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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives Mensuelles: juillet 2014

Klimt au pays des licornes roses

31 jeudi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Choses vues ou entendues

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Gustav Klimt, kitsch, Mia et moi

Connaissez-vous Mia et moi? Si la réponse est négative, c’est que vous n’avez pas d’enfants entre 3 et 10 ans ou que vous prenez suffisamment soin de leur éducation pour ne pas les laisser s’abrutir devant Gulli.

Mia et moi est une série d’animation qui combine séquences en prise de vue réelle (en général l’ouverture de l’épisode) et séquences d’animation 3D. Pour ce qui est du synopsis de la série, je m’en remets à Wikipedia :

Après le décès de ses parents, la tante de Mia l’accompagne pour son entrée dans un nouveau pensionnat. Voyant sa nièce triste et mal à l’aise, elle décide de lui offrir son cadeau d’anniversaire à l’avance : un livre légué par le père de Mia qu’elle adorait étant enfant. Sa tante l’ayant laissée seule, Mia ouvre le livre pour se replonger dans les fabuleuses aventures du monde de Centopia. Avec le livre, elle reçoit un étrange bracelet et un mot disant « Je suis Mia ». En voyant le livre s’animer et le bracelet réagir, elle comprend qu’elle doit dire le mot de passe pour entrer comme dans un jeu.

Mia dans le monde réel.

Mia dans le monde réel.

Ainsi Mia se retrouve transformée en elfe et transportée dans l’univers enchanté de Centopia où elle sympathise avec les licornes, rencontre un petit faune du nom de Phuddle et devient l’amie des jeunes elfes Yuko et Prince Mo, fils de la reine Mayla et du sage roi Raynor. Ensemble, ils doivent unir leurs forces pour empêcher l’horrible Panthea et sa fidèle Gargonna d’attraper des licornes et de prendre leurs cornes afin de conserver sa jeunesse.

Mia - Centopia

Mia à Centopia en agréable compagnie.

Je vous devine avide de découvrir les autres personnages, et je m’empresse de vous satisfaire.

Voici les gentils …

Mia-and-me-Familie

Yuko, le prince Mo, le roi Raynor, la reine Mayla

… et voilà les méchants.

Panthea-et-Gargona_original_backup

Gargona et Panthea

Les mêmes entourés des Munculus, leurs gardes.

Les mêmes entourés des Munculus, leurs gardes.

*

Les costumes de certains de ces personnages ont manifestement été inspirés par des tableaux de Klimt. Les motifs de la robe du roi Raynor ainsi que sa couronne de laurier constituent une citation explicite du personnage masculin du Baiser.

klimtthekiss 1908

La robe et la coiffure de la reine Mayla sont démarqués du personnage féminin à gauche de L’arbre de la vie.

klimt_tree_of_life_1909

L’arbre qui occupe le centre du tableau inspire d’ailleurs les décors qui ornent les pans de la robe de Panthea.

La robe de Gargona est un décalque manifeste d‘Hygeia.

Hygieia-Gustav-Klimt-1907

Les visages de Gargona et des Munculus évoquent celui des personnages féminins à gauche de la Frise Beethoven du Palais de la sécession.

klimt-beethovenfries-secession--oew-trumler--d

Quant au costume du Prince Mo, il est plus librement inspiré de la robe du personnage féminin d’Espoir.

klimthope 1907 1908

*

Je n’ai pas connaissance d’autres séries d’animations qui se seraient aussi massivement et explicitement référé à la peinture (les Tortues ninjas ne comptent pas puisqu’elle ne citent que les  noms de peintres italiens de la Renaissance et pas d’éléments picturaux). On pourrait imaginer un exercice consistant à choisir un peintre et à imaginer le type de série d’animation qui pourrait le citer. Une série s’inspirant de l’univers de Schiele plutôt que de celui de Klimt aurait vraisemblablement  des caractéristiques profondément différentes de Mia et moi ; on imagine une série visant plutôt un public adulte (il y aurait du sexe!) avec des personnages torturés, un climat assez noir … et qui ne finirait pas bien. Je vous laisse poursuivre  le jeu avec les peintres de votre choix .

