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Un des passages qui m’a le plus vivement frappé dans La philosophie des Lumières de Cassirer, est la section intitulée Religion et histoire et en particulier le passage qui traite de l’interprétation de Spinoza par Lessing. Je vous en propose quelques extraits. J’y ajouterai peut-être ultérieurement des commentaires personnels, si j’en trouve le courage.
Gotthold Ephraim Lessing (1729 – 1781)
« Tel est le principe, simple et pourtant décisif, et lourd de conséquences, que représente Spinoza : il entend interpréter, non l’être, la « nature des choses », à partir de la Bible, mais la Bible elle-même comme une partie de l’être, soumise en tant que telle à ses lois universelles. Elle n’est pas la clef de la nature, elle en est un élément ; aussi doit-elle être traitée selon les mêmes règles qui valent pour toutes les espèces de la connaissance empirique. Pourquoi devrait-on, en outre, attendre de la Bible des vérités absolues, des intuitions métaphysiques sur le principe fondamental des choses, sur la natura naturans, puisqu’elle n’est elle-même qu’une réalité conditionnée et seconde, puisqu’elle appartient de part en part à la natura naturata ? La méthode qui s’impose pour l’interpréter et la comprendre, pour parvenir à sa vérité relative, consistera donc nécessairement à le traiter, à l’interroger avec les moyens de la recherche empirique. Les difficultés qu’elle recèle, les contradictions évidentes qu’elle comporte se résolvent dès que chaque texte est replacé dans son contexte ; lorsque, au lieu de considérer chaque passage de la Bible comme une vérité intemporelle, on l’explique par les particularités de son origine et l’individualité de son auteur »
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 252
Pour en revenir à Spinoza, il ne peut y avoir chez lui aucun doute : l’idée d’une historicité de la Bible ne comporte qu’un sens essentiellement négatif, car tout savoir qui s’attache et se limite aux rapports de temps porte une fois pour toutes la marque de l’« imagination ». Jamais un tel savoir ne pourra nous fournir une idée adéquate, une intuition strictement objective. Il reste confiné dans le domaine de la subjectivité, du pur anthropomorphisme. Reconnaître et traiter la Bible comme une réalité conditionnée par le temps, voilà qui signifie exactement pour Spinoza la considérer comme une collection de vues anthropomorphiques. Elle est ainsi exclue définitivement du domaine de la vérité philosophique qui ne saurait être saisie dans l’imaginatio mais uniquement conçue dans la ratio et l‘intuitio. Ce que l’esprit religieux tient pour la garantie suprême de toute inspiration est donc au contraire pour Spinoza sa faiblesse et sa déficience radicale. La violence avec laquelle l’inspiration s’empare de l’individu et se l’assujettit entièrement, la manière dont elle en fait un instrument sans conscience et sans volonté entre les mains d’une puissance étrangère, apparemment supérieure : tous ces traits excluent la possibilité d’une vérité authentique et rigoureuse, car toute vérité est liée à la condition de la liberté intérieure et de l’intuition rationnelle. Elle ne peut être atteinte que si la puissance des passions et de l’imagination est endiguée et soumise au commandement rigoureux de la raison. L’intensité de la passion, la force de l’imagination qui se manifestent chez le visionnaire religieux, chez le prophète, sont donc la preuve la plus certaine que nous n’avons affaire dans ses visions ni à la découverte d’un contenu de vérité objectif, ni à la proclamation d’une volonté divine universellement contraignante, et que toute cette prédication reste liée à la subjectivité du prophète qui, tout en prétendant parler au nom de Dieu, ne parle jamais en vérité qu’en son propre nom et ne nous divulgue que son état intérieur. Le chapitre d’introduction du Tractatus theologico-politicus qui traite de la prophétie développe cette thèse avec une parfaite netteté. Il montre que l’image de Dieu change avec chaque prophète, qu’elle reçoit la forme de son imagination et la couleur de ses humeurs. Selon le tempérament du prophète, la force de son imagination, selon les événements qu’il a vécus précédemment, le message se transforme. « Tel est l’homme, tel est son Dieu » : tendre pour le tendre, courroucé pour le courroucé, sombre et sévère pour l’opprimé et le mélancolique, bon et miséricordieux pour l’esprit serein’. Pour exprimer la pensée profonde de la critique biblique de Spinoza dans la langue de son système que le Traité théologico-politique ne peut et ne doit évidemment pas parler, disons que la « Substance », la nature et l’essence de Dieu, ne peut être donnée dans aucune vision prophétique, mais que dans ces visions c’est toujours un certain mode qui s’exprime et s’annonce lui-même. Et plus que partout ailleurs s’impose ici la thèse que toute détermination est négation. Loin qu’une telle forme d’expression puisse mettre en lumière le cœur et le sens du divin, elle en est plutôt l’anéantissement. La caractéristique du divin est son universalité qui exclut toute limitation à l’individuel, tout lien avec l’individuel. Les miracles et les visions prophétiques de la Bible heurtent cette certitude première de la philosophie. C’est chercher Dieu dans l’occasionnel et le contingent au lieu de le chercher dans l’universel et le nécessaire. […] Toute particularité est négation de l’universalité ; toute historicité restreint, trouble et oblitère le rationnel. Dans la mesure donc où Spinoza introduit dans la religion la considération de l’histoire, cette démarche ne peut et ne doit servir qu’à en limiter la portée, qu’à mettre en évidence les bornes insurmontables de sa certitude, et non à la justifier philosophiquement.
