Quand il écrit Deux ans de vacances, Jules Verne a parfaitement conscience de s’inscrire dans un genre, celui de la robinsonnade, d’autant qu’il s’y est déjà lui-même illustré avec L’île mystérieuse. Ainsi revendique-t-il dans la Préface de Deux ans de vacances de contribuer à l’épuisement des variations sur le thème créé par Defoe :
« Bien des Robinsons ont déjà tenu en éveil la curiosité de nos jeunes lecteurs. Daniel de Foë, dans son immortel Robinson Crusoé, a mis en scène l’homme seul; Wyss, dans son Robinson suisse, la famille; Cooper, dans le Cratère, la société avec ses éléments multiples. Dans l’Île mystérieuse, j’ai mis des savants aux prises avec les nécessités de cette situation. On a imaginé encore le Robinson de douze ans, le Robinson des glaces, le Robinson des jeunes filles, etc. Malgré le nombre infini des romans qui composent le cycle des Robinsons, il m’a paru que, pour le parfaire, il restait à montrer une troupe d’enfants de huit à treize ans, abandonnés dans une île, luttant pour la vie au milieu des passions entretenues par les différences de nationalité, – en un mot, un pensionnat de Robinsons. »
D’autre part, dans le Capitaine de quinze ans, j’avais entrepris de montrer ce que peuvent la bravoure et l’intelligence d’un enfant aux prises avec les périls et les difficultés d’une responsabilité au-dessus de son âge. Or, j’ai pensé que si l’enseignement contenu dans ce livre pouvait être profitable à tous, il devait être complété.
C’est dans ce double, but qu’a été fait ce nouvel ouvrage. »
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Étant donné la célébrité de Robinson Crusoé, et la multiplicité des déclinaisons qui en ont été donné, Verne ne peut pas ne pas supposer chez ses lecteurs une certaine conscience du genre auquel appartient son ouvrage. Dans Deux ans de vacances il attribue aussi explicitement cette conscience à ses personnages, ce qui n’ a rien que de normal, étant donné qu’ils appartiennent grosso-modo au même monde que ses lecteurs (en plus d’avoir le même age). J’ignore quel est le premier auteur de robinsonnade à avoir joué de cette possibilité d’attribuer à ses personnages une connaissance du genre, mais la manière dont Verne l’exploite n’est pas, comme on va le voir, d’une originalité folle.
Notons d’abord que Verne n’a pas une manière particulièrement subtile de faire jouer l’intertextualité : il décide de placer des exemplaires de Robin Crusoé et des Robinsons suisses dans la bibliothèque du navire de bord du Sloughi :
« Puis, la bibliothèque du yacht possédait un certain nombre de bons ouvrages anglais et français, surtout des récits de voyage et quelques bouquins de science, sans parler des deux fameux Robinsons que Service eût sauvés, comme autrefois Camoëns sauva ses Lusiades – ce que Garnett avait fait de son côté pour son fameux accordéon, sorti sain et sauf des chocs de l’échouage. »
chap. IV
Comme on pouvait s’y attendre, les personnages s’identifient comme des Robinsons :
« Le soir du 10 juin, après le souper, tous étant réunis dans le hall autour des poêles qui ronflaient, la conversation vint à porter sur l’opportunité qu’il y aurait à donner des noms aux principales dispositions géographiques de l’île.
«Ce serait très utile et très pratique, dit Briant.
– Oui, des noms… s’écria Iverson, et, surtout, choisissons des noms bien jolis!
– Ainsi qu’ont toujours fait les Robinsons réels ou imaginaires! répliqua Webb.
– Et, en réalité, mes camarades, dit Gordon, nous ne sommes pas autre chose…
– Un pensionnat de Robinsons! s’écria Service. »
chap. XII
J’ai dénombré une quinzaine de mentions des Robinsons (Crusoé ou suisses) dans le roman, elles sont généralement attribuées à Service, le dépositaire des deux livres. On peut distinguer deux fonctions intradiégétiques de ces références. D’une part il y a les cas où Service s’inspire des héros de ses lectures. Il en est ainsi de l’élevage du nandou :
– C’est bien simple! répliqua Service, qui ne doutait jamais de rien. Nous la conduirons à French-den, nous l’apprivoiserons, et elle nous servira de monture! J’en fais mon affaire, à l’exemple de mon ami Jack du Robinson Suisse!»
chap. XI
« Service, cependant, ne se décourageait pas. Il avait naturellement donné au nandû le nom de Brausewind comme l’avait fait pour son autruche maître Jack du Robinson Suisse. »
chap XIV
de la récolte de sève d’érable :
« Pourtant, s’il était impossible de fabriquer du sucre, ne pouvait-on trouver une matière propre à le remplacer? Service – ses Robinsons à la main – soutenait qu’il n’y avait qu’à chercher. »
chap XVI
ou de l’accueil de Kate :
« Déjà aussi, en souvenir de ses romans de prédilection, Service avait proposé de l’appeler Vendredine – ainsi que Crusoé avait fait de son compagnon, d’impérissable mémoire – puisque c’était précisément un vendredi que Kate était arrivée à French-den.
chap XXII
D’autre part, Service évalue la situation des naufragés du Sloughi par comparaison avec le sort de Robinson Crusoé ou des Robinsons suisses. Certaines de ces comparaisons sont parfaitement anodines :
« Vraiment, notre Sloughi a été déposé fort à propos sur la grève par une lame complaisante, qui ne l’a point trop endommagé!… Voilà une chance que n’ont eue ni Robinson Crusoé ni Robinson suisse dans leur île imaginaire!»
chap. V
« Sans doute, en souvenir de Robinson Crusoé, Service regretta que la famille des perroquets ne fût pas représentée dans l’ornithologie de l’île. »
Chap XIV
D’autres comparaisons représentent pour Verne un moyen de faire un clin d’œil au lecteur ; qu’il s’agisse de lui signifier qu’il est en terrain connu :
«Ces malfaiteurs, c’est comme qui dirait les sauvages de Robinson! Il y a toujours un moment où les sauvages arrivent, et, toujours un moment où l’on en vient à bout!»
chap. XXII
ou au contraire de souligner l’originalité de l’ouvrage qu’il a entre les mains :
«Par exemple, s’écria Service, ce seront eux qui ouvriront l’œil, lorsqu’ils apercevront une pareille machine! [un cerf-volant conçu pour emporter un passager] Quel malheur que mes Robinsons n’aient jamais eu la pensée de lancer un cerf-volant dans l’espace!
chap. XXII
Enfin on peut mentionner le procédé qui consiste à utiliser la comparaison avec les autres œuvres du genre pour se placer du côté du réel face aux fictions :
«Et pourtant, dit-il [Service] un jour, en se reportant au roman de Wyss qu’il ne se lassait pas de relire, Jack est parvenu à faire de son autruche une monture rapide!
– C’est vrai, lui répondit Gordon. Mais, entre ton héros et toi, Service, il y a la même différence qu’entre son autruche et la tienne!
– Laquelle, Gordon?
– Tout simplement cette différence qui sépare l’imagination de la réalité! »
chap. XIV
J’ignore si ce procédé a un nom, mais il est suffisamment éculé pour le mériter. L’usage qu’en fait Verne est assez commun. Pourtant à le systématiser on peut espérer élever le genre à la critique de lui-même, parfaire le genre en l’achevant. Y a-t-il une œuvre qui soient aux robinsonnades ce que Don Quichotte est aux romans de chevalerie?