Une autre manière de considérer le sujet consiste à se demander dans quelle mesure cette utilisation de motifs picturaux tirés de l’œuvre de Klimt nous révèle quelque chose de l’œuvre citée. Peut-on dire « Dis-moi qui te cite, je te dirais qui tu es »? En particulier, pouvons nous considérer la facilité avec laquelle Klimt est accueilli au pays des licornes roses comme un révélateur du kitsch dont est porteur son œuvre? Je suis porté à répondre par l’affirmative quoique je sache que l’affirmation « Klimt est kitsch » est généralement accueillie avec hostilité, même quand elle est soutenue et argumentée par des gens sérieux .

Polyamour

30 mercredi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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amour, Elias Canetti

La lecture de la correspondance entre Elias Canetti et Marie-Louise von Motesiczky m’a rappelé cet aphorisme du Territoire de l’homme daté de 1945 :

« Il est possible d’aimer passionnément plusieurs personnes à la fois, et avec chacune tout se passe comme si elle était l’unique ; et rien ne vous est épargné, ni la peur, ni le zèle, ni la rage, ni l’affliction ; et il arrive que le tout soit enflammé d’une telle fièvre qu’on agit alors comme plusieurs personnes à la fois, chacune selon sa mentalité propre, mais néanmoins toutes ensemble, et personne ne peut savoir ce que cela va donner. »  p.86

*

J’avoue que je ne suis pas familier de la littérature contemporaine à propos du polyamour, et j’ignore si les promoteurs de cette notion mettent l’accent, comme Canetti, sur le fait que chacun des amours du bouquet est aussi passionnel que s’il était seul et sur les dangers que cela représente pour l’unité de la personnalité (sur ce dernier point j’ai quelques doutes).

L’aphorisme de Canetti n’évoque ici que le problème que la pluralité d’amours passionnels simultanés représente pour celui qui éprouve cette pluralité de passions ; on peut envisager la situation sous un autre angle. « Avec chacune tout se passe comme si elle était l’unique », nous dit Canetti ; on est tenté de préciser « tout se passe pour toi comme si elle était l’unique » et de demander « en va-t-il de même pour elle? ». On pourrait également demander si le caractère passionné de chacun de ces amours implique la prétention à une possession exclusive. Si la réponse est positive, il y a clairement un problème de réciprocité dans cette configuration.

 

Trop bon, trop c…?

29 mardi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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bonté, Joseph Joubert, prudence

« Une partie de la bonté consiste peut-être à estimer et à aimer les gens plus qu’ils ne le méritent. Mais alors une partie de la prudence est de croire que le gens ne valent pas toujours ce qu’on les prise. Dans ces suppositions, il faut leur parler avec sa bonté et les employer avec sa prudence. »

Joseph Joubert, 13 février 1811, Carnets II, p. 319

Nihilisme (2)

28 lundi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Pessoa est grand

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Fernando Pessoa, nihilisme, philosophie de l'histoire

« Les guerres et les révolutions (il y en a toujours une en train, ici ou là) finissent, à la lecture de leurs résultats, par causer non de l’horreur, mais de l’ennui. Ce n’est pas ce qu’il y a de cruel dans tous ces morts et tous ces blessés, dans le sacrifice de tous ceux qui meurent en se battant, ou qui sont tués sans même se battre, qui afflige autant notre âme : c’est la bêtise qui sacrifie des vies et des biens à quelque chose d’une inutilité inéluctable. Tous les idéaux, toutes les ambitions se ramènent à un délire de commères faites hommes. Aucun empire ne vaut la peine que l’on casse pour lui la poupée d’un enfant. Aucun idéal ne mérite le sacrifice d’un petit train mécanique. Quel empire a jamais été utile, quel idéal a jamais été fécond? Tout cela, c’est de l’humanité, et l’humanité est toujours la même – changeante mais imperfectible, oscillante mais incapable d’avancer. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §. 454, p. 431

Dé-démesure

27 dimanche Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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Joseph Joubert, mesure

« Tout ce qu’on a pu mesurer paraît petit. »

Joseph Joubert, 24 septembre 1808, Carnets II, p. 280

Pio et Muli

26 samedi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Lectures

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amour, connard, correspondance, Elias Canetti, Marie-Louise von Motesiczky

Rien à voir avec Placide et Muzo ni avec Mulot et Petitjean, Pio et Muli sont les diminutifs affectueux que se donnent Elias Canetti et Marie-Louise von Motesiczky. Il est né en 1905 à Roustchouk en Bulgarie , elle est née en 1906 à Vienne. Il est écrivain, elle est peintre (un lien vers sa fondation pour se faire une idée de sa peinture). Ils auraient pu se croiser à Vienne où Canetti s’installa pour ses études supérieures (en chimie) en 1924, où il connut sa femme Veza et où il séjourna jusqu’à l’Anschluss;  mais c’est en Angleterre, où ils sont tous deux réfugiés en 1940, qu’ils font connaissance. Les détails des débuts de leur relation ne nous sont pas connus (il n’en parle pas dans ses œuvres autobiographiques). Leur correspondance publiée sous le titre Amant sans adresse s’étend entre 1941 et 1992 (il meurt en 1994 et elle en 1996).

