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Quand un personnage de professeur de philosophie apparaît au cinéma pour autre chose que coucher avec une de ses élèves, il y a tout lieu de s’en réjouir. Grâce soit donc rendue à Jiří Menzel, réalisateur de la Nouvelle Vague tchèque, et à ses Alouettes, le fil à la patte ( Skřivánci na niti), adaptation d’une nouvelle de Bohumil Hrabal, tournée en 1969.

Le film (visible gratuitement ici avec des sous-titres en anglais) se déroule dans une décharge de ferraille, en marge d’un complexe sidérurgique où a été expédié un groupe de bourgeois en vue de leur réhabilitation par le travail. Mais le film est loin d’adhérer à la propagande du régime, et l’on n’est guère étonné qu’il ait été interdit et n’ait pas été visible avant 1990. A la limite c’est le fait même qu’il ait pu être tourné qui est surprenant (il n’a manifestement pas été tourné clandestinement, contrairement, par exemple, aux films de Jafar Panahi depuis sa condamnation par le régime iranien).

Mais revenons à notre professeur de philosophie, interprété par Vlastimil Brodský. C’est le premier des « rééduqués » qui nous est présentés dans le film, et l’on apprend qu’il  a été reconverti de force en ferrailleur, pour s’être refusé à dénoncer la littérature décadente occidentale. Il n’est d’abord désigné que par son ancienne fonction de professeur, et ce n’est qu’assez tard dans le film qu’on apprend qu’il se prénomme Vaclav. Chargé de découper du métal au chalumeau, il lui arrive de s’interrompre pour déclamer du Kant  :

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« When a man goes walking on a quiet summer night and the flickering light of the stars twinkles in the sky, one gradually becomes absorbed in a feeling of friendship and scorn for the world and eternity descends on you. With this universal silence of nature and calmness of mind, the covert cognitive might of the immortal spirit speaks out in exclusive language and indescribable notions… »

Comme le professeur mentionne l’auteur de sa citation sans précision de source, il m’a fallu quelques recherches pour l’identifier, il s’agit du dernier paragraphe de la Théorie du ciel de Kant [1]. 

Toujours-est-il que la déclamation est interrompue par la chute d’un fût en acier lâché par un électo-aimant.

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Au cas où nous n’aurions pas été sensible au décalage entre le contenu de la déclamation et l’événement qui l’interrompt, le réalisateur remet le couvert quelques minutes plus tard, avec une variation qui rend explicite la référence sous-jacente. 

La scène se déroule cette fois à la nuit tombée alors que Vaclav et ses compagnons reviennent de s’être rincés l’œil en observant – à travers les trous d’une palissade – le coucher des prisonnières qui travaillent à côté d’eux sur la décharge. Notre professeur se lance alors dans la l’évocation (mi citation, mi paraphrase) d’un passage – fameux et facilement identifiable – de la Critique de la raison pratique

« Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique d’avantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. Je n’ai pas besoin de les chercher et de les deviner comme si elles étaient enveloppées de nuages ou placées, au delà de mon horizon, dans une région inaccessible ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première part de la place que j’occupe dans le monde extérieur, et elle étend ce rapport de mon être avec les choses sensibles à tout cet immense espace où les mondes s’ajoutent aux mondes et les systèmes aux systèmes, et à toute la durée sans borne de leur mouvement périodique. La seconde part de mon invisible moi, de ma personnalité, et me place dans un monde qui possède la véritable infinitude, mais où l’entendement seul peut pénétrer, et auquel je me reconnais lié par un rapport non plus seulement contingent, mais universel et nécessaire (rapport que j’étends aussi à tous ces mondes visibles). Dans l’une, la vue d’une multitude innombrable de mondes anéantit presque mon importance en tant que je me considère comme une créature animale, qui, après avoir (on ne sait comment) joui de la vie pendant un court espace de temps, doit rendre la matière dont elle est formée à la planète, qu’elle habite (et qui n’est elle-même qu’un point dans l’univers). L’autre au contraire relève infiniment ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l’animalité et même, de tout le monde sensible autant du moins qu’on en peut juger par la destination que cette loi assigne à mon existence, et qui, loin d’être bornée aux conditions et aux limites de cette vie, se tend à l’infini. »

