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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: travail

Esprit de collaboration

26 lundi Avr 2021

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conversation, individualisme, mythe, Robert Musil, travail

Travail en commun. Certaines gens n’apprennent pas dans la solitude, mais grâce aux échanges d’idées. Peut-être même est-ce la méthode la plus féconde. Il est vrai qu’elle confine souvent au dilettantisme , du moins pour tous les objets qui ne sont pas au centre de nos intérêts. Elle assure en tous cas l’harmonie des capacités, l’élégance du comportement intellectuel. Ainsi pratiquait-on en Grèce la politique, l’art de gouverner et autres choses semblables.

Les hommes de cette espèce peuvent croire au mythe ; soit parce que la communauté entière croyait dans une belle harmonie, parce que croire était un raffinement de société, soit parce que les réflexions qui minent la croyance supposent des critiques solitaires. Le mythe a donc disparu avec le développement de l’individualisme. Naturellement, il se peut que les deux choses aient en commun une troisième cause.

Robert Musil, Journaux I, trad. Philippe Jaccottet, Seuil 1981, p. 223

Vleben féministe ?

30 mercredi Déc 2020

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féminisme, Thorstein Vleben, travail

« Reculons d’un degré encore et quittons cette civilisation exemplaire. Les stades inférieurs de la barbarie ne présentent plus de classe oisive accomplie, mais nous offrent les usages, les motifs et les conditions dont l’institu­tion est sortie, et nous indiquent les premiers degrés de sa croissance. Dans diverses parties du monde, nous trouvons l’exemple de ces phases plus primitives de la différenciation. L’une quelconque des tribus de chasseurs nomades de l’Amérique du Nord peut servir d’illustration convenable. C’est à peine si l’on peut dire qu’une classe désœuvrée y existe. On y voit des différences de fonction et une distinction des classes fondée sur ces différences, mais l’exemption du travail n’est pas assez poussée pour qu’on puisse dire de la haute classe qu’elle mérite le nom de « classe d’oisifs ». A ce niveau, la différenciation économique en est au point où l’on distingue nettement les activités de l’homme et, celles de la femme, à qui cette distinction est défavorable. Dans presque toutes ces tribus, un usage tourné en coutume maintient les femmes dans les rôles d’où proviennent, au stade suivant, les métiers d’industrie proprement dits. Les hommes, dispensés de ces tâches vulgaires, se réservent pour la guerre, la chasse, les sports et la pratique religieuse. Dans ces domaines, la discrimina­tion est ordinairement très méticuleuse.

Cette division du travail coïncide avec la distinction de la classe travailleuse et de la classe oisive, telle qu’elle apparaît dans la haute civilisation barbare. Au fur et à mesure que les travaux se diversifient et se spécialisent, la ligne de démarcation ainsi tracée en vient à séparer les fonctions industrielles des non industrielles. L’activité de l’homme, telle qu’elle se présente au stade précédent de l’état barbare, n’est pas l’origine dont est provenue une part appréciable de l’industrie ultérieure. Cette activité masculine survivra dans les seules fonctions qui ne sont pas classées comme industrielles, comme la guerre, la politique, les sports, l’étude, le sacerdoce. Seules exceptions remar­quables : la pêche, dans une certaine mesure, et quelques travaux mineurs que l’on hésite à ranger parmi les industries, comme la fabrication des armes, des jouets et des accessoires sportifs. Virtuellement, le domaine entier des métiers d’industrie est une suite naturelle des travaux que la communauté barbare primitive classe comme féminins.

Dans cette barbarie inférieure, le travail des hommes n’est pas moins indispensable à la vie du groupe que celui des femmes. Il peut même se faire que l’ouvrage des hommes contribue tout autant à la nourriture et aux autres fournitures indispensables. L’aspect « productif » du travail masculin est même si évident que dans les écrits des économistes classiques, la peine du chasseur est présentée comme le type de l’industrie primitive. Tel n’est pourtant pas le sentiment du barbare. Il ne se tient pas pour un travailleur, et à ce point de vue on ne saurait le ranger avec les femmes ; il ne faut, pas, sous peine de confusion, classer son effort avec l’ingrate besogne des femmes, comme travail ou industrie ; ainsi, dans toutes les communautés barbares, on ressent profondément l’inégalité des travaux masculins et féminins. Le travail de l’homme peut contribuer à la maintenance du groupe ; mais l’on sent bien qu’il le fait grâce à une excellence, une efficacité particulières, que l’on ne saurait, sans les déprécier, comparer avec l’uniforme assiduité féminine. »

