« Le mois de janvier est le mois où l’on offre à ses bons amis des vœux qui, en général, ne se réalisent jamais. »
Lichtenberg, Le miroir de l’âme, [J 799]
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L’aphorisme de Lichtenberg me semble exagéré, mais il me servira tout de même de point de départ pour réfléchir à ce qui détermine la proportion des vœux qui se réalisent.
Bien qu’on soit parfois tenté de croire au « principe de réalité contrariante »[1] qui énonce qu’il suffit que nous désirions qu’un événement se produise pour que la probabilité qu’il arrive s’en trouve réduite, on doit convenir que c’est le type de vœu que nous formulons qui, en réalité, explique qu’une faible proportion d’entre eux se réalisent[2]. L’explication de l’aphorisme de Lichtenberg résiderait ainsi dans un biais de sélection des vœux : parmi tous les événements souhaitables, nous nous porterions préférentiellement, pour formuler les vœux que nous adressons à autrui, sur ceux dont la probabilité est suffisamment éloignée de 1. On peut supposer qu’une règle implicite du jeu social des vœux nous recommande de souhaiter quelque chose qui n’est pas certain. Comme le faisait récemment remarquer Phersu, c’est en prenant de l’âge, lorsqu’il va de moins en moins de soi d’être en bonne santé, que nous en venons à prendre au sérieux les vœux de bonne santé. Quelqu’un qui ne respecterait pas l’usage, et souhaiterait à ses semblables quelque chose qui doit « normalement » arriver, susciterait une forme de malaise. Imaginons, par exemple, que quelqu’un nous souhaite d’être encore en vie le lendemain alors que nous sommes en pleine santé, il attirerait ainsi notre attention sur la probabilité – certes faible – que ce ne soit pas le cas, ce qui ne serait pas pour nous mettre de bonne humeur, peut-être même en viendrait-on à craindre qu’il nous porte la poisse.
Ce qui me fait juger que l’aphorisme de Lichtenberg est exagéré, c’est qu’il me semble que la norme implicite de la cérémonie des vœux que je viens d’évoquer est contre-balancée par une autre qui joue en sens opposé. S’il ne convient pas de formuler le vœux qu’arrivent des événements dont la probabilité est trop proche de 1, il ne convient pas non plus de faire porter nos vœux sur des événement dont la probabilité est trop proche de 0. C’est en cela que les vœux que nous adressons à autrui se distinguent de souhaits que nous pouvons former dans notre for intérieur. Comme le fait remarquer Aristote, dans l’extrait de l’Ethique à Nicomaque que je citais l’autre jour, on peut souhaiter l’impossible ; or il me semble qu’il va contre les usages d’adresser à quelqu’un un vœu manifestement impossible. C’est d’autant plus digne d’être remarqué que, les vœux ne nous engageant à rien, ils ne sont pas contraints principe de réalité comme le seraient les promesses. Nous pourrions donc envisager de nous « lâcher » à l’occasion des vœux : souhaiter à un ami joggeur de battre le record du monde du marathon, à un collègue footballeur amateur d’être sélectionné pour la coupe du monde, à un proche muté loin de sa famille d’acquérir le don d’ubiquité. Manifestement quand nous souhaitons aux autres le « meilleur », il faut comprendre « le meilleur dans les limites du possible ». Celui qui s’affranchirait de cette norme passerait pour un hurluberlu et risquerait de commettre des fautes de goût comme de souhaiter un prompt rétablissement à un cancéreux en phase terminale. Cet exemple nous permet peut-être de comprendre la raison de cette norme de (relatif) réalisme des vœux : souhaiter à quelqu’un quelque chose qu’il sait fort bien être impossible c’est remuer le couteau dans la plaie quand le contenu du vœu serait pour lui particulièrement désirable. Peut-être pourrait-on reformuler la norme que j’examine de la manière suivante : il n’est pas convenable de souhaiter à quelqu’un quelque chose qu’il ne serait pas raisonnable de sa part d’espérer.
[1] Ce principe est plus connu sous sa formulation familière : « la vie est une chienne ».
[2] J’ai fait l’impasse sur la distinction entre les vœux dont l’objet est vague et ceux dont l’objet est précis, qui est pourtant importante pour l’appréciation de la probabilité de réalisation.