Mais c’est alors que s’accomplit un prodigieux tournant dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle : le premier grand penseur qui ait compris réellement Spinoza, qui ait profondément médité et partagé sa pensée, va maintenant dépasser les conclusions de son maître. C’est Lessing qui va rendre au spinozisme son véritable visage, le libérant des caricatures dont l’avaient accablé ses adversaires théologiens et philosophes. Le premier, il aperçoit la doctrine de Spinoza sous son jour véritable et il se donne à cette pensée sans réserve ni préjugé ; il n’avait même, semble-t-il, vers la fin de sa vie, plus rien d’essentiel, de décisif à opposer à sa rigueur logique et à sa nécessité interne. L’entretien avec Jacobi montre en Lessing, dès le départ, un spinoziste convaincu : « Les conceptions orthodoxes de la Divinité ne sont plus rien pour moi ; je ne puis les souffrir. Έν καì Πãν : je ne connais rien d’autre. » Mais toute la grandeur de Lessing, sa superbe impartialité, sa réceptivité, comme son originalité et sa profondeur, se révèlent encore par ce trait : c’est lui qui, tout en reconnaissant Spinoza pour son maître, prend l’initiative de dépasser ses conclusions, selon une logique purement immanente, méthodologique. Le caractère essentiellement productif de la critique de Lessing n’apparaît pas moins évident ici que dans le domaine de la critique esthétique et littéraire. Il semble bien que Lessing accepte la vision de Spinoza sur les points les plus importants, les plus essentiels ; certes, mais par la manière dont il les accepte, il les pénètre de son propre caractère et de sa propre pensée au point de les bouleverser de fond en comble. Lessing, tout comme Spinoza, dénie au miracle toute valeur probante sur le plan religieux. Dès lors, le miracle authentique réside dans l’universel, non dans le particulier, non dans le contingent mais dans le nécessaire. Les « miracles de la raison », comme les appelait Leibniz, sont pour lui le témoignage authentique et le sceau du divin. Lessing s’attache donc avec Spinoza à l’unité et à l’universalité de l’idée de la nature et défend en même temps le postulat de pure immanence. Dieu est une puissance intramondaine, non extérieure au monde ; non une violence qui ferait irruption dans le monde de notre expérience, mais une force qui le pénètre et l’élabore intérieurement. Le mode de cette élaboration, cependant, Lessing le voit sous un autre jour que Spinoza. Où ce dernier ne voyait que déception et illusion, Lessing aperçoit une vérité nouvelle et essentielle. Les relations entre « tout » et « partie », entre « universel » et « particulier », entre universalité et individualité, sont en effet bien différentes chez lui de ce qu’elles étaient pour Spinoza. La signification du particulier et de l’individuel n’est pas purement négative, elle est aussi d’autre part éminemment positive. Par ce trait, on reconnaît en Lessing le partisan de Leibniz qu’il est resté avec constance et fermeté. Mens non pars est, sed simulacrum divinitatis, repraesentativum universi : cette formule leibnizienne caractéristique, Lessing était parfaitement en droit de se l’approprier. L’individualité ne représente pas pour lui non plus une limitation simplement quantitative, mais une détermination qualitative, incomparable et irremplaçable : non un fragment du réel, mais une représentation parfaite, authentique et exhaustive du réel. Par ce biais, l’existence temporelle gagne un tout autre visage, un tout autre aspect que chez Spinoza. Ayant défini la monade comme « expression de la multiplicité dans l’unité », Leibniz pouvait également la définir comme expression du temporel dans l’immuable. La monade n’est que pour autant qu’elle se développe progressivement, et il n’existe dans son développement aucune phase séparée qui ne serait pas absolument indispensable au tout, qui ne lui appartiendrait pas nécessairement. La forme de la temporalité comme telle ne constitue donc pas le contraire de l’être, puisque c’est en elle seulement que l’être peut apparaître et se manifester dans sa pure essentialité. En portant cette idée fondamentale dans le domaine de la religion, Lessing se place devant un problème tout à fait nouveau, et devant une solution non moins nouvelle : on ne fera plus désormais seulement appel à l’historicité des sources de la religion pour la critiquer, voire pour la réfuter ; l’historicité maintenant s’enracine dans le sens fondamental et originaire de la religion. Alors que Spinoza, en examinant son histoire, ne pense qu’à contester la valeur absolue de la révélation, Lessing veut accomplir au contraire par ce même examen la restitution, le sauvetage de la religion. La vraie, la seule religion « absolue » est celle qui enveloppe en soi la totalité des formes phénoménales du religieux. Rien d’individuel n’est en elle absolument perdu ; aucune vision si particulière, aucune erreur même, qui ne serve en un sens la vérité et ne lui appartienne. De cette pensée fondamentale est née L’Education du Genre humain de Lessing, qui transfère à un nouveau domaine le concept leibnizien de théodicée : en concevant la religion comme un plan divin d’éducation, Lessing élabore une théodicée de l’histoire, c’est-à-dire un système de justifications qui apprécie la religion non en fonction d’un être stable, donné au commencement des temps, mais en fonction de son devenir et de la finalité de ce devenir. »
ibid. p. 254 – 258