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Abel Bonnard, délicatesse, Elias Canetti, sensibilité, susceptibilité, vanité
« Je ne suis pas vaniteux dit le roi des vaniteux, je suis sensible. »
Elias Canetti, Le coeur secret de l’horloge, p. 114
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« On dira que l’amitié est l’affaire des délicats. Mais on entre ici dans de grandes difficultés. Car rien n’est plus malaisé que de distinguer la véritable délicatesse d’avec toutes les affectations et les imitations qui s’en donnent l’air. […] Tout ce qui manque de force croit par cela même être délicat et prétend que nous le croyions. […]
Toute sensibilité profonde veut qu’on la devine. Qui avertit qu’il est sensible annonce qu’il ne l’est pas. Il y a dans les confidences des faux délicats un arrière-goût de prétention qui suffit à nous avertir que nous ne sommes pas vraiment dans le royaume du cœur. Toutes les histoires qu’ils nous racontent pour nous montrer combien ils sont capables d’aimer nous prouvent au contraire qu’ils ne sont jamais sortis d’eux-mêmes. Ils nous déçoivent par une aigreur cachée, là où nous pensions trouver une douceur secrète. Enfin, à mesure que les détails s’accumulent, leur caractère se dessine mieux, leur défaut se laisse nommer : ils sont susceptibles ; dès lors, nous les tenons, ils ne peuvent plus nous tromper. Les susceptibles sont d’éternels tricheurs ; ils veulent nous faire croire qu’il y a une blessure de leur sensibilité, là où il n’existe qu’une meurtrissure de leur amour-propre. Ces gens qui prétendent toujours avoir souffert, n’admettent jamais d’avoir eu tort. À travers le récit de leurs déceptions, il s’agit constamment pour eux de se décerner un brevet de délicatesse. C’est à quoi, un vrai délicat songe le moins : il souffre de sa nature ou il en jouit, sans penser à s’étonner d’elle. Les susceptibles recherchent eux-mêmes les occasions des peines dont ils se plaignent. Dès qu’ils ont senti une piqûre, ils l’irritent, ils l’enveniment, ils la soignent pour l’empêcher de guérir, et quand enfin ils en ont fait quelque chose, ils montrent comme l’auteur de la plaie celui qui avait seulement causé l’écorchure. S’ils se fâchent d’un mot qu’ils ont pris en mauvaise part et que nous leur jurions que nous n’avons pas pensé à eux, les voilà plus mortifiés encore qu’avant : ils nous pardonneront plus difficilement de les avoir oubliés que d’avoir voulu leur faire offense. Ils veulent que tout les vise. Ils ramassent des flèches qui sont à terre et qu’on ne leur a pas lancées, ils les emportent chez eux, et après s’en être hérissés, ils reparaissent devant nous comme des saint Sébastien. Mais nous pouvons regarder sans remord ces martyrs artificiels. Nous avons d’autant moins à nous émouvoir de leurs souffrances qu’ils ne voudraient pas en guérir. La preuve en est qu’ils font leurs doléances à tout le monde, sauf à celui-là même qu’ils accusent. […] La conduite des susceptibles a une raison profonde : s’ils répugnent aux explications, c’est qu’elles risqueraient de faire évanouir les griefs qu’ils croient avoir. Or, c’est ce qu’ils veulent surtout éviter. Ils cherchent à grossir toujours l’histoire dont ils se plaignent et à ne jamais l’éclaircir. Ils ont besoin d’être malheureux.
Abel Bonnard, L’amitié