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Je souhaite partager aujourd’hui le début et la fin d’un conte de Lord Dunsany traduit par Julien Greene sous le titre Le corps en peine (titre qui me semble d’ailleurs meilleur que le titre original The unhappy body).
« Pourquoi ne voulez-vous pas danser et vous réjouir avec nous ? », disaient-ils à un certain corps. Alors le corps fit la confession de son malheur. « Je suis uni, dit-il, à une âme sauvage et violente, tout à fait tyrannique, qui ne veut pas me laisser reposer, m’arrache aux fêtes de mes semblables et me fait peiner sur un travail que je hais; elle ne veut pas me laisser faire les petites choses qui feraient plaisir à ceux que j’aime, mais ne se soucie que de plaire à la postérité, une fois qu’elle en aura fini avec moi et m’aura abandonné aux vers. Tout le temps elle demande à ceux qui me sont proches d’abusives preuves de leur affection, et, comme elle est trop fière pour accepter moins que ce qu’elle demande, ceux qui devraient me traiter avec bonté me détestent. » Et le corps en peine éclata en larmes.
Mais ils lui dirent : « Un corps raisonnable ne fait pas attention à son âme. L’âme est une petite chose et ne devrait pas gouverner le corps. Vous devriez boire et fumer plus jusqu’à ce qu’elle cesse de vous tourmenter ! »
Mais le corps ne fit que pleurer et dit : « Elle est terrible, mon âme. Je l’ai chassée pour un peu de temps, en buvant, mais elle reviendra bientôt. Oh, bientôt, elle reviendra! »
Et le corps se mit au lit, dans l’espoir du repos, car la boisson le rendait somnolent. Mais juste au moment où le sommeil s’approchait, il leva les yeux et vit son âme assise sur l’allège de la fenêtre, comme une fulguration de brume lumineuse, et regardant dans la rue.
— Viens, dit l’âme tyrannique, regarde dans la rue.
— J’ai besoin de dormir, dit le corps.
— Mais la rue est une belle chose, dit l’âme avec véhémence, cent personnes y rêvent.
— Je suis malade d’insomnie, dit le corps.
— Qu’est-ce que ça fait? répondit l’âme. Il y a des millions d’êtres comme toi sous la terre, et des millions qui doivent y aller. Les rêves des gens se promènent au large […]Lève-toi : écris ce que rêvent les gens.
— Quelle récompense y aura-t-il pour moi, dit le corps, si j’écris là comme tu me l’ordonnes ?
— Aucune récompense, dit l’âme.
— Alors, je vais dormir, dit le corps.
[…]
Mais l’âme se met alors à chanter pour empêcher le corps de dormir, et elle finit par le contraindre à écrire les rêves qu’elle lui raconte tout au long de la nuit.
Ainsi se passa la nuit jusqu’au moment où’ l’âme entendit dans le ciel d’Orient les pas lointains et argentins de l’aurore.
— Vois, dit l’âme, vois l’aurore redoutée des rêveurs. Les voiles de lumière pâlissent aux mâts des galions indestructibles, les matelots qui les manœuvrent retombent dans la fable et le mythe. Cette autre mer qu’est la circulation urbaine en est au reflux, prête à recouvrir ses pâles épaves et à revenir tumultueusement, à marée montante. Déjà la lumière du soleil étincelle dans les golfes qui sont derrière l’Orient du monde, et les dieux l’ont vue du palais crépusculaire qu’ils ont bâti au-dessus du lever du soleil. Ils baignent leurs mains dans la chaleur de cette lumière qui ruisselle sur les arches resplendissantes avant de parvenir au monde. Là sont tous les dieux qui furent jamais et tous les dieux qui doivent être; ils s’assoient là, le matin, et chantent les louanges de l’homme.
— Je suis engourdi et le froid de l’insomnie me glace, dit le corps.
— Tu dormiras pendant des siècles, dit l’âme, mais il ne faut pas que tu dormes encore, car j’ai vu des prairies profondes avec des fleurs de pourpre, hautes, étranges, flamboyantes au-dessus de l’herbe qui brille ; et j’ai vu des troupeaux de candides licornes gambadant de joie ; et une rivière portant un galion étincelant, d’or tout entier, et qui va d’un pays inconnu à une île des mers, inconnue aussi, portant une chanson du Roi-de-par-delà-les-montagnes pour la Reine-des-pays-lointains. Je vais te chanter cette chanson, et tu vas l’écrire.
— J’ai travaillé pour toi comme un esclave, des années entières, dit le corps, accorde-moi seulement une nuit de repos, car je suis excessivement las.
— Oh, eh bien va te reposer, j’en ai assez de toi, je m’en vais, dit l’âme.
Et elle s’en alla, je ne sais où. Quant au corps, on le mit en terre. La nuit suivante, en plein minuit, les esprits des morts sortirent de leurs tombes et vinrent féliciter le corps.
— Vous êtes libre ici, vous savez, dirent-ils à leur nouveau compagnon.
— Maintenant, hélas ! je peux me reposer, murmura le corps.