Canetti_Motesiczky_c_Marie-Louise von Motesiczky_c_Charitable Trust_London*

« Le comble de l’illusion, écrivait Merleau-Ponty, est de s’imaginer que l’homme soit en mieux ce que sont ses œuvres. » Amant sans adresse, illustre à merveille cette affirmation. Dans sa correspondance avec sa maîtresse, Canetti est loin d’apparaître toujours à son avantage et il semble qu’il ne faisait pas preuve, dans sa vie privée, de la sagesse qu’on serait porté à lui attribuer à la lecture du Territoire de l’homme.

A la lecture de cette correspondance on est rapidement frappé par le fait qu’elle le vouvoie systématiquement alors qu’il la tutoie. Ce détail se révèle rapidement révélateur des déséquilibres de leurs relations.

Elle se présente à des tiers (dont sa mère) comme « appartenant à Canetti » ; lui ne dit rien d’équivalent, puisqu’il est marié et qu’il a d’autres maîtresses (dont la philosophe et écrivain britannique Iris Murdoch) qu’elle doit accepter [1]. Pour autant c’est lui qui se montre jaloux, la soupçonnant de le tromper avec les ouvriers qui font les travaux dans sa maison, ou lui reprochant la visite d’une relation commune dans le lieu de villégiature où il doit la rejoindre.

Canetti200312

Il lui fait reproche à plusieurs reprise d’offenses ou d’humiliations qu’il subirait. Les motifs n’en sont pas toujours très clairs (des propos tenus par certaines de ses relations à elle, des ressources financières qu’elle lui aurait caché…) ; mais, pour se faire une idée de sa susceptibilité, on peut rappeler qu’en 1961 il considérait comme le pire affront qu’elle lui ait fait subir, le fait qu’elle n’ait pas lu son livre Masse et puissance. On a l’impression que ce qu’elle fait pour lui est seulement la moindre des choses mais pas encore suffisant à ses yeux. Elle lui fournit un soutien financier dès les années 40 (il ne vivra de sa plume que tardivement), elle lui réserve une pièce où il peut travailler dans son appartement de Hampstead, plus anecdotiquement elle lui fournit le prétexte dont il a besoin pour quitter poliment la villégiature grecque où l’accueille un ami et qui déplaît à sa femme. Quand elle l’aide à se procurer les livres dont il a besoin pour son maître ouvrage, le commentaire qu’il fait à ce sujet  révèle l’étendu de sa vanité :

« Notre plus belle période a été celle où tu étais vraiment, sérieusement impliquée dans mon œuvre, car là je savais que tu m’aimes. Tu n’y as pas été forcée ainsi que tu l’as dit plus tard, un jour, dans un moment de démence destructrice. Ce qui t’y a forcée, c’était ton sentiment pour moi et peut-être aussi la conscience que tu avais affaire à l’œuvre cruciale de l’un des plus puissants esprits qui aient jamais existé. » Lettre du 3 mars 1958, p.227

Lorsqu’elle fait sa « promotion », il trouve le moyen de lui reprocher de ne pas le faire assez bien, comme on l’a vu,  lorsqu’elle a parlé de lui avec Adorno.

