Dédale ou la technique sans hubris
« Dans les mythes grecs, Dédale n’est jamais la figure centrale, mais un auxiliaire. Cependant, son rôle est souvent décisif. Il incarne la technique qui permet d’atteindre à la maîtrise du monde. Il a réponse à toutes les questions pratiques. Un jour, un ami lui demande de résoudre un problème difficile : passer un fil dans une coquille d’escargot. Sur-le-champ, Dédale trouve la solution. Il attache un fil très léger à une fourmi. Puis, au sommet de la coquille, il perce un trou dont il enduit de miel les bords. Aussitôt, la fourmi parcourt à toute vitesse la spirale de la coquille et vient se gorger de miel en émergeant du trou.
Dédale est un merveilleux technicien, mais il n’est jamais qu’un technicien qui met sa technique au service de ses maîtres. Lui-même ne cherche pas le pouvoir. Il ne tente pas d’assouvir une ambition ou une passion. Contrairement aux héros qu’il est amené à servir et qui, pour atteindre leur but, n’hésitent devant aucune transgression, Dédale reste toujours dans les limites de l’ordre et de la loi. Il ne se laisse jamais emporter par ce que les Grecs appelaient l’hubris.
L’hubris, c’est la démesure qui entraîne le désordre. C’est l’ardeur frénétique qui engendre querelles et confusion. L’hubris, dit Jean-Pierre Vernant, conduit les hommes à provoquer les dieux, à se placer au-dessus des lois humaines. C’est l’hubris, par exemple, qui pousse irrésistiblement Prométhée à défier Zeus. A travers la connaissance, Prométhée recherche le pouvoir. Pour atteindre son but, toute ruse est bonne. Rien de tout cela chez Dédale. Lui se veut ingénieur et le meilleur des ingénieurs. Pour cela, il n’hésite pas à tuer celui qu’il considère comme son rival. Mais ce n’est pas sous l’empire de l’hubris que Dédale tue Talos. Ce meurtre est l’œuvre d’un petit malfrat qui veut voler à l’autre sa découverte, d’un truand qui attaque avec perfidie, par-derrière. Aucune révolte contre les dieux dans cet acte, aucune transgression des lois divines, aucune tentative de bousculer les hiérarchies, les règles et les valeurs.
Cependant, si Dédale ne perd jamais la tête, s’il ne se laisse pas aller à la démesure, s’il respecte les sentiments moraux et religieux qui, à travers la volonté des dieux, règlent la vie des hommes, il se met entièrement à la disposition des autres. Son art permet à ses clients de s’abandonner à leur hubris. C’est grâce â Dédale et à sa technique que Pasiphaé, Minos, Thésée, Icare même, peuvent se livrer à leurs folles entreprises et aller au bout de leurs passions. En ce sens, Dédale symbolise un mal de notre époque le technicien de haut vol qui place son talent au service d’idéologies variées sans se préoccuper de leur contenu et de leur qualité. En Dédale se profile la « science sans conscience ».
François Jacob, La souris, la mouche et l’homme, Odile Jacob p. 108 – 110

Jean Lemaire, Dédale et Pasiphaé (Musée des Beaux-Arts d’Agen)
Dédale ou la technique sans Némésis
I fancy that the sentimental interest attaching to Prometheus has unduly distracted our attention from the far more interesting figure of Daedalus. It is with infinite relief that amidst a welter of heroes armed with gorgon’s heads or protected by Stygian baptisms the student of Greek mythology comes across the first modern man. Beginning as a realistic sculptor (he was the first to produce statues whose feet were separated) it was natural that he should proceed to the construction of an image of Aphrodite whose limbs were activated by quicksilver. After this his interest inevitably turned to biological problems, and it is safe to say that posterity has never equaled is only recorded success in experimental genetics. Had the housing and feeding of the Minotaur been less expensive it is probable that Daedalus would have anticipated Mendel. But Minos held that a labyrinth and an annual provision of 50 youths and 50 virgins were excessive as an endowment for research, and in order to escape from his ruthless economies Daedalus was forced to invent the art of flying. Minos pursued him to Sicily and was slain there. Save for his valuable invention of glue, little else is known of Daedalus. But it is most significant that, although he was responsible for the death of Zeus’ son Minos he was neither smitten by a thunderbolt, chained to a rock, nor pursued by furies. Still less did any of the rather numerous visitors to Hades discover him either in Elysium or Tartarus. We can hardly imagine him as a member of the throng of shades who besieged Charon’s ferry like sheep at a gap. He was the first to demonstrate that the scientific worker is not concerned with gods.
The unconscious mind of the early Greeks, who focussed in this amazing figure the dim traditions of Minoan science, was presumably aware of this fact. The most monstrous and unnatural action in all human legend was unpunished in this world or the next. Even the death of Icarus must have weighed lightly with a man who had already been banished from Athens for the murder of his nephew. But if he escaped the vengeance of the gods he has been exposed to the universal and agelong reprobation of a humanity to whom biological inventions are abhorrent, with one very significant exception. Socrates was proud to claim him as an ancestor.
J. B. S. Haldane, Daedalus, or Science and the Future (1924)