Thorstein Vleben, Théorie de la classe de loisir, Gallimard Tel, p . 4 – 6

Esclavage et civilisation

01 vendredi Mai 2020

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esclavage, John Stuart Mill, travail

« Par ailleurs, les races non civilisées — et les plus courageuses et les plus énergiques parmi elles encore plus que les autres — répugnent à effectuer un travail continu et monotone. Pourtant c’est le prix à payer pour toute civilisation véritable. Sans ce travail, il est impossible d’inculquer aux esprits, par la discipline, les habitudes nécessaires à la société civilisée et d’en établir les conditions matérielles. S’il n’y est pas pour un temps obligé, il n’y a guère qu’un rare concours de circonstances, et donc bien souvent une période assez longue, qui puisse mettre un tel peuple au travail <industry>. Il s’ensuit que même l’esclavage, donnant un commencement à la vie industrieuse et en faisant d’elle l’activité exclusive de la plus grande partie de la communauté, peut accélérer la transition vers une liberté plus grande qu’une vie faite de combats ou de rapines. Il est presque inutile de dire que ceci ne peut excuser l’esclavage que quand la société est dans un état très primitif. Un peuple civilisé a bien d’autres moyens pour civiliser ceux qui sont sous son influence. L’esclavage est, sous tous ses aspects, si contraire au gouvernement des lois qui est le fondement de toute vie moderne et si corrupteur pour les classes dirigeantes une fois qu’elles subissent l’influence de la civilisation, que son adoption sous quelque circonstance que ce soit dans une société moderne est une rechute dans un état pire que la barbarie.

Pourtant, à une époque ou une autre de leur histoire, presque tous les peuples aujourd’hui civilisés furent constitués en majorité d’esclaves. Pour sortir un peuple de cette condition, il faut une politie bien différente de celle d’une nation de sauvages. Si ce peuple est d’un naturel énergique, et surtout s’il existe dans la même communauté une classe industrieuse qui n’est composée ni d’esclaves, ni de maîtres (comme c’était le cas en Grèce), ses membres n’auront sans doute besoin, pour garantir leur amélioration, que d’être affranchis : une fois affranchis, ils seront le plus souvent dignes d’accéder immédiate­ment à la pleine citoyenneté, comme les affranchis romains. Ce n’est cependant pas la situation normale de l’esclavage : c’est généralement le signe qu’il est en passe de devenir obsolète. A proprement parler, un esclave est un être qui n’a pas appris à se prendre en charge. Il a sans aucun doute, franchi une étape par rapport au sauvage. Il a déjà appris la première leçon d’une société politique : il a appris à obéir. Mais il n’obéit qu’aux ordres directs. Il est caractéristique des personnes nées esclaves d’être incapables de conformer leur conduite à une règle ou une loi. Ils ne peuvent faire que ce qu’on leur a ordonné de faire et seulement au moment où on le leur a ordonné. Si un homme qu’ils craignent se tient au-dessus d’eux et les menace d’une punition, ils lui obéissent mais sitôt qu’il tourne le dos, le travail reste inaccompli. Le motif déterminant leur action ne doit pas s’appuyer sur leurs intérêts mais sur leurs instincts : un espoir immédiat ou une terreur immédiate. Le despotisme peut dompter le sauvage mais, dans la mesure où il s’agit d’un despotisme, il ne fera qu’enfoncer les esclaves dans leur incapacité. Pourtant, s’ils devaient avoir leur propre gouvernement, ils ne pourraient en aucun cas le gérer. Leur amélioration ne peut venir d’eux-mêmes mais elle doit être initiée de l’extérieur. Le pas qu’ils ont à franchir, leur seul chemin vers l’amélioration, est d’être amenés à passer d’un gouvernement de la volonté à un gouvernement du droit. On doit leur apprendre à se gouverner eux-mêmes, ce qui signifie, dans un premier temps, leur inculquer la capacité de se conformer à des instructions générales. Ils ont besoin d’un gouvernement qui les guide et non d’un gouvernement reposant sur la force. Cependant, comme ils sont dans un état trop peu développé pour reconnaître comme guide quelqu’un d’autre que celui qui détient la force, le type de gouvernement le plus adapté pour eux possède de la force mais en use rarement : un despotisme paternaliste ou une aristo­cratie qui ressemble à la forme saint-simonienne du socialisme, qui maintient un contrôle général sur toutes les opérations de la société pour que chacun garde à l’esprit qu’il existe une force suffisante pour les contraindre à obéir aux règles établies mais qui, en raison de l’impossibilité à s’abaisser à réguler tous les menus détails de la vie et du travail, laisse nécessairement les individus s’en charger eux-mêmes en grande partie et les y encourage. Ce gouvernement, que l’on peut qualifier de «gouvernement de lisière » <government of leading-strings>, semble être celui qui est nécessaire pour amener le plus rapidement possible ce peuple au stade suivant du progrès de la société. Ce fut, semble-t-il, l’idée du gouvernement pratiquée par les Incas du Pérou et ce fut celle des Jésuites du Paraguay. Je n’ai guère besoin de remarquer que cette lisière n’est acceptable qu’en tant  que moyen d’apprendre progressivement aux gens à marcher seuls. »