Dans l’expression de ses reproches, il n’est pas retenu par la conscience de ce qu’elle fait pour lui, ni par la conscience de ce qu’il lui fait endurer et qui semble bien pire que les humiliations qu’il dit éprouver … Elle doit renoncer à avoir un enfant de lui, accepter ses autres maîtresses, accepter d’être tenue à l’écart de sa vie publique, accepter de ne pas avoir d’adresse pour le contacter et de devoir lui écrire poste restante [2]. Quand elle se risque à se plaindre d’un manque d’attention de sa part, il lui répond des choses du genre suivant :

« Et maintenant sans plaisanter : ne m’envoie plus jamais une pareille lettre. Tiens un journal où tu peux m’insulter si le cœur t’en dit. Les lettres ont, surtout sur un écrivain, un effet absolument ravageur, et l’on n’est pas près de l’autre pour réparer aussitôt les dégâts. » Lettre du 20 juillet 1955, p.184

Il faut croire qu’à ses yeux les peintres ne sont pas aussi sensibles que les écrivains ou qu’il ne se rend pas compte qu’il est lui même entrain d’adresser une lettre de reproche [3]. Plus d’une fois, à la lecture de leurs échanges, on a envie de s’exclamer : « quel connard! ». De manière générale, on trouve difficilement dans les lettres d’Elias l’effort de prise en compte du point de vue de l’autre qu’on trouve dans les lettres de Marie-Louise … mais il n’est pas embarrassé de l’accuser d’égoïsme.

C’est en 1973, alors que Veza la première femme de Canetti est morte depuis dix ans, que Marie-Louise subit la pire humiliation : elle apprend par accident qu’il s’est remarié en 1971 avec Hera Buschor, une restauratrice de tableau dont il vient d’avoir un enfant. La lettre qu’elle lui écrit à la suite de cet épisode est poignante :

 » … Ce qui a plongé ses racines à ces profondeurs, on ne peut plus le transporter ailleurs. Même si parfois quelque chose a murmuré au cours de toutes ces années : c’est l’ère de la glaciation …, ce murmure s’accompagnait de reproches : tu n’a pas assez de compréhension pour lui et pour ses travaux – c’est ta propre faute – et quand je me tenais devant votre maison et n’avais pas le droit de monter chez vous, alors je me disais : peut-être a-t-il prononcé un vœu … mais il m’a pardonné. C’est ma propre faute. Et c’est ainsi que les racines ont poussé toujours plus profondément  – pleines de gratitude – mais lorsque le malheur m’a frappé – cet été – vos premiers mots ont été : c’est toi qui m’a quitté – je ne me suis pas éloigné de toi.  » Lettre du 10 décembre 1973,  p. 329

La lecture de cette correspondance donne ainsi le spectacle surprenant de septuagénaires agités par les tourments de la passion après plus de trente ans de relations. La postface cite deux formules qui résument à merveille ce qu’elle a enduré par amour pour lui. A une amie elle écrivit :

« Sans Canetti, monde dépourvu de sens, avec Canetti, interminable supplice »

Et dans son journal intime elle le l’appelle sa « catastrophe personnelle ».

Ce qui me rendait Canetti assez peu sympathique à la lecture d’Amant sans adresse, ce n’est pas seulement le côté « faites ce que je dis, pas ce que je fais » (jaloux mais infidèle, cachottier mais reprochant à l’autre ses secrets, demandant à ce qu’on tienne compte de sa susceptibilité mais ne tenant pas compte de celle de l’autre), c’est aussi le ton impérieux sur lequel il exprime ses reproches.  On l’a vu lors de l’épisode avec Adorno, il ne se contente pas de lui dire qu’il est blessé qu’elle n’ait pas encore lu son livre, il cherche à la faire culpabiliser, il lui fait la leçon en s’efforçant de donner figure de faute morale objective à ce qui est la source d’une contrariété pour lui :

« Je me demande comment tu justifies devant toi-même une si incroyable paresse d’esprit. […] Tu te trouves donc à présent dans l’intenable et humiliante situation de mener des conversations factices sur des choses qui te sont vaguement familières et que tu ne connais pourtant pas. Je ne t’envie pas. » Lettre du 18 août 1961, p. 249

J’ai du mal à concevoir qu’on écrive ce genre de choses à quelqu’un qu’on aime et, de manière générale, j’ai tendance à trouver odieux ceux qui convertissent sans scrupule un « tu me contraries » en « tu es mauvais »(bien sûr ça doit m’arriver de le faire aussi, pas trop souvent, j’espère).

Elle et lui par elle.

Elle et lui par elle.

