par Descartes et Malebranche à celles qu’utilisent Lichtenberg ou Kant en ce qu’elle élude la question du danger qu’il y aurait à philosopher  : on ne voit pas quelle raison on pourrait avoir de « vivre les yeux fermés sans tâcher de les ouvrir ». Le propos de Malebranche en développant la comparaison est justement de rendre manifeste l’absurdité de la chose. A l’inverse, la métaphore de la marche, comme celle du rasage, permettent d’évoquer le danger auquel nous expose l’activité quand on s’y livre seul pour la première fois : l’enfant qui commence à marcher risque de tomber, celui qui se rase pour la première fois risque fort de se couper. Dans les deux cas intervient l’idée que l’expérience permettra de surmonter ces difficultés.

En prenant les choses par un autre bout, on pourrait aussi opposer la métaphore du rasage aux deux autres. Le fait de marcher sans soutien comme le fait de se fier à ses propres yeux plutôt qu’à ceux des autres apparaît en effet naturel, et ce n’est que dans des cas exceptionnels d’infirmités qu’on est contraint de s’en remettre aux autres. Il n’apparaît pas, à première vue, aussi « naturel » de se raser seul (si quelque chose devait être l’image de ce qui est naturel en l’occurrence, ce serait de laisser pousser la barbe) ; la corporation des barbiers a connu des périodes florissantes (c’est un sujet auquel il faudra que je m’intéresse de plus près) et sa clientèle ne se limitait pas aux infirmes incapables de se raser eux-mêmes. La métaphore du rasage pourrait suggérer, par contraste avec les deux autres, que la possibilité de déléguer l’activité à autrui est à envisager sérieusement sur la base d’une comparaison des coûts et des avantages. Comme cette comparaison est elle-même une opération de pensée la question pourrait se poser de sa délégation à autrui (pour filer les métaphores : est-ce au client ou au barbier de décider si le client doit avoir recours aux services du barbier? est-ce à l’enfant où à ses parents de décider quand l’enfant doit lâcher la main de ses parents…) ; mais en fait la question ne se pose pas : il paraît évident à nos auteurs que le choix de l’autonomie est un choix autonome.

En réalité, je ne suis pas convaincu que Lichtenberg ait choisi cette comparaison parce qu’il trouverait le fait de penser par soi-même moins « naturel » que ne le juge, par exemple, Kant [voir mise à jour en fin d’article]. On peut d’ailleurs noter un écart entre les deux textes de Lichtenberg sur la question connexe de savoir si tout le monde doit penser / se raser par soi-même : le premier texte dit explicitement que tout le monde à vocation à « s’enseigner et s’éprouver soi même », alors que le second envisage la possibilité que tout le monde n’en soit pas capable.  En revanche, il est manifeste que Lichtenberg exploite la possibilité de parler tant du danger de se faire raser que du danger de se raser soi-même ; seulement il ne se livre pas à une comparaison en bonne et due forme puisque chaque texte se focalise sur un des deux dangers.

source

source de l’image

Un dernier élément remarquable de l’usage que fait Lichtenberg de la comparaison avec le rasage c’est la prise en compte de l’existence de zones plus ou moins dangereuses pour commencer à se raser. On notera que la comparaison avec l’apprentissage de la marche pourrait donner lieu aux même considérations, à une réserve près  : alors que la personne qui se rase elle-même pourra décider seule par où commencer pour plus de sûreté, ce sont les parents qui interviennent pour sécuriser la zone d’apprentissage de leur chérubin (sur ce point comme sur la comparaison des deux dangers on peut donc considérer que la comparaison proposée par Lichtenberg est meilleure que celle de Kant). Pour ce qui est de l’exploitation par Lichtenberg de l’existence de zones de rasages plus ou moins délicates, j’hésite entre deux interprétations : ces zones du visage sont-elles l’images de zones de l’espace de la pensée (on distinguerait des régions de la philosophie en fonction de l’importance de leurs enjeux) ou de zones géographiques ( les Etats sont plus où moins accueillants pour la pensée libre)? Selon l’interprétation, le conseil donné par Lichtenberg n’est pas le même. Quoiqu’il en soit, la référence finale aux « mains du bourreau » laisse penser que les dangers auxquels il est fait ici référence sont des dangers plutôt extrinsèques qu’intrinsèques.

*

Pour finir, il est tentant de mettre ces deux textes de Lichtenberg en opposition avec les aphorismes cités hier (en particulier celui de Joubert qui faisait explicitement référence à la sagesse et à la science). Pour les concilier, à supposer qu’il faille le faire, il faudrait distinguer « seul » et « par soi-même » … cependant comme mon but n’était pas de traiter, ce weekend, un sujet classique de dissertation de terminale, la « synthèse » attendra. Je signalerai juste que la comparaison avec le rasage ne permet pas cette distinction entre « par soi-même » et « seul ». Pour trouver une comparaison qui permette de l’introduire il faudrait choisir une activité qui ne soit pas prise dans l’alternative d’être complètement accomplie par la personne à laquelle elle bénéficie ou d’être  complètement déléguée à une autre, une activité qui donne lieu à une véritable répartition des tâches avec cependant une forme de continuité entre celles-ci.

*

Exercice de filage de métaphore

Si philosopher équivaut à se raser soi même, quels peuvent être les équivalents des éléments suivants ?

– le coupe-chou, le rasoir jetable, le rasoir électrique

– le sens de rasage

– l’extension des zones de rasage aux aisselles, mollets et autres partie intimes

– les peaux-sensibles

– l’après rasage

*

Mise à jour le 01 / 10 / 2014

Sur la question de savoir s’il est naturel de penser par soi-même, on peut signaler deux textes  de Lichtenberg à la tonalité ironique.

« C’est là une question de savoir s’il est plus aisé de penser ou de ne point penser. L’homme penser par instinct, et qui ignore combien il est ardu de réprimer un instinct! On voit donc que les petits esprits ne méritent pas le mépris qu’on commence de leur porter dans tous les pays. »

[B 308] p. 155

« C’est aussi naturel à l’homme que la pensée ou que lancer des boules de neige. »

[C 152] p. 177

Bestiaire philosophique 2

15 mercredi Jan 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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analogie et métaphore, bestiaire, Lichtenberg, philosophie

Après le philosophe escargot, découvrons le philosophe araignée.

« Est-ce une chose déjà si fermement établie que notre raison ne puisse rien connaître du règne surnaturel? Se peut-il que l’homme tisse ses idées sur Dieu comme l’araignée tisse sa toile dans le but de capturer des mouches? Ou, en d’autres mots : ne pourrait-il point y avoir des êtres qui s’émerveillent de nos idées sur Dieu et l’immortalité comme nous admirons l’araignée et le vers à soie » 

Lichtenberg, Le miroir de l’âme (p.562)

L’utilisation de la métaphore de la toile d’araignée pour rendre compte de l’entreprise de connaissance n’est pas excessivement déconcertante. On peut la rapprocher de la métaphore du filet qu’on rencontre notamment chez Popper pour qui « les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons le monde ». Ce qui est déconcertant dans la métaphore proposée par Lichtenberg, c’est que les êtres susceptibles d’admirer nos idées sur Dieu comme nous admirons les toiles d’araignées sont justement les êtres qu’on essaierait attraper avec ces moyens dérisoires.

Reste qu’il vaut peut-être mieux pour le philosophe être comparé à l’araignée qu’à la mouche.

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