John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif
trad. M. Bozzo-Rey, JP. Cléro, C. Wrobel

Nietzsche, golfeur ?

01 vendredi Nov 2019

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loisir, Nietzsche, T. W. Adorno, travail

Emploi du temps. – Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. Un travail qui, pour rendre justice à la réalité, n’a pas d’abord à infliger au sujet tout le mal qu’il devra infliger plus tard aux autres, est un plaisir même quand il requiert un effort désespéré. La liberté qu’il signifie est comparable à celle réservée par la société bourgeoise au seul repos, dont une telle réglementation finit par nous priver. Inversement, celui qui sait ce qu’est la liberté ne supporte pas les amusements tolérés par cette société et, en dehors de son travail qui inclut, il est vrai, ce que les bourgeois réservent aux heures de loisirs en parlant de « culture », il n’acceptera aucun plaisir de substitution. Work while you work, play while you play – est une des règles fondamentales de l’autodiscipline répressive. Des parents qui faisaient une question de prestige des notes de leur enfant, étaient le moins disposés à admettre que celui-ci lise trop longtemps le soir ou finisse par ce qu’ils considéraient comme du surmenage intellectuel. Mais dans leur bêtise s’exprimait le génie de leur classe. La doctrine de la mesure en tant que vertu raisonnable, inculquée depuis Aristote, est entre autres choses un essai pour donner à la division de l’homme en fonctions indépendantes les unes des autres – qui est une nécessité sociale – des fondements si solides qu’aucune d’entre elles n’a plus aucune chance de passer à une autre et de faire penser à l’homme qui l’exerce. Mais on ne saurait pas davantage imaginer Nietzsche dans un bureau où une secrétaire répondrait au téléphone dans l’antichambre, assis jusqu’à cinq heures à sa table, qu’on ne pourrait l’imaginer jouant au golf après une journée de travail. Seule l’astucieuse imbrication de bonheur et de travail laisse quelque porte ouverte à l’expérience, en dépit des pressions de la société.

Elle est de moins en moins tolérée. Même les soi-disantes professions intellectuelles sont privées de toute joie à mesure qu’elles se rapprochent du business. L’atomisation ne se développe pas seulement entre les hommes, elle est en chaque individu, dans les différentes sphères de la vie. Aucun épanouissement ne doit être attaché au travail qui perdrait sinon sa modestie fonctionnelle dans la totalité de ses fins, aucune étincelle de réflexion ne doit tomber dans le temps des loisirs car elle pourrait se communiquer sinon à l’univers du travail et y mettre le feu. Alors que dans leurs structures le travail et l’amusement se ressemblent de plus en plus, on les sépare en même temps pas des lignes de démarcation invisibles, mais de plus en plus rigoureuses. Le plaisir et l’esprit en ont été également chassés. Partout règne un impitoyable esprit de sérieux et se déploie une activité de façade.