Il y a un autre point, solidaire du précédent, qui m’a agacé dans l’attitude de Canetti, c’est la prétention qu’il exprime à plusieurs reprise d’être le dépositaire de ce qu’il y a de meilleure en Marie Louise von Motesiczky, d’être celui qui sait (mieux qu’elle) qui elle est vraiment. Une lettre qu’il lui écrit en février 1958 est particulièrement éloquente à cet égard. Il commence par lui reprocher de l’avoir blessé et se pose sans nuance en victime :

« Au cours des dernières années, tu n’as cessé de blesser mon orgueil de toutes les façons possibles. Au début, c’était sans doute une sorte de contrainte en toi et j’ai attendu que cela passe. Ensuite, quand tu as vu que cela marchait si bien, tu as pris mon amour et ma patience pour de la faiblesse et par une sorte d’entraînement, tu as poursuivi sur ta lancée. Il n’y a absolument rien qui soit d’importance et de valeur entre nous que tu n’aies piétiné. […]  Muli, ma chère Muli, je me suis mille fois demandé si tu n’étais pas foncièrement mauvaise, tellement tu m’as fait mal ces dernières années. »

La prétention à l’avoir percée à jour, présente dès le début de la lettre, devient ensuite le centre du propos :

« Je t’ai laissé tous tes secrets, dont malheureusement je connais quelques uns. Et tous ne sont pas très jolis […] Mais ma terrible inquiétude à ton sujet, c’est que ces secrets ne viennent à causer ta ruine. »

S’ensuit un développement autour de l’idée qu’il sait mieux qu’elle ce qui est bon pour elle, le tout baignant dans une prétention au monopole de l’authenticité et de la lucidité :

« Cette lettre ne veut que ton bien, et je voudrais que tu puisses un jour éprouver pour moi un sentiment aussi authentique que celui que j’éprouve et qui m’oblige à t’écrire ainsi. […] Rien n’est plus facile que de se jeter dans une stupide et vaine arrogance  [ne croyez pas qu’il soit pris d’un subit accès de lucidité, il parle d’elle, pas de lui!] qui vous permet de faire tout ce qui vous plaît ou vous paraît amusant sur le moment. Mais ensuite que reste-t-il de nous, […] Si je te parle avec cette gravité, c’est parce que personne d’autre ne le fera vraiment. Tu parles de tes affaires à une douzaine d’amies et d’amis et finalement, ce que chacun d’eux te dit n’a relativement que peu de poids. avec moi il y a longtemps que tu ne discutes plus que des problèmes factices qui ne servent qu’à masquer les vrais. Maintenant je te dis ceci : je te parle ici comme si tu m’avais tout dit de toi, et je t’avertis sérieusement : tu dois tout faire pour regagner ma confiance et cela, non pas pour moi (encore que je ne désire rien tant), mais avant out pour toi. Ma confiance t’est nécessaire. Elle le sera encore beaucoup plus à l’avenir. » p. 218 -220

Bien sûr, quand elle se risque à lui dire une vérité sur lui-même qu’il ignore, elle est renvoyée dans ses cordes. Par exemple en juillet 1963 elle lui écrit :

« Voyez-vous, je crois que vous voudriez que tout tourment disparaisse – au moins pour uninstant -, ou bien vous pensez que vous devez le porter tout entier à vous seul, tout entier et au delà. Mais pour moi – pardonnez-moi de parler de cela – je suis d’avis que vous avez beaucoup de traits impossibles, non qu’ils soient mauvais – non, justes impossibles et que cela vous a fait occasionner beaucoup de chagrins, et à présent vous voulez vous persuader que c’est tout l’ensemble qui est mauvais – ou encore le contraire, et je crois que dans les mauvaises passes vous avez tort tout simplement et vous vous cachez la vérité. » p. 270 – 271

A quoi il répond :

« Certes, tu me connais bien, certes, tu peux me parler savamment de moi. mais je crois qu’il vaut mieux, dans les prochains temps, laisser de côté ces conversations sur mon caractère. Je suis terriblement susceptible :quand je suis d’avis que tu as tort, je me mets dans une colère noire ;  quand je pense que tu as raison, cela ne fait qu’exaspérer mon désespoir, car tout est irréparable. Tu le comprends sûrement. Ce qu’il me faut, c’est le calme, une affection et une amitié fiables et sans à-coups, et le travail, encore et toujours le travail. » p. 273

Il faut reconnaître cependant le versant positif de la prétention de Canetti à savoir qui Marie-Louise von Motesiczky est vraiment, il réside dans sa foi dans le talent de peintre de Marie-Louise. Foi qu’il exprime à plusieurs reprise sans varier. Et il l’encourage encore à travailler à sa peinture alors qu’elle a plus de quatre-vingts ans.