KANT, Critique de la raison pratique, Conclusion, trad. Barni

Mais, une fois de plus, la tirade de notre professeur est interrompue, puisqu’il tombe dans un trou au moment même où il abordait la dignité qui tient à notre indépendance des sens.

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On reconnaît immédiatement une référence à une célèbre anecdote rapportée à propos de Thalès.

« Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. »

PLATON, Théétète [175 a]

Le sourire railleur d’un des compagnons qui extrait notre professeur de sa fosse, constitue comme une esquisse du commentaire de la servante de Thrace. Mais une réaction de ce genre chez le public est comme désamorcée par le commentaire du philosophe qui transforme sa mésaventure en image de la condition humaine  :

« C’est la gloire de l’homme ! Sa tête est pleine d’idéal, ses pieds sont enfoncés dans la merde. »

Mais on pourrait objecter que cette interprétation de l’événement est bien auto-complaisante et qu’elle est susceptible de renforcer l’impression de ridicule du personnage aux yeux des tiers. Ce décalage avec les conditions matérielles de son existence fait-il son ridicule ou sa grandeur ? La suite du film et la sortie de notre héros, finissent par trancher.

En effet, lors de la visite d’un groupe d’écolier sur le chantier, Vaclav n’hésite pas à contredire l’accompagnatrice (l’institutrice ?) chargée d’inculquer aux enfants l’idéologie officielle.

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L’accompagnatrice – Nous sommes trop gentils. Il semble que la discipline du travail se dissipe peu peu.

Vaclav – Et comment ne le ferait-elle pas ? Mais ce qui est le plus important, c’est que c’est l’homme qui s’efface. Pas juste l’homme abstrait, mais les hommes réels.

L’accompagnatrice – Camarade !

Vaclav – Laissez les enfants entendre ça ! Le laitier [un des compagnons de travail de Vaclav] a disparu parce qu’il a dit la vérité. Il a dit qu’il n’accepterait pas l’accroissement des normes de production puisqu’elles n’ont pas été discutées avec nous. En d’autres termes, qu’importe la disparition de la discipline, je demande où a disparu le laitier.

Le décalage entre le philosophe et son monde qui l’exposait au ridicule de prendre des barrils sur la tête ou de tomber dans des trous,  se mue ici en capacité de dire la non-vérité de l’idéologie ambiante.

Avisé par un de ses camarades que son audace l’expose à être incarcéré deux ans pour avoir sapé la discipline de travail, notre héros commente simplement : « hé bien qu’il en soit ainsi. » Quelques instants après, il est embarqué par la police et nous ne le reverrons plus du film.

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[1] Si vous voulez le paragraphe dans son intégralité, je vous propose cette version anglaise faute d’avoir une traduction française à disposition.

« In fact, when we have completely filled our dispositions with such observations and with what has been brought out previously, then the sight of a starry heaven on a clear night gives a kind of pleasure which only noble souls experience. In the universal stillness of nature and the tranquillity of the mind, the immortal soul’s hidden capacity to know speaks an unnamable language and provides inchoate ideas which are certainly felt but are incapable of being described. If among thinking creatures of this planet there are malicious beings who, regardless of all incitements which such a great subject can offer, are nevertheless in the condition of being stuck firmly in the service of vanity, how unfortunate this sphere is that it could produce such miserable creatures! But, on the other hand, how fortunate this sphere is that a way lies open, under conditions which are the worthiest of all to accept, to reach a blissful happiness and nobility, something infinitely far above the advantages which the most beneficial of all nature’s arrangements in all planetary bodies can attain! »