Theodor W. ADORNO, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée,
Payot 1980, p.124-125

*

« Travail et Ennui. – Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même ; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine, mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais, sortis de là, ils sont d’une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir : il faut même qu’ils s’ennuient beaucoup pour que leur travail réussisse. Pour le penseur et l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme, ce désagréable « calme plat » qui précède la croisière heureuse, les vents joyeux ; il faut qu’il supporte ce calme, en attende l’effet à part lui. C’est là précisément ce que les moindres natures ne peuvent pas obtenir d’elles ! Chasser l’ennui à tout prix est vulgaire, comme de travailler sans plaisir. »

F. Nietzsche, Le Gai savoir I, §.42

Après le boulot, j’irai faire les courses

25 vendredi Oct 2019

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Hannah Arendt, loisir, travail

Aujourd’hui, petit florilège de citations de La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, en guise de réponse à la question : se libérer du travail, d’accord, mais pour quoi faire ?

« L’important n’est pas que, pour la première fois dans l’Histoire, les travailleurs soient admis en pleine égalité de droits dans le domaine public : c’est que nous ayons presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance. Quoique nous fassions nous sommes censés le faire pour « gagner notre vie » ; tel est le verdict de la société, et le nombre de gens, des professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à proprement parler, est le dernier « ouvrier » dans une société du travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut du gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements.

Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus l' »œuvre » de l’artiste : elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu. L’émancipation du travail n’a pas abouti à son égalité avec les autres  activités de la vita activa, mais à sa prédominance à peu près incontestée. Au point de vue du « gagne-pain » toute activité qui n’est pas liée au travail devient un « passe temps ». »

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, 176 -178, Calmann-Lévy, 1983,

 

« Il va sans dire que ces loisirs tels qu’on les conçoit aujourd’hui ne sont pas du tout la skholè antique, qui n’était pas un phénomène de consommation, étalée ou non, et ne résultait pas d’un « temps libre » pris sur le travail, puisqu’il s’agissait au contraire d’une « abstention » consciente de toutes les activités liées à l’existence, activité de consommation tout autant qu’activité de travail. La pierre de touche de cette skholè, par opposition à l’idéal moderne des loisirs, est la frugalité bien connue, souvent décrite, de la vie des Grecs à l’époque classique. »

ibid. p. 182

 

« L’évolution de ces dernières années, en particulier les perspectives qu’ouvrirait le progrès de l’ « automatisation », font que l’on peut se demander si l’utopie d’hier ne sera pas la réalité de demain, et si un jour l’effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des peines inhérents au cycle biologique dont le moteur enchaîne la vie humaine. […] Une consommation sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne ferait que l’accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de l’effort et du labeur serait libre de « consommer » le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle voudrait consommer. »

ibid. p.181 – 182

« L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l’animal laborans — repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès qui, dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes. Cent ans après Marx, nous voyons l’erreur de ce raisonnement: les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace qu’éventuellement aucun objet du monde ne sera à l’abri de la consommation, de l’anéantissement par la consommation.

ibid. p.184

« C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. À cet égard, il semblerait qu’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

Cela n’est vrai toutefois qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs.  Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »

ibid. p.37 – 38

 

Encore un matin …

02 vendredi Août 2019

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Cesare Pavese, travail

DISCIPLINA

I lavori cominciano all’alba. Ma noi cominciamo
un po’ prima dell’alba a incontrare noi stessi
nella gente che va per la strada. Ciascuno ricorda
di essere solo e aver sonno, scoprendo i passanti
radi – ognuno trasogna fra sé,
tanto sa che nell’alba spalancherà gli occhi.
Quando viene il mattino ci trova stupiti
a fissare il lavoro che adesso comincia.
Ma non siamo più soli e nessuno più ha sonno
e pensiamo con calma i pensieri del giorno
fino a dare in sorrisi. Nel sole che torna
siamo tutti convinti. Ma a volte un pensiero
meno chiaro – un sogghigno – ci coglie improvviso
e torniamo a guardare come prima del sole.
La chiara città assiste ai lavori e ai sogghigni.
Nulla può disturbare il mattino. Ogni cosa
può accadere e ci basta di alzare la testa
dal lavoro e guardare. Ragazzi scappati
che non fanno ancor nulla camminano in strada
e qualcuno anche corre. Le foglie dei viali
gettan ombre per strada e non manca che l’erba,
tra le cose che assistono immobili. Tanti
sulla riva del del fiume si spogliano al sole.
La città ci permette di alzare la testa
a pensarci, e sa bene che poi la chiniamo.