« Je n’ai encore jamais, depuis que je te connais, douté de tes peintures. » Lettre du 26 août 1954, p. 155

« Ma foi en toi en tant que peintre n’a jamais été ébranlée, tu le sais ; mon doute portait seulement sur ceci, est-ce que tu m’aimes encore? » Lettre du 11 octobre 1960

« Tu vas devenir le grand portraitiste allemand et tu pourras faire les portraits de qui te chante. » Lettre du 1er octobre 1967

 » … je voudrais que tu sois prévenue au cas où cela arriverait, et qu’alors tu n’oublies pas mon vœu le plus intime, qui concerne le peintre Mulo en qui je crois d’une foi de plus en plus profonde depuis que je suis séparé des œuvres que j’aime tant. Je voudrais que le peintre Mulo sache ce que j’attends encore de lui, même si devais ne plus être là pour le lui répéter inlassablement.  C’est au moins toujours cela de moi, je n’en doute pas, qu’il restera en toi, et d’autant plus sûrement qu’alors je serai mort. » Lettre du 23 décembre 1975, p. 343

*

Mon compte rendu de cette lecture a été évidemment trop unilatéral. Je corrigerai peut-être cela une prochaine fois. Je ne sais pas encore à quel point le passage par l’arrière cour de la correspondance de l’auteur affectera ma perception de son œuvre. Cependant, je veux croire que c’est d’abord lui qu’il vise quand il écrit en 1981:

« Je ne suis pas vaniteux, dit le roi des vaniteux, je suis sensible.« 

Le cœur secret de l’horloge, p. 114

De même, comment croire qu’il n’avait pas Marie-Louise en tête en s’adressant cette recommandation :

« Cherche les souffrances que tu as infligées : celles que tu as subies se conservent sans que tu t’en mêles.« 

Le collier de mouches, p. 134

*

[1] A la mort de Veza sa première femme il n’hésite pas à demander à Marie-Louise de réaliser son portrait d’après photo. De même elle travaillera sur un portrait d’Iris Murdoch (je ne sais pas ce que chacune savait de la relation de l’autre avec Canetti).

[2] C’est l’explication du titre donné à l’ouvrage : Amant sans adresse.

[3] En fait quelques lignes auparavant il s’est félicité de ne pas avoir envoyé une lettre précédemment écrite sous le coup de la colère, et il se donne en exemple !

Art de visiter et recevoir

25 vendredi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Food for thought

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amitié, correspondance, délicatesse, Urabe Kenkô, visiter et recevoir

Il n’est pas bien de rendre visite à quelqu’un sans motif valable. Même si l’on vient pour une affaire, il faut repartir vite dès que l’on en a fini. Demeurer longtemps est cause d’ennui.

Quand nous nous trouvons en tête à tête avec quelqu’un nous parlons beaucoup, nous nous fatiguons, notre cœur s’agite; avec ce dérangement nous perdons notre temps sans aucun profit ni pour l’un ni pour l’autre.

Il n’est pas bien non plus d’entretenir quelqu’un d’une manière embarrassée. Si nous avons une raison pour ne point recevoir de bon cœur, il vaut mieux le dire.

Par contre le cas est bien différent pour une personne qui partage vos sentiments, avec qui nous avons envie d’être ensemble, qui a des loisirs et qui puisse dire : « Encore un peu. Gardez aujourd’hui le calme de votre cœur. » […]

 Qu’un ami vienne un jour, sans aucun motif et qu’il rentre chez lui après une tranquille conversation : Quel plaisir!

Pour ce qui est de la correspondance j’ai grande joie à recevoir une lettre avec ces simples mots : »il y a si longtemps que je ne vous ai rien mandé. »

Urabe Kenkô, Heures oisives, CLXX

Droit à l’oubli

24 jeudi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Choses vues ou entendues

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que sont-ils devenus ?, risques du métier

Il y a dix ans (et quelques mois) tu étais en terminale dans une classe qui reste mon pire souvenir professionnel.

Un jour tu déposas dans la boîte aux lettres de mon domicile une petite culotte usagée,  accompagnée d’un message obscène et anonyme dont je reconnus cependant l’écriture.

Aujourd’hui cet épisode m’est revenu à l’esprit et j’ai eu la curiosité de te googler.

Tu es avocate.

