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« L’abolition du latin comme langue savante universelle et l’introduction, en lieu et place, de l’esprit de clocher des littératures nationales, a été pour la science en Europe un véritable malheur. Avant tout parce que seule la langue latine y créait un public savant universel à l’ensemble duquel s’adressait directement chaque livre publié. Aujourd’hui dans l’Europe entière le nombre des têtes pensantes et capables de jugement est déjà si petit que si l’on mutile et disperse encore leur auditoire par les frontières des langues, on affaiblit infiniment leur action bienfaisante. Et les traductions fabriquées par des apprentis littérateurs, d’après un choix arbitraire des éditeurs, dédommagent mal de la disparition d’une langue savante universelle. C’est CE pourquoi la philosophie de Kant, après une brève période de splendeur, est restée enfoncée dans le marais de l’entendement allemand, tandis qu’au-dessus de ce marais les feux follets de la fausse science de Fichte, de Schelling, et enfin de Hegel, ont agité leur petite flamme vacillante. C’est CE pourquoi l’on n’a pas rendu justice à la théorie des couleurs de Goethe. C’est CE pourquoi je suis resté inaperçu. C’est CE pourquoi la nation anglaise, si intelligente et au jugement si fort, est dégradée aujourd’hui encore par une bigoterie et une domination cléricale des plus honteuses. C’est CE pourquoi la physique et la zoologie françaises, si célèbres, manquent de l’appui et du contrôle d’une métaphysique adéquate et valable. Et l’on pourrait citer d’autres exemples. De ce grand désavantage en surgira bientôt un autre bien plus grand encore : l’arrêt de l’étude des langues anciennes. Dès maintenant, en France et même en Allemagne on les néglige de plus en plus. Qu’entre 1830 et 1840 le Corpus juris ait été traduit en allemand, c’était là un signe indéniable de l’arrivée de l’ignorance de la base de toute érudition, la langue latine, c’est-à-dire l’entrée de la barbarie. À présent on est allé si loin que l’on publie les auteurs grecs et même latins avec des notes EN ALLEMAND, ce qui est une cochonnerie et une infamie. Le véritable motif de ce méfait (quelque raison que ces messieurs en donnent), c’est que les commentateurs ne savent plus écrire en latin, et que la chère jeunesse marche volontiers à leur côté dans la voie de la paresse, de l’ignorance et de la barbarie. Je m’étais attendu à voir les journaux littéraires fustiger ce procédé comme il convient. Quel n’a pas été mon étonnement en constatant que loin de le blâmer, on a trouvé que tout était en ordre. Cela prouve que l’auteur de la recension est ou bien un patron ignare, ou bien un compère du directeur ou de l’éditeur. Et la bassesse la plus attentionnée s’est logée en véritable maîtresse dans la littérature allemande toute entière. Je dois aussi critiquer, comme particulièrement vulgaire, une vilenie qui apparaît chaque jour plus audacieusement, c’est de citer en traduction allemande dans les livres scientifiques et dans les publications savantes émanant même des Académies, des passages d’auteurs grecs et, oui, (quel scandale ! ) d’auteurs latins. Fi ! Diable ! Écrivez-vous pour des cordonniers et des tailleurs ? Je le crois : en vue d’obtenir un grand « débit ». Alors permettez-moi de vous faire humblement remarquer que vous êtes à tous points de vue d’infâmes gaillards. Ayez plus d’honneur dans les entrailles et moins d’argent dans la poche, et laissez sentir à l’ignorant son infériorité au lieu de faire des courbettes devant son porte-monnaie. Car les traductions allemandes remplacent les auteurs grecs et latins comme la chicorée remplace le café, et en outre on ne doit pas se fier à leur exactitude. Si l’on en arrive là, alors adieu humanisme, goût noble et sentiment élevé !
La barbarie revient, en dépit des chemins de fer, du télégraphe et des aérostats. Enfin nous perdons par là un avantage dont tous nos ancêtres ont joui. Le latin, en effet, ne nous ouvre pas seulement l’antiquité romaine, il nous ouvre aussi directement tout le Moyen Âge des pays européens et les temps modernes jusque vers 1750. C’est ainsi que, par exemple, Scot Érigène au IXe siècle, Jean de Salisbury au XIIe, Raymond Lulle au XIIIe, et cent autres, me parlent directement dans la langue qui, dès qu’ils pensaient à des sujets scientifiques, leur était naturelle et adéquate. Aujourd’hui encore ils sont proches de moi ; je suis en contact immédiat avec eux et j’apprends à les connaître véritablement. Qu’adviendrait-il si chacun d’eux avait écrit dans la langue de son pays, telle qu’elle existait de son temps ? Je ne comprendrais pas la moitié de leur œuvre et un contact intellectuel réel avec eux serait impossible. Je les verrais comme des ombres dans le lointain horizon, ou même à travers le télescope d’une traduction. C’est pour l’empêcher que Bacon de Verulam, comme il le dit expressément, a lui-même traduit en latin ses Essais sous le titre Sermones fideles. Ajoutons que Hobbes l’y a aidé. […] Remarquons ici en passant que le patriotisme, s’il prétend s’affirmer dans le domaine de la connaissance, est un malpropre qu’il faut flanquer à la porte. En effet, qu’y a-t-il de plus impertinent alors que s’agitent des questions purement et universellement humaines, que la vérité, la clarté et la beauté doivent être seules en jeu —, que de prétendre mettre dans le plateau de la balance votre prédilection pour la nation à laquelle vous vous flattez d’appartenir, et en vertu de cette considération, tantôt de faire violence à la vérité, tantôt de vous montrer injuste à l’égard des grands esprits des nations étrangères, pour préconiser les esprits inférieurs de votre propre nation ? Des exemples de ce sentiment médiocre se rencontrent chaque jour chez les écrivains de toutes les nations de l’Europe. Aussi Yriarte l’a-t-il déjà raillé dans la 30e fable de son délicieux recueil.

Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena, Tome II, chapitre XXI; §. 255, trad. Jean-Pierre Jackson