Cesare Pavese, Lavorare stanca

*

DISCIPLINE

C’est à l’aube que le travail commence. Mais un peu avant l’aube,
nous commençons par nous reconnaître en tous ceux
qui passent dans la rue. Chacun se souvient qu’il est seul
et qu’il voudrait dormir, voyant les passants rares :
perdu en rêveries, chacun sait bien pourtant
qu’il ouvrira les yeux à l’aube, pour de bon.
Quand le matin arrive, il nous trouve fixant
stupéfaits le travail qui maintenant commence.
Mais nous ne sommes plus seuls et personne n’a envie de dormir,
nous pensons calmement aux problèmes du jour
au point même de sourire. Quand renaît le soleil
nous sommes tous décidés. Mais parfois une pensée
moins limpide — un rictus — nous surprend tout d’un coup
et nous avons alors le même regard qu’avant le soleil.
La ville limpide assiste aux travaux et aux rictus.
Rien ne peut déranger le matin et tout peut arriver :
il suffit que nous levions la tête du travail
et que nous regardions. Les enfants échappés
qui ne font rien encore se promènent dans la rue
et certains courent même. Les arbres dans les rues
projettent leur ombre et seule manque l’herbe
entre les maisons qui assistent immobiles.
Combien se déshabillent au soleil sur les rives du fleuve !
La ville nous permet de lever la tête et d’y penser,
elle sait bien qu’ensuite nous la rebaisserons.

Travailler fatigue, trad. Gilles de Van

Au boulot !

28 jeudi Mar 2019

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Charles Baudelaire, ennui, travail

« Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »

Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu

*

Voilà une citation propre à orner un poster démotivationnel.

Émile le précurseur

14 vendredi Sep 2018

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Alain, Hannah Arendt, oeuvre, travail

« La distinction que je propose entre le travail et l’œuvre n’est pas habituelle. Les preuves phénoménales en sa faveur sont trop évidentes pour passer inaperçues. Mais historiquement, c’est un fait qu’à part quelques remarques çà et là, jamais développées d’ailleurs même dans les théories de leurs auteurs, on ne trouve à peu près rien pour l’appuyer, ni dans la tradition politique pré-moderne, ni dans le vaste corpus des théories postmodernes du travail. En face de cette rareté, il y a cependant un témoignage obstiné et très clair : le simple fait que toutes les langues européennes possèdent deux mots étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considèrerons aujourd’hui comme une seule et même activité, et conservent ces mots bien qu’on les emploie constamment comme synonymes. »

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (Human condition – 1958), Calmann-Lévy, Presses Pocket p. 123 – 124

Hannah, reconnais que tu as piqué cette distinction chez Alain !

« Je crois utile de distinguer les travaux et les œuvres. La loi du travail semble être en même temps l’usage et l’oubli. Qui pense à la récolte de l’autre année ? La charrue trace les sillons ; le blé les recouvre ; le chaume offre encore un autre visage ; mais cet aspect même est effacé par d’autres travaux et par d’autres cultures. Le chariot, la machine, l’usine sont en usure ; on en jette les débris, sans aucun respect ; on reprend ces débris pour d’autres travaux. Rien n’est plus laid qu’un outil brisé et jeté sur un tas ; rien n’est plus laid qu’une machine rouillée, une roue brisée au bord de la route. Les choses du travail n’ont de sens que dans le mouvement qui les emporte ou les entoure, ou bien dans leur court repos, quand tout marque que l’homme va revenir. C’est pourquoi les signes de l’abandon, les herbes non foulées, les arbustes se mêlant aux outils et aux constructions industrielles, font tout autre chose que des ruines vénérables. Le silence aussi étonne et choque en ces chantiers désolés. Une voie ferrée plaît par le luisant du métal, la végétation abolie ou nivelée, les traces du feu, toutes choses qui signifient le passage et l’usage.