J’espère que tu vas mieux dans ta tête.

Nihilisme

23 mercredi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations, Pessoa est grand

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conscience, Fernando Pessoa, nihilisme

« La seule attitude digne d’un homme supérieur, c’est de persister tenacement dans une activité qu’il sait inutile, respecter une discipline qu’il sait stérile, et s’en tenir à des normes de pensée, philosophique et métaphysique , dont l’importance lui apparaît totalement nulle. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §89, p. 118

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Objection facile : S’il s’en tient  « à des normes de pensée, philosophique et métaphysique dont l’importance lui paraît nulle », n’est ce pas parce qu’il y a – au moins à ses yeux –  une norme de pensée qui échappe à la nullité : celle qui définit « la seule attitude digne d’un homme supérieur »?

Questions complémentaires : Quelle est la source de cette norme de second ordre? Qu’est-ce qui lui permet d’échapper à la nullité (à supposer qu’elle le fasse)? Pourquoi cette norme est-elle telle et non autre ?

Adversus ciniflones

22 mardi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Fantaisie

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coiffeurs, Kant, Pierre Desproges, Witold Gombrowicz

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« Messieurs, il existe en ce monde des milieux plus ou moins ridicules, plus ou moins honteux, humiliants et dégradants, et la quantité de bêtise n’est pas partout la même. Par exemple le milieu des coiffeurs paraît à première vue plus susceptible de bêtise que celui des cordonniers. »

W. Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard « folio », p. 109

*

On peut invoquer l’autorité de Kant pour priver les coiffeurs (et quelques autres …) du droit de vote. En effet dans l’opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, Kant soutient le principe d’une citoyenneté à deux vitesses :

« En ce qui concerne la législation elle-même, tous ceux qui sont libres et égaux d’après les lois existantes, ne doivent pas pour autant être considérés comme égaux en ce qui concerne le droit de légiférer. »

Théorie et pratique, trad. Françoise Proust, GF, p.70

Quelques lignes plus loin il précise selon quels critères doit être accordé le droit de vote :

« Or, celui qui a le droit de vote dans cette législation s’appelle citoyen (citoyen d’un Etat et non un bourgeois, c’est-à-dire un citoyen d’une ville). L’unique qualité exigée, outre la qualité naturelle (n’être ni femme ni enfant), est d’être son propre maître (sui juris), donc de posséder quelque propriété (on peut y inclure la possession d’une technique, d’un métier, d’un art ou d’une science) qui le nourrisse, ainsi, au cas où il lui faut obtenir de quoi vivre, il l’obtient en aliénant ce qui est sien et non en consentant à ce que d’autres fassent usage de ses forces […]. »

Ce passage contient un renvoi à une note où il est clairement affirmé que les coiffeurs ne remplissent pas les conditions pour avoir le droit de vote :

« Celui qui accomplit une œuvre (opus) peut la livrer à autrui en l’aliénant, comme si c’était sa propriété. mais la prestatio opera n’est pas une aliénation. le domestique, le commis de magasin, le journalier et même le coiffeur ne sont que des operarii et non des artifices (au sens large du mot), par conséquent, ils ne sont pas qualifiés pour être membres de l’État, ni pour être citoyens. »

J’aime beaucoup la suite de la note, qui établit une hiérarchie entre le perruquier (qui pourra voter) et le coiffeur (qui ne le pourra pas) :

« Même si celui à qui je donne mon bois de chauffage à préparer et le tailleur à qui je donne mon drap pour qu’il en fasse un vêtement semblent avoir des rapports totalement semblables avec moi, ils diffèrent l’un de l’autre, comme le coiffeur du perruquier (auquel je peux également donner des cheveux pour qu’il en fasse une perruque), comme on distingue un journalier d’un artiste ou d’un artisan qui fait une œuvre qui lui appartient aussi longtemps qu’il n’est pas payé. En tant qu’il exerce un métier, ce dernier échange sa propriété avec autrui (opus) alors que le premier échange l’usage de ses forces qu’il concède à autrui (operam). »

Comme je sais que cela ne se fait pas de se moquer des grands philosophes, je limiterai ma faute en signalant que Kant conclut cette note en soulignant la difficulté du problème :

« Il est quelque peu difficile, je l’avoue, de déterminer ce qui est requis pour pouvoir prétendre à l’état où l’homme est son propre maître. »

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