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Dans les débats sur le droit au blasphème et à la caricature des religions que le massacre du 7 janvier a ranimés, j’ai observé à plusieurs reprises les défenseurs du droit à la caricature invoquer un argument du genre suivant :

« On peut se moquer des croyances sans manquer de respect aux personnes qui croient ».

Je suis frappé par l’analogie entre cet  argument et une formule en usage chez les chrétiens :

« Aimer le pécheur et haïr le péché. »

Si j’en crois un bon frère, cette formule aurait son origine chez Augustin (Lettre 211) :

« Cum dilectione hominum et odio vitiorum »

et Gandhi en citerait une variante dans son autobiographie. Voilà pour l’argument d’autorité.

Chez les curés comme chez ceux qui les bouffent on pense pourvoir concilier des attitudes opposées (amour / haine , respect / moquerie) grâce à la distinction entre la personne et une de ses propriétés (acte, croyance) [1].

On peut d’abord se demander si ce type de distinction affecte de la même manière l’amour et le respect. S’il n’est pas douteux qu’on puisse aimer une personne sans qu’elle se sente aimée, peut-être certains soutiendraient-ils que pour que le respect soit effectif il faut que la personne se sente respectée. Pour ma part, je n’en suis pas convaincu  : certes, il n’est sûrement pas suffisant que X ait l’impression de respecter Y pour que X respecte effectivement Y, mais on pourrait déterminer des conditions objectives du respect de X pour Y sans invoquer le ressenti de Y. Je ne m’appesantirai pas plus longtemps sur cette question car la position antireligieuse trouve aussi à s’exprimer en terme de haine plutôt que de moquerie, comme le montre l’exemple ci-dessous.

RickyJe ne sais pas si ceux qui font circuler cette citation ont l’impression qu’elle exprime une vérité profonde, pour ma part je la trouve beaucoup trop facile pour être convaincante. L’analogie proposée est défaillante sur un point essentiel : celui qui hait le cancer adopte envers le cancer la même attitude que les cancéreux, tandis que celui qui hait la religion adopte envers elle une attitude opposée à celle des personnes religieuses. Or tout le problème est justement de savoir si on peut toujours bien séparer l’attitude envers la personne et l’attitude envers une de ses propriétés lorsque la personne revendique cette propriétés voire la tient pour une composante essentielle de son identité. Il est facile d’aimer le pécheur quand il se reconnait pécheur et qu’il veut être purifié, mais, lorsqu’il revendique son péché comme une vertu, a fortiori s’il  cherche à inciter les autres à pécher, conserver l’amour du pécheur par delà la haine du péché devient autrement difficile. De même je suppose qu’il est plus facile à celui qui professe de haïr la religion de respecter la personne du croyant tiède que celle du fanatique.

Pour finir j’aimerais signaler ce qui me semble être la principale limite de l’analogie que j’ai établie au départ. Il faudrait, en effet, distinguer le rapport de la personne du croyant à ses croyance et le rapport du pécheur à son péché du point de vue de la responsabilité. Du fait de mon ignorance, je ne peux pas rentrer aujourd’hui dans le détail des débats sur notre degré de responsabilité vis à vis de nos croyances,  ni a fortiori dans les débats théologiques sur le péché. Je me contenterai de supposer qu’on est porté à tenir les personnes pour plus responsables de leurs actes que de leurs croyances (mais des croyances peuvent-elles être pécheresses?). Or il me semble que plus la personne est considérée comme responsable d’une propriété donnée (croyance ou acte), plus il est difficile de dissocier l’attitude envers la propriété et l’attitude envers la personne. On pourrait donc « sauver » l’analogie avec le cancer, dont je mettais en doute la pertinence, en faisant valoir qu’un ennemi de la religion pourrait tenir même le pire fanatique pour fondamentalement victime de ses croyances. Soit, mais, dans ce cas, n’est ce pas la pratique de la moquerie qui devient problématique ? Comment invoquer la castigat ridendo mores, la valeur éducative de la raillerie, pour des croyances dont nous ne serions pas responsables?

[1] J’ai relevé chez divers blogueurs chrétiens une prise de distance envers la formule « haïr le péché, aimer le pécheur », en raison de l’usage qui en est fait dans le discours de l’Eglise sur les homosexuels.

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