Par opposition on comprend que l’œuvre est une chose qui reste étrangère à ce mouvement. Cette résistance, et encore signifiée, est sans doute le propre des œuvres d’art, et passe même bien avant l’expression, car un tas de débris exprime beaucoup. Aussi voyons-nous qu’un aqueduc ou un rempart, par la seule masse, sont monuments. Et l’on peut décider qu’il n’y a point de forme belle, si elle ne résiste. Même le désordre peut avoir quelque beauté par la masse, comme on voit aux montagnes et aux précipices. Si différentes des monuments que soient la poésie et la musique, mobiles en apparence comme nos pensées, on y reconnaît pourtant l’art de construire, plus sensible encore peut-être par une facilité de les changer, qui fait paraître aussitôt l’impossibilité de les changer. Il n’y manque même pas la résistance et le heurt de la matière. Les sons assemblés ont à leur manière le solide du monument ou du bijou ; nous en suivons le contour, fidèles ici par choix, mais n’ayant pourtant point le choix entre une manière d’être et une autre, puisque l’œuvre périt par le moindre changement. »

Alain (Emile Chartier), Les idées et les âges (1927), Livre IV, chap. 2

Otium

05 jeudi Oct 2017

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Sénèque, travail

Labor bonum non est: quid ergo est bonum? laboris contemptio.

Seneca, Epistulae morales ad Lucilium, XXXI

 

ça tient pas debout ton histoire !

01 lundi Mai 2017

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dialectique, Hegel, Jean-Paul Sartre, maîtrise et servitude, travail

Quelle meilleure façon de célébrer le 1er mai que de conspuer la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave ?

« La théorie hégélienne du maitre et de l’esclave est séduisante comme phénoménologie des rapports humains mais ne tient pas debout historiquement : 1° L’esclave n’a rien inventé techniquement pendant l’Antiquité. Il était d’ailleurs essentiellement domestique ou travailleur agricole. Travaillant en équipe, il avait moins  l’occasion de saisir l’efficacité de son travail sur l’objet, comme l’ouvrier moderne « à la chaîne ». 2° Le stoïcisme pas plus que  le scepticisme n’ont été inventés par des esclaves mais par des hommes libres. A Rome le stoïcisme est devenu une théorie de maître (pour un Epictète, un grand courtisan comme Sénèque, un empereur comme Marc Aurèle). Plutôt qu’une théorie d’esclave qui  prend le point de vue du maître, j’y vois plutôt une théorie du maître  qui se prémunit contre le danger de devenir esclave et qui réfugie son orgueil de maître dans le seul bien qui n’est pas menacé : la pensée. Car il faut avoir des biens et s’en détacher pour être stoïcien — non point se consoler de ne pas en avoir. 3° La théorie de l’esclave qui ne risque pas sa vie et qui apprend dans la peur et le travail sa liberté est vraie pour une première génération d’esclaves, non pour la seconde ou la troisième : l’esclave, né à la maison, traité en familier, n’a plus si peur — peut-être plus peur du tout -, se sent justifié (inessentiel par rapport à un maitre essentiel donc est complice du maitre (vieux esclaves demeurant en Géorgie près de leurs anciens maîtres) et se trouve en situation naturelle. 4° Il n’est pas vrai que le maître n’a pas d’histoire. Car il y a d’autres maîtres avec qui il est en commerce (famille, Etat, guerre). Et c’est lui qui conquiert l’Empire romain (les soldats sont des hommes libres). C’est par lui, non par les esclaves, que le christianisme entre à Rome. 5° Les inventions techniques et découvertes scientifiques ne sont pas l’affaire des esclaves et serfs. Ce sont des clercs ou des hommes libres de classe moyenne qui la plupart du temps les réalisent. Il ne reste rien de la théorie de Hegel qu’un rapport idéal et idéalement vrai. »

Jean-Paul Sartre, Cahier pour une morale, p. 79 – 80

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