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Parmi les tendances contemporaines il en est peu qui suscitent chez moi un plus profond mépris que les no-kids zones, mariages sans enfants et autres manifestations de la culture child free. Mais mon surmoi spinoziste me rappelle qu’il ne faut ni railler, ni blâmer, ni haïr mais comprendre. Sur cette question de la gêne que suscite les enfants chez nombre de nos contemporains, peut-être Norbert Elias a-t-il quelques lumières à nous apporter.

« Autrefois, on pouvait laisser libre cours à ses besoins naturels, même en public, dans une bien plus grande mesure que de nos jours. On éprouvait moins de honte à être vu par ses semblables dans l’accomplissement de telles activités. Gleichmann démontre, à la lumière des transformations dans les conditions de logement, que le seuil de pudeur et de gêne s’est élevé en ce domaine. Ces activités  ont été de plus en plus bannies du regard d’autrui. Un pas dans cette direction fut leur transfert de la cour et de la rue vers les habitations. Progressivement, les toilettes séparées, souvent jointes à une salle de bain séparée, sont devenues un équipement normal de tout logement, y compris les logements des couches les plus pauvres.

Dans une première phase, les sentiments sociogénétiques dans ce domaine furent limités aux sentiments de honte et de gêne que les individus éprouvaient en accomplissant leurs besoins naturels dans l’horizon visuel, auditif et olfactif de personnes étrangères à leur famille. Petit à petit, il devint également embarrassant d’assouvir ces besoins dans l’horizon sensoriel des membres de la famille. Il est possible qu’un tel sentiment ait d’abord touché les enfants plus âgés dans l’espace de perception de leurs parents ; aujourd’hui, il s’étend graduellement aux parents dans l’espace de perception de leurs enfants — en fait, il s’applique à toute personne dans l’espace sensoriel de toute autre personne. C’est là, à nouveau, le signe d’une transformation sociale vers une réduction des inégalités, c’est-à-dire le signe d’un processus de démocratisation fonctionnelle.

Les jeunes enfants, toutefois, remettent involontairement en question ce seuil élevé de pudeur et de gêne parmi les adultes. Sans le savoir, ils transgressent les tabous des adultes. Il faut leur apprendre qu’ils doivent avoir honte quand ils accomplissent leurs besoins naturels hors des endroits spécialement réservés à cette fonction, où l’individu est isolé. Ce processus de civilisation de l’enfant, qui consiste à lui inculquer un degré élevé d’autorégulation individuelle, s’étend habituellement sur plusieurs années. Dans une société où les attentes d’autorégulation relativement aux besoins naturels de l’individu — et certainement pas en relation avec ces seuls besoins — sont aussi élevées que dans les sociétés industrielles avancées contemporaines, l’éducation dure considérablement plus longtemps que dans les sociétés paysannes simples, où il n’est pas nécessaire d’établir des systèmes complexes de canalisation pour éloigner les excréments humains de la vue des individus et épargner leur odorat.

Dans les sociétés plus simples, le processus de modification pulsionnelle — au cours duquel les jeunes enfants sont portés de la libre expression de leurs pulsions au niveau de régulation pulsionnelle requis par la société des adultes — s’effectue plus rapidement ; le processus individuel de civilisation est plus court, plus simple, moins profond. Plus la régulation « isolante » des besoins naturels — et d’autres besoins élémentaires. —de l’individu est profondément et solidement enracinée chez les adultes, plus ces derniers éprouvent fréquemment des difficultés à s’adapter à la façon débridée dont les enfants laissent libre cours à leurs besoins. L’accroissement de la distance entre le niveau adulte de régulation individuelle des pulsions sociale-ment exigé et la spontanéité animale de l’expression pulsionnelle des jeunes enfants contribue aussi à modifier les rapports parents/enfants. La domestication des besoins naturels, qui dans les États industriels avancés a entraîné un isolement complet de l’individu lors d ces activités, n’est certainement qu’un aspect d’une poussé plus globale de la civilisation. Mais elle met très clairement en lumière le fait que de nombreux problèmes actuels de la relation parents/enfants sont des problèmes de civilisation.

Norbert Elias, La civilisation des parents (1980) in Au delà de Freud – sociologie, psychologie, psychanalyse, La Découverte (2010), p 96 – 97

[1] La sensibilité croissante, l’augmentation des seuils de pudeur et de gêne à l’égard des odeurs, particulièrement des odeurs corporelles, au cours du processus de civilisation, mériteraient peut-être une recherche spécifique. De nos jours, on est un peu moins sensible à lu vue d’un congénère nu ; mais la sensibilité à l’égard des odeurs d’autrui a plutôt progressé. Le seul fait d’en parler, comme nous le faisons ici, suscite un sentiment de gêne. Il est par conséquent peu étonnant que se multiplient les produits industriels masquant ou améliorant les odeurs corporelles. Par ailleurs, le malaise manifeste des parents face à des enfants qui ne sont pas encore capables de réguler leurs besoins naturels dans le temps et dans l’espace de la même façon que les adultes joue souvent un rôle non négligeable dans la relation entre parents et enfants.