J’ai confessé récemment ma suggestibilité pathologique en matière de lecture. Un écrivain ou un conférencier modérément habile peut me persuader d’acquérir littéralement n’importe quel bouquin. J’en ai encore eu la confirmation, le week-end dernier : à la lecture d’un essai que Czeslaw Milosz consacre à L’enfer, je me suis senti à deux doigt d’aller jeter un œil aux écrits de Swedenborg. Or s’il y a un auteur que je n’imaginais pas avoir un jour ne serais-ce que la velléité de lire, c’est bien le théologien suédois, cloué au poteau d’infâmie par le verdict implacable de Kant : « der ärgsten Schwärmers unter allen ».

« Il n’est pas difficile d’expliquer en quoi consistent le Ciel et l’Enfer de Swedenborg. On ne peut pas assurer que l’auteur d’un des meilleurs romans de science-fiction, Solaris, Stanislaw Lem, ait lu Swedenborg. Cependant, le roman ainsi que le film — qui porte le même titre — d’Andreï Tarkowski illustrent bien l’Enfer de Swedenborg. Solaris est le nom d’une planète dont toute la surface est recouverte par un océan. Cet océan est un seul et unique organisme vivant, un gigantesque cerveau qui produit sans cesse de mystérieuses figures géométriques qui se comportent comme si elles imitaient quelque chose de terrestre. Les voyageurs venus de la Terre, les astronautes de la station scientifique suspendue au-dessus de la planète, souffrent énormément, car chacun d’eux se retrouve en compagnie d’ « hôtes », dont la seule présence peut conduire à la folie. Ainsi, le personnage principal du roman, l’astronaute Kelvin, vit avec une femme qu’il a aimée autrefois sur la Terre et qui s’est suicidée quelques années auparavant. « Vit » est ici le mot juste, car il s’agit bien d’une créature de chair et de sang, absolument pas d’un fantôme, mais qui en même temps est corporelle à la manière de Gustaw dans les Aïeux, qui se transperce d’un coup de poignard sans dommage pour lui ; la jeune fille de Solaris a ceci de particulier qu’elle est pratique-ment indestructible ; ses blessures guérissent rapide-ment, et si l’on parvient à l’enfermer dans une fusée et à l’envoyer dans l’espace, à travers la porte fermée, une autre, identique, vient la remplacer. Car elle est une émanation de l’océan-cerveau qui reproduit ce qu’il déchiffre dans l’esprit d’un homme donné. De même, chez Swedenborg, l’Enfer se compose d’enfers individuels ; on trouve là les masures des grandes villes (de Londres), des décharges, des ravins sinistres et arides, des foules d’hommes querelleurs, des rixes, des attaques armées ; il existe d’ailleurs un si grand nombre d’enfers et d’apparences si variées qu’on ne peut espérer les énumérer tous. Car ils sont reproduits, c’est-à-dire que chacun reçoit les « hôtes » — sous forme de lieux et de personnages — qu’invite son « paysage intérieur ». Et ce qui n’est pas le moins intéressant, les damnés (ils se divisent en satans et en diables — les uns et les autres étaient d’abord des hommes) ne savent pas qu’ils sont morts et éclatent même de rire lorsqu’on leur dit qu’il existe une vie après la mort. Ainsi l’Enfer, qui autrefois, comme chez Dante, jouxtait la dimension de la physique et de l’astronomie, se trouve, chez Swedenborg, totalement déplacé vers l’intérieur de l’homme.

Czeslaw Milosz, L’immortalité de l’art, p. 151 – 152